Publication : 01/01/1998
Pages : 161
Poche
ISBN : 2-86424-286-9

Je suis un écrivain frustré

José Angel MAÑAS

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8.54 €
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Jean-François Carcelen
Prix
  • Prix Paul Guérin - 2009

Un professeur d'université, critique littéraire célèbre, écrivain sans succès, fait du lecteur le confident épouvanté, prisonnier de la logique criminelle.

Mañas maintient un subtil équilibre entre l'horreur le pathétique, le grotesque et l'humour. Il écrit un psychothriller ironique et féroce sur le monde de la lifférature et de l'édition.

Un roman d'une efficacité redoutable qui trouve sa force dans un rythme trépidant.

Je suis un écrivain frustré vient d’être adapté au cinéma par le réalisateur Patrick Bouchitey, sous le titre de "Imposture". Le film a été sélectionné par la Semaine de la Critique au Festival de Cannes et sera en salle à partir du 25 mai 2005. Les principaux acteurs sont : Patrick Bouchitey, Laetitia Chardonnet, Patrick Catalifo, Isabelle Renault, Ariane Ascaride.

  • « Hystéro, provocateur, un peu thriller, pas moyen d'échapper à son scénar façon Almodovar. [...] Un conte ironique sur le monde de la littérature médiatique, où le désir d'être écrivain a supplanté celui d'écrire. »
    Eric Loret
    LIBERATION


Je suis un écrivain frustré.

C'est en grande partie de là que vient mon rapport difficile au monde extérieur. Si j'avais pu assouvir ma passion de l'écriture, aujourd'hui, je n'en serais pas où j'en suis.

Comble de malchance, je suis professeur de littérature à la Universidad Autónoma et qui plus est, excellent critique. Rien de plus frustrant que de se retrouver quotidiennement face à de brillants exemples d'individus qui sont tout ce que l'on voudrait être et qui ont réussi tout ce que l'on ne pourra jamais réussir. Quelle tristesse de constater que les milliers de fois où j'ai essayé de commencer un roman, je n'ai pas pu aller au-delà de la deuxième page sans être fermement convaincu que ce que j'écrivais ne valait pas un clou. Et je sais ce que je dis: je suis un bon critique. Être écrivain, ce n'est pas seulement noircir des pages et aligner des mots, n'importe qui peut faire ça, c'est avoir un "quelque chose" en plus - appelons ça " magie ",", inspiration, ou comme l'on voudra - que je n'ai pas et que je n'aurai jamais. J'arrive tant bien que mal à m'en sortir avec mes articles et mes travaux universitaires,

mais je suis tout simplement incapable d'écrire une bonne nouvelle. Et ce n'est pas faute d'imagination - au contraire, j'ai des idées à revendre -, mais dès que je suis devant l'ordinateur, rien ne va plus: les mots ne sortent pas, et quand ils sortent, cela donne d'horribles débuts que je jette systématiquement à la poubelle sans jamais réussir à trouver une juste expression à ma pensée. J'ai aussi essayé d'écrire dans un état éthylique avancé, succombant au mythe de l'ivresse, mais le résultat est invariablement le même. Face à cette impuissance créatrice, j'éprouve un sentiment de profond mécontentement envers moi-même qui ne fait que croître à mesure que j'essaie d'écrire, et il arrive un moment où, n'en pouvant plus, je suis pris d'une colère irrationnelle et je me mets à cogner sur l'ordinateur.

Tout cela fait que, lorsque j'ai connu Marian, il y avait déjà très longtemps que j'avais cessé d'écrire, me réfugiant de plus en plus dans l'alcool, situation qui était de notoriété publique au département, où mon caractère versatile et mon instabilité émotionnelle m'avaient attiré l'inimitié de nombre de mes collègues. Cependant, mon aura d'écrivain maudit continuait à attirer suffisamment d'étudiants pour que les effectifs restent stables d'année en année.

Chaque fois que je pense à Marian, j'ai la chair de poule. Deux images d'elle sont gravées dans ma mémoire. L'une en couleur: elle est assise au premier rang de la classe et me regarde fixement, sans cesser de sourire; l'autre en noir et blanc: dans la cave de ma maison de campagne, crachant le sang, pâle comme un fantôme au centre de cette pièce humide et nauséabonde. Entre ces deux images, une série d'événements me reviennent en mémoire. Je vais maintenant essayer de les mettre en ordre afin de leur donner un sens.

Ana et moi étions fiancés depuis des années. C'était une fille tout ce qu'il y a de plus normal, très bien faite, mais avec un défaut majeur: elle m'aimait trop. Nous vivions ensemble depuis un an et elle était devenue le déversoir émotionnel de toutes mes frustrations. Chaque fois qu'on s'engueulait - et c'était chose fréquente - j'en profitais pour lui reprocher de ne pas me laisser la tranquillité d'esprit nécessaire à l'accomplissement de mon activité créatrice. Lors d'une de ces scènes, Ana, au bord des larmes, s'écria:

- Mais tu as tous les après-midi pour écrire. Ces derniers temps, je mange chez mes parents, pour ne pas t'embêter. Qu'est-ce que je peux faire de plus? Quand je reste à la maison je te retrouve de mauvaise humeur, je te dis bonjour et tu ne daignes même pas lever les yeux de ton bouquin. C'est toujours moi qui fais la cuisine, pour que tu ne perdes pas de temps; tu manges à toute vitesse et à contrecœur, et puis tu pars en courant parce que tu dois préparer ton cours du lendemain. Je me couche toujours seule et une fois sur deux tu me réveilles en criant parce que tu n'arrives pas à écrire. Je n'en peux plus, ça ne peut pas continuer comme ça. J'ai l'impression que je suis une gêne permanente pour toi. J'essaie de te laisser seul chaque fois que je peux, mais je ne peux quand même pas disparaître. En plus, aujourd'hui je ne me sens pas bien. J'aimerais que tu fasses un peu attention à moi de temps en temps, juste un peu, un tout petit peu de tendresse, juste pour avoir l'impression d'être autre chose que ta cuisinière particulière. Parce que j'existe, tu comprends ça ? J'existe!

-C'est bien le problème.

Ana me lança un regard chargé de haine. Elle entra dans la chambre en séchant ses larmes, prit une valise sur l'étagère du haut du placard et commença à la remplir de pulls, de T-shirts, de lingerie et de tout son bazar.

-Je m'en vais, dit-elle. Cette fois, c'est trop.

-Fous le camp et crève. Je n'ai vraiment pas besoin de toi. Comme ça, j'aurai au moins du temps pour écrire.

Ana me regarda. Sa voix tremblait.

- J, j'ai vécu toute une année avec toi et je ne t ai encore jamais vu écrire deux lignes d'affilée.

-Parce que c'est toi qui m'en empêches! Ta présence me fait perdre mes moyens. Tu passes toute la sainte journée à vouloir faire des trucs. Aller au ciné, aller au restaurant, aller voir tes crétins de copains, ta sorcière de mère, te promener au Retiro, faire des ballades le week-end... Dis-moi, tu crois vraiment qu'on peut travailler dans ces conditions ?

-Tu dépasses les bornes, J.

-Mais, tu ne sais faire que ça, penser à "faire des trucs". Tu ne peux pas rester une minute tranquille sans te ronger les ongles. Tu mettrais les nerfs d'une momie en pelote. Comment veux-tu que je me concentre avec quelqu'un comme toi qui n'arrête pas de brasser de l'air dans l'appartement? C'est impossible de vivre avec toi.

-Et qu'est-ce que tu crois, que c'est facile de vivre avec toi? J'en ai marre de tes problèmes et de tes cuites. Tu passes tes journées à te regarder le nombril. Tu n'es pas foutu de m'aimer.

-Mais tu crois que quelqu'un peut t'aimer? Non mais, tu t'es regardée dans une glace ces jours-ci?

-Tu dépasses les bornes, J. Tu dépasses les bornes.

-Bah! m'exclamai-je. Je sortis en claquant la porte et commençai à descendre les escaliers.

Ana ouvrit la porte derrière moi en criant:

-Poivrot de merde! Petit prof minable! Et toi, tu crois qu'on peut t'aimer, hein ? Tu crois que quelqu'un peut supporter tes névroses ?

Je remontai, furax, le bras levé, prêt à lui casser la gueule, mais Ana s'empressait déjà de tirer les verrous.

-Ouvre! criai-je.

-Va te faire foutre! répondit-elle.

J e me défoulai à grands coups de poings contre la porte en bois. Après quoi, prenant le flacon dont je ne me séparais jamais, j'avalai une gorgée et lui adressai un ultimatum:

-Si à mon retour de l'Université tu es encore là, je t'éclate la tête!

Ana ne répondit rien. La voisine, une vieille octogénaire qui habitait la mansarde d'à côté, entrouvrit sa porte sans ôter la chaîne en disant: "Chuuuut! faites un peu moins de bruit, on n'entend plus la radio."

Je descendis pour aller boire un coup au bar d'en face. Une fois calmé, je jetai un coup d'œil à ma montre: il était midi vingt cinq et j'avais cours à une heure. Je mis ma main dans la poche et m'aperçus que j'avais oublié les clefs de la voiture à la maison. Je fis claquer ma langue, quittai le bar et descendis la Calle Fuencarral à toute allure, jusqu'au métro Tribunal. Je pris la ligne 1, celle qui va jusqu'à Plaza de Castilla, et m'installai, de mauvaise humeur, sur l'un des sièges. Un individu dégoulinant de sueur vint se coller contre moi, répandant dans tout le wagon une odeur désagréable. Heureusement, l'insociable énergumène descendit deux stations plus loin, à Iglesia.

Je détestais prendre le métro: le contact physique avec la masse m'avait toujours angoissé. En général, quand ma voiture tombait en panne, j'appelais le secrétariat du département en disant que j'étais malade et je restais chez moi. Mais étant donné que j'avais déjà manqué deux fois la semaine précédente, je craignais une protestation de la part des étudiants. Ces petits salauds ne rataient pas une occasion de me démolir dans leurs appréciations de fin d'année et ils avaient réussi à faire que mon salaire soit gelé pour l'année; alors comme les cours venaient juste de commencer, j'avais intérêt à faire un effort pour que cela ne se renouvelle pas.

C'est donc par hasard que Marian est tombée sur moi ce jour-là dans le métro. Elle était assise juste en face de moi et me regardait. Elle avait de grands yeux noirs, ses cheveux courts retombaient en une frange désordonnée sur son front; un foulard de soie rose lui ceignait le cou. Bref, rien ne la distinguait de n'importe quelle étudiante médiocre de la faculté.

J e compris tout de suite que c'était une de mes élèves et j'évitai que nos regards se croisent: j'étais mal à l'aise lorsque je rencontrais des étudiants à l'extérieur de l'Université, et quand cela arrivait je faisais en sorte de les ignorer, espérant qu'ils fassent de même. Mais dans le cas présent, l'élève contrariante semblait décidée à établir un contact visuel. Cela m'énerva et, dès l'arrivée à Plaza de Castilla, je m'arrangeai pour sortir le premier, me précipitant vers l'autobus qui allait à la Autónoma, à moitié plein à cette heure-là, ce qui n'était pas fait pour me déplaire.

La mateuse du métro monta peu après et, sans se soucier de mon malaise évident, vint s'asseoir sur le siège libre à côté de moi et me salua d'une petite voix nasillarde assez désagréable. J'esquissai un sourire et me tournai à nouveau vers la fenêtre, laissant entendre que je n'avais aucune envie de parler. Mais c'est elle qui força la conversation:

-J'aime beaucoup votre façon de faire cours, dit-elle. Je crois que vous avez une grande intuition pour déceler les talents artistiques.

Elle m'aurait dit tout autre chose, je l'aurais sans doute ignorée, mais là, je ne pouvais empêcher un tel compliment de m'aller droit au cœur. Je souris.

-Tu crois?

Elle acquiesça sans cesser de me regarder.

-J'ai lu votre thèse. Impressionnante. Je crois que vous êtes un grand critique.

-S'il te plaît, ne me vouvoie pas, je me sens vieux. Comment tu t'appelles?

Elle me répondit et ajouta:

-Je m'assois au premier rang dans vos..., dans tes cours de littérature espagnole du xxe.

-Dis-moi Marian, tu as aimé le style?

-À vrai dire je n'y ai pas vraiment prêté attention.

-Ah, fis-je laconiquement, perdant soudain tout intérêt pour mon interlocutrice.

-Mais j'ai beaucoup apprécié vos idées. J'ai été impressionnée par la rigueur de votre analyse.

-Ah oui? Je jetai un coup d'œil distrait à ma montre. Nous étions sortis de Madrid depuis assez longtemps, mais il restait malheureusement plus de la moitié du trajet. Par la fenêtre, les poteaux téléphoniques entrecoupaient le vert jaunâtre de l'aride paysage suburbain. C'était incroyable de constater qu'aux portes de Madrid, commençait le désert. Arriver au campus de la Universidad Autónoma après avoir traversé toute cette aridité, c'était comme atteindre une oasis.

-Je voudrais vous demander un service.

-Un service?

Elle rougit légèrement.

-J'ai écrit un roman. J'aimerais vous le faire lire.

"Bien fait pour moi ", me dis-je intérieurement. Encore une merdeuse qui voulait me refiler son roman...! Et moi qui croyais qu'on allait parler de ma thèse!

-S'il vous plaît. C'est très important pour moi, dit-elle en insistant. Sa petite voix nasillarde commençait à m'agacer sérieusement. Je sais que vous avez...

-J, appelle-moi J. Et arrête de me vouvoyer, bon sang.

-Oui, excuse-moi..., J.

-Tu me le feras passer en cours, allez. Mais je te préviens, je ne sais pas si j'aurais le temps.

Marian sourit, pleine de reconnaissance, et se tut enfin.

-Je crois qu'on va être un peu en retard, dit-elle lorsque l'autobus s'arrêta et que les gens commencèrent à se lever.

-Va vite en cours et dis aux autres que j'arrive tout de suite, répondis-je tandis que nous descendions de l'autobus.

Je la laissai prendre de l'avance pendant que nous traversions le campus. Il y avait déjà de petits groupes de glandeurs assis sur la pelouse à regarder passer le temps. Après être entrée dans la faculté de Lettres, Marian prit le couloir qui conduisait à la salle de cours; quant à moi, je grimpai jusqu'au bar. Je commandai un rouge et jetai un coup d'œil à ma montre: et quart. Je traînai plus que prévu et à mon arrivée en cours, il était déjà moins vingt cinq et la moitié des étudiants étaient partis. Au premier rang, Marian me regarda si fixement qu'elle réussit à me faire rougir. Pendant la demi-heure restante, j'improvisai une brillante introduction à l'œuvre poétique d'un des nombreux crétins consacrés dont les noms salissent les manuels.

-Bon, il est l'heure. Des questions ? m'exclamai-je à la fin du cours.

Les étudiants levèrent les yeux de leurs misérables notes et me regardèrent d'un air vide. Comme d'habitude, personne ne dit quoi que ce soit.

-Eh bien, nous reprendrons jeudi.

En sortant de cours, je tombai sur Marta Cavaler, au bar. Marta était une de mes bonnes amies, elle enseignait aussi à la faculté. Nous partagions une existence marquée par la frustration. Elle était petite et légèrement bossue, elle avait un visage ingrat et un ventre énorme. C'était une nymphomane invétérée et une enseignante incompétente. Il nous arrivait souvent de nous soûler ensemble.

-Salut J, dit-elle en me voyant. Tu es bien beau aujourd'hui.

Elle portait une jupe courte qui accentuait son physique de tortue et un chemisier mal repassé, mal mis dans la jupe, aux manches inégalement retroussées. Elle demanda un rouge limé au comptoir.

-Je ne sais pas comment les étudiants font pour me supporter. Je raconte toujours les mêmes conneries, commenta-t-elle. Heureusement qu'il y a un mec très mignon au troisième rang. Sinon, je m'emmerderais.

Je souris. Marta n'arrêtait pas de terroriser professeurs et élèves avec ses propositions malhonnêtes.

-Bon. Je file voir le doyen; je vais essayer de lui soutirer deux ou trois sous pour un voyage. Au fait, tu as quelque chose à faire samedi?

-Pourquoi?

-Il y a un rejoneador qui me fait craquer. Il est à Zaragoza pour les fêtes. Tu pourrais venir avec moi histoire de le rendre jaloux: tu me laisses te tripoter sur les gradins et je t'invite à boire un coup, qu'est-ce que tu en dis?

-Il faut que je réfléchisse.

-Je t'appelle, tu me diras. Je file taxer le doyen. À plus tard.

Elle avala son rouge cul sec et sortit.

À midi, j'allai manger chez ma mère et en profitai pour lui demander un peu de fric: j'avais déjà claqué mon salaire de misère dans les bars. Je fis une sieste puis je lui demandai de me prêter sa voiture pour aller donner mes cours du soir. Ensuite, je lui annonçai que cette nuit-là, j'allais dormir chez elle.

-Tu t'es à nouveau fâché avec Ana? demanda-t-elle.

José Angel Mañas est né en 1971 à Madrid où il vit actuellement. Il a fait des études d’Histoire contemporaine à l’Université autonome de Madrid, mais également dans le Sussex en Angleterre et en France à Grenoble.
Après des débuts fulgurants dans le monde des lettres à 20 ans, il a écrit six romans, dont deux ont été adaptés au cinéma en Espagne et un en France par Patrick Bouchitey sous le titre Imposture.
En 1994, il est finaliste du Prix Nadal pour son premier roman Historias del Kronen qui a été traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma.

Bibliographie