Publication : 13/04/2006
Pages : 112
Poche
ISBN : 2-86424-579-5

Nouvelle solitude

Jacques SCHLANGER

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9 €

"De nos jours, on voit généralement dans la solitude quelque chose de négatif. Être seul fait peur On a oublié le plaisir de se retrouver seul avec soi, de rêver, de rêvasser de se laisser aller au fil de a pensée et de l'imagination. j'ai parié par ailleurs ce philosophie ce chambre ", d'une manière privée, personnelle, intime, ce philosopher A la manière du musicien de chambre qui joue sa musique dans un espace restreint et qui adapte cette musique à cet espace, le philosophe de chambre observe son monde ce l'intérieur de sa solitude. Seul avec soi-même, il se regarde être, il cherche à se comprendre, à se connaître, à se reconnaître.

C'est dire que la solitude convient à la philosophie de chambre, à l'expression intime de la pensée; et à l'inverse, que la philosophie de chambre exprime le plus justement la solitude de celui qui la pense. C'est dire aussi que le retour sur soi, seul avec soi, est peut-être le moyen le plus juste, le plus efficace, pour prendre contact vrai avec autrui."

  • « Il y a longtemps qu'une voix aussi belle n'avait pas été entendue. Voici vingt ans que Schlanger écrit des livres de philosophie personnelle, où la réflexion ne vise pas à convaincre ou à subjuguer, mais se donne comme un présent amical et discret [...] Il n'y a rien d'austère chez cet homme qui jouit de la vie, parle à merveille de la course à pied, a fait la guerre et l'a subie. Une grâce parcourt ces pages inoubliables, simples et fraternelles. »
    François Sureau
    LE FIGARO

Écrire

Écrire, plaisir d'écrire, de tenir un stylo à la main, de le faire passer sur le papier, d'avancer, de noircir la feuille - plaisir physique de l'écriture. Aujourd'hui, avec le clavier de l'ordinateur, j'ai l'air désuet à vanter le plaisir de tenir un stylo à bille à la main et de faire provenir la trace de l'écriture directement du prolongement de mes doigts. J'ai une écriture illisible, surtout quand j'écris vite, quand j'essaie de capter, de retenir, de noter la pensée qui flotte, les mots qui se bousculent pour sortir, le plein d'idées que je veux débroussailler pour en faire un texte, pour insérer ligne par ligne des éclairs diffus d'écriture. Il n'en reste pas moins que j'aime l'acte même d'écrire, d'immobiliser par écrit les textes que je découvre en moi, les paroles que j'invente, les idées que je cherche à retenir. Il y a dans l'écriture un plaisir physique de l'invention, de la rétention de la pensée, étonnement du passage du blanc au noir, du vide au plein, d'un vide qu'ébranlent des signes de plein.

Mon premier jet d'écriture, je le fixe sur des feuilles volantes. J'ai la manie de récupérer des feuilles dont le recto a été employé, des feuilles dites demi-vierges: je les plie en deux, et je me sers de ces demi-feuilles pour y jeter des mots, des idées, des tournures, des phrases qui me viennent à l'esprit. Ces feuilles pliées en deux me servent de filets pour retenir, pour transcrire les poissons qui sautent de ma mare d'idées et que je réussis à saisir. Il s'agit ensuite d'organiser en un texte continu ces notes discontinues qui ont en général un lien entre elles, puisqu'elles reflètent le plus souvent une même préoccupation du moment.

Je recopie beaucoup et facilement, je récris ce que j'ai déjà écrit, ne serait-ce que pour le voir plus clairement. Quand je sens le besoin de changer une phrase, je récris toute la page, et ce faisant je retravaille tout le texte en y intégrant la variante ou l'ajout. J'écris par paragraphes, en m'efforçant de faire tenir un paragraphe par page, ce qui fait que je n'ai jamais à recopier plus d'une page quand je veux insérer une variante. Je tape moi-même mes textes, et en les tapant je les remanie, je les transforme. Cela fait déjà longtemps qu'il y a un ordinateur à la maison, qui a remplacé la vieille machine à écrire et qui fait mieux qu'elle, mais cela commence toujours par une feuille pliée en deux et un stylo à bille.

Quand je ne me sens pas en veine d'écriture, je ne me force pas, je me laisse aller. Je sais que des choses se passent en moi, que la source n'est pas (encore!) tarie, que des idées se déplacent et se transforment, et qu'il me faut être patient avec moi-même, que je dois être à l'écoute, sans trop presser, sans forcer: me traiter en douceur, avec patience et dans l'expectative.

Écrire un livre, avoir envie d'écrire un livre, de fabriquer un ouvrage, de faire une œuvre. S'installer à sa table pour écrire, pour se parler à soi-même, pour mettre sa pensée au net, pour rendre ses comptes à soi-même, et aussi pour le plaisir de communiquer, pour se faire connaître, pour être reconnu. Écrire quand on a quelque chose à dire, écrire quand on n'a rien à dire, écrire juste pour le plaisir d'écrire, écrire parce que l'écriture est signe qu'on vit encore, que tout n'est pas terminé, qu'on n'est pas encore en simple attente de la mort, en état de pré-mort. Écrire pour le plaisir, pour la reconnaissance, pour la gloire, pour communiquer, pour faire savoir, et pour d'autres raisons encore - tout cela du domaine du rêve, du désir, de l'espoir. Puis il y a toujours ce doute, cette question qui irrite: pour qui tous ces livres, qui va les lire, qui veut les lire, et pour qui ce livre-ci ?

Écrire un livre: non pas l'obligation de l'écriture, le publish or perish des universitaires qui engage des vies entières dans le malheur de la production académique, dans de petites livraisons effectuées au fur et à mesure des étapes de la promotion - manière-simulacre d'exister devant les collègues, les étudiants et soi-même. Mais écrire un livre parce que c'est une joie d'écrire, une joie de faire des choses avec des mots et avec des idées. Non pas la corvée, même bien faite, mais le plaisir, le défi de faire, même si la production n'est pas toujours à la hauteur de l'intention.

Écrire un livre, avoir une idée, même vague, de ce qu'on veut dire; rêver le livre qui n'est pas encore, son cadre, sa structure, ses limites et remplir un schéma de livre avec les mots qui lui conviennent. Et d'abord scruter le paysage pour voir où se poser le temps de ce livre: en fonction d'intérêts, de contraintes et de hasards. Des prises et des reprises, des tâtonnements, des pistes tracées et abandonnées. Avoir le sentiment qu'on est sur la bonne route et s'y lancer, creuser, ruminer, avancer, écrire un livre, écrire ce livre maintenant.

S'installer à sa table pour écrire. Pensée et écriture: elles se convoquent et se provoquent, se reprennent et se corrigent, se transforment, se dirigent. L'une - laquelle des deux? - est la mise en marche, le démarrage de l'autre. Pour certains, la pensée semble sortir tout habillée de leur tête, ils donnent l'impression d'écrire sous la dictée de leur pensée, de remplir les cases qu'elle prévoit; l'écriture de la pensée n'est pour eux que la mise en mots d'une réflexion déjà toute élaborée, qui ne demande qu'à être exprimée. Pour d'autres, la pensée, guidée par une intuition très vague, prend forme au fur et à mesure de l'écriture. Quelque chose les fait démarrer, et c'est à ce quelque chose qu'ils s'accrochent. Là, l'écriture n'est pas la mise en mots d'une réflexion déjà élaborée, elle est le stade même de l'invention de la pensée. Je suis à la piste les méandres de ma pensée et j'écris, je cherche à la transcrire, à la fixer. Je suis en train d'écrire, et de nouvelles volutes se précisent, que je veux saisir et retenir. Il y a un moment où cela sonne juste, où j'ai l'impression que tout va, que l'écrit est adéquat à ce que j'ai voulu dire, que mon talent d'écriture est à la hauteur de l'intention de ma pensée - jusqu'au lendemain, où souvent la bulle éclate, et tout est à refaire.

Vient le moment où le livre semble être terminé, où il me semble que j'ai dit tout ce que j'avais à y dire, que le livre est fait, qu'il est fermé sur lui-même et que tout ce que j'y ajouterai serait superflu. Arrive alors le temps de la première épreuve; je donne le texte à lire à ma première lectrice, la lectrice attentive et rigoureuse que je désire et que je redoute, la lectrice que je respecte le plus. Je ne lui donne jamais à lire des petits morceaux au fur et à mesure de leur fabrication, mais toujours le travail tout entier, le livre tout fait, et j'attends en silence et avec impatience son verdict.

Souvent, elle me conseille de reprendre l'ouvrage en son entier, de chercher à mieux exprimer ce que je veux dire, d'éviter les routines dans lesquelles j'ai tendance à m'enfoncer, d'être plus clair, plus net, moins abstrait, moins diffus. D'une manière générale, je ne regimbe pas, je ne discute pas, je ne souffre pas d'amour-propre d'auteur, et surtout j'ai confiance en son jugement, je sais qu'elle me veut du bien. Je n'ai pas de réticence à reprendre mon texte, à le relire et surtout à élaguer. Des paragraphes entiers volent alors à la corbeille, le supprimer de l'ordinateur travaille à plein, le texte prend ainsi sa forme finale.

Une fois le livre relu et corrigé commence une deuxième épreuve, d'un tout autre ordre, trouver un éditeur qui veuille bien se charger de le publier. Je sais bien qu'il y a beaucoup, qu'il y a même énormément de livres sur le marché, et que le livre que je propose ne va pas changer l'ordre du monde. Néanmoins, je sens une certaine urgence à le voir voler de ses propres ailes. Ce sont là des moments difficiles pour un auteur qui n'est pas une vedette. On envoie le manuscrit, on attend, on essuie les refus, certains plus rudes, plus impolis que d'autres; et sans trop se décourager, on recommence, jusqu'à ce qu'enfin le bon éditeur se présente. Il est rare de rencontrer un éditeur selon son cœur: je dois dire qu'il m'est arrivé de le trouver.

Le livre enfin publié, arrive le moment de la troisième épreuve, l'épreuve de la reconnaissance et de la durée, la réception du livre dans lequel on a tant investi. Je n'écris pas pour le tiroir, j'écris pour communiquer, pour partager avec autrui ce que je pense, ce que je sens, ce que j'invente, ce que j'espère. Je veux être lu, je veux être connu, je veux être reconnu, et je crois qu'en cela je fais partie de la très grande majorité des fabricants de livres. Il y a donc un moment, au sortir du livre, où on attend les comptes rendus, qu'on espère bons, élogieux, intéressants, et qui donnent envie de lire le livre. On souhaite un mot, une entrevue, même une simple mention, juste pour savoir que le livre se porte bien, qu'il n'est pas abandonné à lui-même dans les fins fonds d'une librairie, en attendant d'être renvoyé avec dédain du libraire à l'éditeur, et de l'éditeur au pilon. Pour un auteur qui ne produit pas des best-sellers, ce ne sont pas les droits d'auteur qui importent, c'est surtout le chiffre de ventes, le nombre de livres qui se promènent à travers le monde. Il y a toujours un moment de joie, quand l'éditeur annonce qu'on a dépassé les espérances de vente, et un moment de tristesse, quand il fait savoir à l'auteur que son livre se vend mal, ou pire qu'il ne se vend pas du tout.

L'auteur, moi-même en l'occurrence, passe ainsi par une série d'épreuves dans lesquelles il s'engage volontairement, puisqu'il lui suffirait de ne pas écrire pour ne pas avoir à subir ces angoisses. Je ne parle pas ici des universitaires qui produisent par obligation, ni des gens qui écrivent pour gagner de l'argent, mais des gens qui écrivent pour le plaisir de mettre au net ce qu'ils ont dans la tête et qui veulent le faire savoir en le publiant. Nous avons à la maison un joli dessin de Sempé, dans lequel un libraire revêtu de sa blouse, au milieu de sa librairie surchargée de livres, s'adresse à un petit homme qui lui fait face et qui s'avère être un auteur: "Je vous envie beaucoup. J'aurais tellement voulu faire comme vous, un livre. Avoir l'impression de sortir de la masse. Ce n'est pas de la masse qu'on sort en écrivant un livre, on sort de soi-même. Et surtout, en tout cas pour moi, écrire c'est vivre, c'est ne pas encore être mort dans la pensée, dans l'invention, dans la création, c'est avoir encore un avenir devant soi, un objet inconnu qui prend forme et vie.

Le plus étonnant est qu'une fois le livre écrit, publié, en route vers son destin, je l'oublie très vite; et quand un lecteur bienveillant me rappelle tel ou tel morceau, telle page qui lui a plu, qui l'a marqué, souvent je ne sais même plus de quoi il parle. Il me faut alors me replonger dans mon livre, retrouver le passage, et même parfois le trouver beau, comme si je le voyais pour la première fois. Cette capacité d'oublier sa propre œuvre, de ne pas se souvenir de ce en quoi on a tellement investi, me paraît à la fois surprenante et tout à fait saine. Je n'ai aucune envie d'être le représentant de mon propre fonds de commerce, de me répéter, de me retrouver, de me réciter. Il faut oublier, il faut savoir oublier, pour pouvoir continuer, pour pouvoir avancer, même si inévitablement c'est toujours avec soi qu'on se retrouve, même si, par delà les diverses variantes, c'est toujours soi qu'on répète.

Jacques Schlanger (israëlien) est né à Francfort/Main, en Allemagne, en 1930. Il enseigne actuellement la philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem.

Bibliographie