Comment, par quelle voie, pénétrer le monde de la sagesse ? Un tel monde existe-t-il ? En fait il n’y a pas de sagesse en soi, il n’y a que des sages qui souvent diffèrent les uns des autres, même s’il leur arrive d’avoir des points de convergence. La voie classique, la voie qui la première s'impose, est la voie de la philosophie : les philosophes sont par définition et aussi par vocation des amants de la sagesse ne sont-ils pas les spécialistes du monde de la sagesse ? C'est cette voie que l’auteur explore, pour retrouver les thèmes essentiels autour desquels se déploie la sagesse idéale de notre culture :
- les cyniques et les cyrénaïques : Socrate et Diogène;
- les stoïciens et les épicuriens : Épicure et Marc-Aurèle.
Ensuite il se penche sur les sages du rêve, les sages de l'imagination, les sages de la littérature, les sages qu'on rencontre dans les livres, dans les histoires qu'on nous raconte et qui nous font rêver :
- Jacques le Fataliste, le gai luron en démêlé avec son idée fixe ;
- Alexis Zorba, la grande gueule au grand cœur ;
- Ivan Denissovitch, l’homme quelconque.
Enfin, les sages de la vie, des sages qu'il lui est arrivé de rencontrer, des êtres humains qui par leur manière d'être et d'agir, l'aura qui émanait d'eux, l'ignorance qu'ils avaient de leur propre valeur, ont fait qu’il les a reconnus pour ce qu'ils sont, des sages vivants. C'est à travers eux que la nostalgie de la sagesse se transforme parfois en espérance.
Un joli texte clair sur la construction de cette impossible sagesse et sur sa recherche malgré tout.
Nostalgie
La plupart du temps, je vis ma vie sans trop y penser, et je m’efforce de me la rendre la plus agréable possible. Il m’arrive cependant de temps à autre de prendre distance de moi-même, de m’éloigner pour ainsi dire de moi pour me regarder être, et je me pose alors la question du sens de ma vie, aussi bien de sa direction que de sa signification. Où en suis-je avec ma vie, est-ce moi qui la dirige ou suis-je dirigé par elle, qu’est-ce que j’en fais, qu’est-ce que j’en ai fait, qu’est-ce que je veux en faire, qu’est-ce que je peux en faire? Ne suis-je qu’un porte-semence dont l’unique fin est de rendre possible la continuation de la race humaine, ou bien ai-je en moi une autre finalité; et si oui, laquelle? S’agit-il pour chacun de nous de vivre sa vie au fil des jours, mené par son caractère, ses habitudes et les circonstances, en s’efforçant de naviguer au mieux, de rechercher le plaisir, de fuir la douleur; ou bien convient-il de s’appliquer à faire de sa vie son œuvre, faut-il s’imposer une règle, s’inventer ou accepter des droits et des devoirs, afin de remplir sa vie de sens, afin d’éviter l’arbitraire de la chance et de la contingence? Et surtout, comment mener sa vie dans un monde naturel fermé sur lui-même, un monde sans Dieu-Providence et sans normes transcendantes? Perseverare in esse, vouloir continuer à être, à vivre, aussi longtemps que possible, et cela dans les meilleures conditions, est-ce là l’unique but de la vie, de ma vie? C’est alors que s’éveille en moi la nostalgie de la sagesse, le sentiment de son manque, le désir d’une manière de vivre que je puisse admirer, que je veuille imiter.
Dans un monde dans lequel la norme n’est que la loi des hommes et une certaine régularité des phénomènes de la nature, dans un monde sans autre finalité que sa propre continuation, sans autre espoir que de persévérer dans l’être, il faut avoir beaucoup de présomption et une grande capacité d’auto-illusion pour croire qu’on peut se couler “sagement” dans le courant des choses. On parle beaucoup de dignité, de mener une vie honorable, une vie dont on n’ait pas honte. Mais il ne s’agit peut-être que d’œillères derrière lesquelles nous nous cachons pour ne pas voir en face ce qui est vraiment, c’est-à-dire des corps humains qui naissent, se transforment, font des enfants et meurent. Pourquoi vouloir être sage, pourquoi, en vue de quoi vouloir vivre autrement? Vouloir être sage, mais quel genre de sage et quel modèle de sagesse: la sagesse comme savoir vrai, comme art de vivre, comme souci de soi, comme manière d’agir, comme manière d’être, comme don des dieux?
Certains sont tentés par le plaisir, d’autres par l’héroïsme, d’autres encore par la sainteté; et d’autres sont tentés par la sagesse. Le problème de la sagesse, de ma sagesse, de mon impossible sagesse, me préoccupe depuis longtemps, j’ai même l’impression que c’est depuis toujours. C’est dans la sagesse que j’envisage mon éventuelle perfection; je rêve de sagesse, je rêve d’être sage, mais je ne sais pas au juste ce qu’est la sagesse. Je désire la sagesse, j’ai la nostalgie de la sagesse, tout en ne connaissant pas d’une manière précise l’objet de mon désir. On en parle comme de quelque chose dont on ne distingue que de vagues contours, et dont on se demande s’il ne s’agit pas d’une illusion, d’une chimère, d’un rêve. Pour être sage, s’agit-il de savoir, de faire, d’être, de vivre? Quelle est cette sagesse dont on parle tant et dont on sait si peu? Quel est ce sage dont je rêve, quel est ce sage que je rêve d’être?
“Reviens en toi-même et regarde: si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce que se dégagent de belles lignes dans le marbre; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste.” (Plotin, Énnéades, I, 6, 9)
Bien sûr, il ne s’agit que d’une image, mais celle-ci est belle, riche et puissante: chacun de nous est invité à agir sur soi de la manière dont le sculpteur agit sur le bloc de marbre, en se dégageant par son propre effort de sa gangue pour aboutir à sa perfection. Pour Plotin, la situation est claire: il a un modèle sous les yeux, qu’il s’agisse de Socrate, de Platon ou de tout autre sage qu’il admire et qu’il cherche à imiter. Il sait ce qu’il veut être, et il donne l’impression de savoir agir en conséquence – à la manière du sculpteur qui a un modèle en tête et qui cherche à le réaliser, en ayant les moyens de réussir dans son entreprise. Plotin nous présente ici une pédagogie, une méthode d’éducation, une voie vers la sagesse: on sait où on veut arriver, on connaît d’avance le but à atteindre, et on s’engage dans la voie qui doit y mener.
Or, voilà justement le nœud du problème: savons-nous ce que nous voulons être, nous connaissons-nous pour ce que nous sommes pour savoir ce que nous voulons être, savons-nous ce que nous devons faire pour devenir ce que nous voulons être? Comment savoir vers quoi il convient d’aspirer? Que suis-je, pour pouvoir devenir autre que ce que je suis? Ai-je en moi une image de moi vers laquelle tendre, ou bien cette image se crée-t-elle au fur et à mesure de mon mouvement vers elle?
“Ô mon âme, seras-tu jamais bonne, simple, une, nue, plus visible que le corps qui l’entoure? Feras-tu jamais l’expérience de tes dispositions à aimer et à chérir? Seras-tu jamais satisfaite, sans besoin, sans regret, sans désir d’aucun être, vivant ou non, qui serve à la jouissance de tes plaisirs? Cesseras-tu de désirer du temps, pour avoir une jouissance plus longue, de l’espace, une contrée ou un climat favorable, un heureux accord entre les hommes? Te contenteras-tu jamais de la situation présente, te plairas-tu à ce qui existe présentement? Te persuaderas-tu que pour toi tout est présent, que tout est bien, que tout vient des dieux, que sera bien tout ce qui leur agrée, tout ce qu’ils doivent donner pour le salut du vivant parfait, bon, juste, beau, engendrant, contenant et comprenant toutes choses, prenant les êtres qui se détruisent pour en engendrer de nouveaux qui leur soient semblables? Seras-tu jamais capable de vivre en société avec les dieux, avec les hommes, sans te plaindre d’eux ni être accusée par eux?” (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, X, 1)
Le sage, tel que nous le percevons dans notre tradition, est essentiellement un être idéal, un sens sans référence, qui est mais qui n’existe pas, à la manière des êtres de fiction que nous nous inventons, des êtres qui subsistent dans notre imagination, dans notre passé commun, dans nos mythes, dans nos projections. Il n’en reste pas moins que la posture de la sagesse est inscrite en moi, je pense même qu’elle est inscrite en chacun de nous, plus ou moins vaguement, comme une figure à peine imprimée dans la cire de notre esprit, figure que je n’arrive pas à réaliser en moi-même, tout en la retrouvant en moi. C’est de cette figure que j’ai la nostalgie, c’est de cette figure que j’éprouve le désir: la sagesse comme écoute de soi et du monde, comme retrouvaille avec un soi profond, comme insertion parfaite de soi dans l’ensemble de ce qui est, comme manière juste d’être et de vivre.
Comment, par quelle voie, pénétrer le monde de la sagesse? Un tel monde existe-t-il? En fait, il n’y a pas de sagesse en soi, il n’y a que des sages qui souvent diffèrent les uns des autres, même s’il leur arrive d’avoir des points de ressemblance, des axes de convergence: c’est ainsi qu’on rencontre des sages divers de la philosophie, des sages divers de la religion, des sages divers de la littérature, et aussi des sages divers de la vie. La voie classique, la voie qui la première s’impose, est la voie de la philosophie: les philosophes ne sont-ils pas par définition et aussi par vocation des amants de la sagesse, ne sont-ils pas les spécialistes du monde de la sagesse? C’est cette voie que je vais d’abord explorer, ne serait-ce que pour retrouver les thèmes essentiels autour desquels se déploie la sagesse idéale de notre culture. Ensuite, puisque c’est de sagesse dont je rêve, c’est sur les sages de rêve que je me pencherai, les sages de l’imagination, les sages de la littérature, les sages qu’on rencontre dans les livres, dans les histoires qu’on nous raconte et qui nous font rêver. Enfin, je veux m’enquérir des sages de la vie, des sages qu’il m’est arrivé de rencontrer, des êtres humains qui par leur manière d’être et d’agir, l’aura qui émanait d’eux, l’innocence de leur conduite, la douceur de leur présence, l’ignorance