Publication : 25/08/2016
Pages : 320
Grand Format
ISBN : 979-10-226-0456-7
Couverture HD
Numerique
ISBN : 979-10-226-0505-2
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La Double vie de Jesús

Enrique SERNA

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20 €
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12,99 €
Titre original : La doble vida de Jesús
Langue originale : Espagnol (Mexique)
Traduit par : François Gaudry

La ville de Cuernavaca est une poudrière dont tous les niveaux ont été infiltrés par les narcotrafiquants. La vie quotidienne est ponctuée par les échanges de coups de feu, la découverte de cadavres décapités, les cartels se disputent la place. Comment un homme disposé à défendre ses convictions jusqu’au bout, à mettre en pratique ses idéaux de légalité et de justice, peut-il se battre sur ce terrain miné ? Jesús a su, malgré la corruption ambiante, se tenir à l’écart des factions qui utilisent le pouvoir à des fins personnelles. Et il pense qu’il peut accéder à la mairie.

Il va se retrouver dos au mur, pris entre les pouvoirs institutionnels et le crime organisé : menaces de mort, tentatives de corruption, scandales médiatiques, enlèvements, vengeances sanglantes… Mais dans le même temps il découvre l’amour de sa vie, un amour interdit et scandaleux, fatal pour la réputation d’un homme politique.

Avec un humour ravageur, cruel comme la réalité qu’il décrit avec un incroyable sens du suspense, Enrique Serna écrit un roman d’amour fou où la morale des apparences s’effondre devant l’ouragan de la passion.

 

« Une description très drôle de la terrifiante réalité mexicaine. »                             Paraffin Test

 « La Double Vie fait peur par son absolue vraisemblance, bien que les méchants semblent toujours tirés de contes pour enfants. Essentiel pour comprendre le drame de la décadence politique mexicaine. Il ne faut pas passer à côté de ce livre. »                                  Excelsior

  • "Il vit avec sa femme Remedios, qui est un remède évident à l’amour, et Jesús rêve de devenir maire à la place du maire. Mais nous sommes au Mexique où rien n’est simple. Et quand Jesús est mis sur la touche, non par l’opération du Saint-Esprit, mais par un parti cadenassé par les narcotrafiquants, que fait-il ? Il se prend une cuite monumentale, conduit jusqu’au bout de la nuit où il lève un transsexuel tellement mignon qu’il en tombe raide dingue. Mais comme un narcotrafiquant cache toujours un autre narcotrafiquant, le second discrédite le premier, son concurrent le plus proche, et voilà que notre Jesús repart de plus belle à la conquête de la mairie. Oui mais… – car il y a toujours un « oui mais » dans les romans mexicains. Tenter de cacher son homosexualité latente alors qu’on veut concourir pour le maire le plus beau et le moins corruptible, c’est compliqué ! Surtout si l’un des plus gros narcotrafiquants est le jumeau de votre chérie. C’est énorme, foisonnant, beau comme de l’Almodovar grand cru !"

    Jean-François Delapré
  • "Dans la ville de Cuernavaca corrompue jusqu'à la moelle, Jésus Pastrana, surnommé «le sacristain» pour sa rigueur et son honnêteté intransigeante, brigue la mairie. A travers cette campagne électorale, où Pastrana va d'abord devoir se battre contre son propre parti, Enrique Serna nous emmène dans un récit tourbillonnant, entre tentatives de corruption, enlèvement, scandales médiatiques, cadavres et racket, le tout avec un humour, parfois cruel, souvent cynique. Surtout que s'y ajoute une histoire d'amour passionnelle..."

    Claire Lesobre
  • "A Cuernavaca, au Mexique, Jesús Pastrana est l'un des rares honnêtes fonctionnaires, tentant tant bien que mal de lutter contre les cartels et la corruption qui rongent la ville. Lorsque ce tranquille père de famille tombe fou amoureux d'une prostituée transsexuelle, c'est son existence entière qui en sera bouleversée. Haletant, drôle, acide, c'est autant le roman désillusionné d'une société mexicaine qui vole en éclats que celui d'une passion brûlante. A DÉCOUVRIR !"

    Clara
  • "La double vie de Jesús est un grand roman qui en dit long sur le pouvoir en place au Mexique. Avec un humour acéré, l'auteur parvient à montrer comment le narcotrafic a pénétré la vie quotidienne et politique".

  • "Pour devenir Maire au Mexique, qu'est-ce qui handicape le plus ? Etre notoirement corrompu ou gay ? je vous laisse deviner...

    Une satire hilarante des milieux politiques !!"

  • "En dépit de son élan autodestructeur, Mexico se maintient debout, comme par miracle, tel un équilibriste saoûl qui avancerait les yeux bandés." Lire l'article ici

    Article d'Enrique Serna sur Mexico
    Géo spécial Mexique
  • "Roman noir, roman de mœurs, récit picaresque, c'est tout cela ensemble, cette Double Vie de Jesús dont la trame plonge dans le Mexique contemporain comme dans un chaudron bouillonnant." Lire l'article ici

    Bernard Daguerre
    Le Monde diplomatique
  • "La langue, vive et cocasse, épingle les personnages avec une sorte de dérision jubilatoire. Un texte net et franc, qui dépeint parfaitement la gangrène politico-économique qui sévit dans une société mexicaine exsangue." Lire l'article ici

    Marion Cordier
    Zibeline
  • "Enrique Serna, écrivain mexicain reconnu, conjugue ici une peinture au vitriol de la société et de la politique mexicaines avec une tragédie humaine." Lire l'article ici

    Plume au vent - La Revue de la Société de lecture de Genève
  • "La Double vie de Jesús est un roman à l’humour cor­ro­sif, à décou­vrir sans retard par un auteur à lire sans modération." Lire l'article ici

    Serge Perraud
    lelitteraire.com
  • "Le récit est passionnant, calibré, avec des scènes grandioses et des moments de doute et de réflexion. Les personnages sont travaillés, versatiles parfois insaisissables suivant les événements." Lire l'article ici

    Blog Sur la route de Jostein
  • "Furieux!" Lire l'article ici

    Ariane Valadié
    Voici
  • "Un passionnant roman sur l'intégrité." Lire l'article ici

    Caroline de Benedetti
    L'Indic
  • "Une relation aussi passionnelle que subversive." Lire l'article ici

    Esther Sanchez
    Qué tal París
  • "Avec humour et témérité, Serna dessine là une histoire haute en couleurs, riche en rebondissements et féroce dans le trait, tant pour le monde politique que pour les bien – pensants de nos sociétés" Lire l'article ici

    Blog La livrophage
  • "La Double Vie de Jésús est une féroce satire politique autant qu'un roman d'amour fou." Lire l'article ici

     

    Macha Séry
    Le Monde des Livres
  • "Enrique Serna, en grand observateur de son pays et de ses contemporains, va faire exploser cette poudrière dans un roman furieux où son puissant humour cruel vient au secours de la tragédie" Lire l'article ici

    BLOG NYCTALOPES

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AUREA MEDIOCRITAS
Stimulé par le chant des oiseaux et le pourpre impérial des bougainvillées, Jesús Pastrana commença sa séance quo­ti­dienne de vélo d’appartement en s’abandonnant aux douces diva­gations de la rêverie politique. Sous peu, le Parti d’action démocratique allait désigner son candidat à la mairie de Cuer­navaca et Pastrana avait atteint la dernière ligne droite de la compétition avec de fortes chances de l’emporter. À qua­rante-trois ans, après deux décennies de militantisme au PAD, il croyait avoir plus de mérites qu’il n’en fallait pour obtenir cette distinction, que d’autres politiciens de familles influentes avaient obtenue bien plus jeunes que lui. Mais les membres du comité directeur allaient-ils lui rendre justice ? Penseraient-ils d’abord au bien de la ville ou à leurs propres intérêts ? Les requins qui déclaraient le sou­tenir dans les assemblées de district n’étaient pas des gens fiables. On est avec vous, licenciado Pastrana, vous avez été un excellent commissaire aux comptes et le parti réclame à cor et à cri un renouvellement de ses cadres, ils l’acclamaient, dégoulinaient d’admiration devant lui, mais flir­taient en même temps avec deux ou trois autres can­didats, histoire d’avoir plusieurs fers au feu.
Gare au découragement qui tue dans l’œuf les meilleurs élans de l’âme. Contraint de retrouver la foi, fût-ce au prix de l’auto-aveuglement, il imaginait un avenir glorieux dans lequel il n’aurait plus à rivaliser avec des politicards de province. La mairie pouvait le catapulter au poste de gouverneur, puis au sénat et, s’il se montrait compétent et honnête dans l’exercice de ses responsabilités, il pouvait rêver – pourquoi pas ? – de s’asseoir dans le fauteuil de l’aigle, devenu vautour après des décennies de rapines présidentielles. Depuis la résidence officielle de Los Pinos il lancerait une croisade pour extirper les tumeurs cancéreuses du pays, qui avaient proliféré dans toutes les couches de la société. Son programme politique, modeste en apparence, était d’une ambition frisant la témé­rité : créer un véritable État de droit, remonter la pendule de l’histoire jusqu’en 1913 et accomplir la révolution légaliste que l’assassinat de Madero avait interrompue.
Il s’agissait, tout simplement, d’appliquer la loi au pied de la lettre, la loi au-dessus de tout intérêt personnel ou parti­­san, même si cela devait lui valoir l’hostilité des grands béné­ficiaires de la corruption : oligarques et ex-présidents de mèche pour exploiter les monopoles, banquiers jouissant d’exemp­tions fiscales dignes d’une république bananière, leaders syn­di­caux avec jets privés et millions sur des comptes en Suisse, gouverneurs qui centuplaient la dette publique de leur État, députés et sénateurs au service des grands consor­tiums média­tiques, chefs de la police et généraux de l’armée en étroite collusion avec le crime organisé. Le pays ne pourrait pas relever la tête tant que cette bande de crapules lui sucerait le sang. Après la refondation de la République, viendraient les luttes idéologiques : on ne pouvait pas poser le toit de l’État avant les fondations. Malgré ses efforts pour se donner du courage, la tension dans les mollets et la fatigue musculaire l’incitèrent à envisager, sous un jour sombre, la gravité du moment historique. La décomposition du vieux système politique avait laissé de grands vides de pou­voir que comblaient à présent des armées mafieuses, mais les boss du crime organisé ne se diffé­renciaient des auto­rités corrompues que par la publicité de leurs méfaits. La comédie de la légalité, l’arnaque masquée, l’application arbitraire de la loi avaient causé un mal énorme au pays. Trem­blez, vermines : à Cuernavaca, au moins, vos jours d’impu­nité édénique sont comptés.
Pour élever le rythme cardiaque, il fit passer le contrôle de tension au niveau 5 et continua de pédaler avec une vigueur plus morale que physique. Homme aux habitudes immuables, avec une discipline de moine tibétain, il tenait à se maintenir en excellente forme, non tant par vanité ou pré­somption que par conscience civique. Il avait besoin d’être, comme Cicéron, une colonne de fer pour supporter ce qui s’annonçait : pressions, menaces, calomnies, crocs-en-jambe et coups bas. S’il voulait être un mystique de l’ordre, il devait d’abord l’imposer à son propre corps. Le plus sour­cilleux des comités de salut public n’aurait pu objecter un “mais” à son style de vie ni à son maigre patrimoine de petit épargnant. Que les journalistes viennent quand ils le voulaient photo­graphier son pavillon en rez-de-chaus­sée, au toit de tuiles, le jardin collectif cultivé avec soin et la petite piscine en forme de rein, partagée avec sept familles aux revenus modestes. En matière d’honnêteté il sur­­­passait largement tous ses adver­saires, un point en sa faveur que la direction du parti ne pouvait ignorer. Le regard fixé sur le sommet lointain du Popo­catepetl ceint de son écharpe de nuages gris, il respira profondément l’air frais du matin, un air aussi pur que les principes qu’il avait défen­dus contre vents et marées : pro­bité, transparence des dépenses publiques, efficacité admi­nistrative, publication des comptes. Politicien modéré, aller­gique aux utopies rédemp­trices, il était taxé par la gauche de néolibéral. Mais comme le Mexique avait sombré dans l’anarchie égoïste, dans une espèce de fascisme balkanisé et chaotique, où gou­vernaient de facto des malfrats haut placés qui pros­tituaient l’administration de la justice, en semant la terreur ou en soudoyant les dépositaires du pouvoir, il était convaincu d’être au fond un révolutionnaire.
– Allez embrasser papa, ordonna son épouse Remedios à leurs deux enfants, qui s’apprêtaient à partir à l’école dans leur uniforme de collégien.
Maribel, élancée, au visage criblé de taches de rousseur, aux longues jambes de gazelle et aux petits yeux bruns brillants de malice, lui ressemblait, Dieu merci dans une version amé­liorée, tandis que Juan Pablo, le cadet, ainsi baptisé en l’honneur du pape pèlerin, avait hérité des traits maternels : pom­mettes saillantes, bouche menue, dents en avant et un nez camus au bout rougissant qui lui avait valu à l’école le sobri­quet de Rudolph, allusion burlesque au renne du père Noël. Jesús essuya la sueur de son visage pour les embrasser. Tous deux lui avaient donné de grandes satisfactions : Juan Pablo venait de gagner les Olympiades de mathématiques de son école et Maribel était championne de natation synchronisée en couple. Remedios en revanche ne vint pas l’embrasser, à peine lui adressa-t-elle un regard furtif. Les marques de ten­dresse entre eux n’étaient plus qu’un souvenir lointain. Sans maquillage, un corps maigre caché par un pantalon très ample et des cheveux châtain foncé retenus dans un filet, son absence de coquetterie confinait à l’autoflagellation. Elle avait des yeux embués de lassitude, comme si la vie ne pouvait plus lui offrir aucune surprise agréable. Fanatique de l’exercice phy­sique, elle passait la moitié de ses matinées dans une salle de gym­nastique à faire de l’aérobic, du yoga, du body combat, et prenait l’après-midi des cours de guérison holistique. Mais, au lieu de lui modeler un beau corps, les exercices et le régime macrobiotique l’avaient desséchée comme un fakir. En la regar­dant s’éloigner vers le garage, avec son visage anguleux de missionnaire jeûnant sans relâche, Jesús pensa qu’ils n’avaient pas baisé depuis un mois. Il lui revenait de la “satisfaire”, ce qu’il repoussait de semaine en semaine, comme un débiteur insolvable qui rechigne à se déclarer en faillite.
Le rappel de son “devoir conjugal”, ainsi que le nommait l’Église, le plongea dans de tristes réflexions. Il ne pouvait préciser depuis quand le visage de Remedios avait pris ce teint blême et grisâtre, qui évoquait les vierges affligées des icônes médiévales. Il eût volontiers récité un chapelet entier, si cela avait pu l’exempter de ses obligations maritales. En guerre avec sa libido, il recherchait dans les magazines pornos le désir qui l’avait abandonné et, quand il parvenait enfin à avoir une érection plus ou moins ferme, surgissaient d’autres difficultés : Remedios ne baisait que dans une seule position, allongée sur le ventre, sans guère se redresser (jugeant humiliantes les postures canines), de sorte qu’il devait presque l’écraser pour la pénétrer. Il n’osait pas lui sug­gérer de lever un peu plus les fesses, craignant de blesser son orgueil, à fleur de peau en matière de gymnastique obscène. Elle voulait copuler sans perdre sa dignité, en se tenant à une distance prudente du règne animal. Pour cou­ronner le tout, elle n’ôtait pas non plus son soutien-gorge, car les contraceptifs lui avaient provoqué de disg­racieuses marques d’urticaire sur les seins.
Le samedi précédent, excédé de son mutisme à table, qu’il interpréta comme un reproche muet de longues semaines d’abstinence, il avait tenté un dégel érotique, plus inspiré par le sens du devoir que par le désir. Remedios portait un peignoir fermé jusqu’au cou qui ne laissait nus que ses mollets d’échassier. Lorsqu’elle tendit le bras pour prendre la carafe de limonade, le peignoir s’ouvrit une fraction de seconde, per­mettant à Jesús d’entrevoir le petit renflement de son sein gauche. Ce n’était pas une vision susceptible d’exciter qui­conque, mais il lui substitua le buste ferme, géné­reusement exposé, de la caissière du supermarché devant laquelle il était passé dans l’après-midi. Un peu plus tard, après que les enfants s’étaient installés devant le télé­viseur, il convoqua ce souvenir pour se stimuler. Tandis que Remedios rangeait des vêtements dans le placard, il s’approcha derrière elle, pressa son pénis contre la fente de ses fesses et palpa ses seins sous le peignoir, comme un gigolo de comédie italienne.
– Tu me rends dingue, mamita, viens au lit, dit-il, enhardi par une érection frauduleuse obtenue en imaginant qu’il pelo­tait les nichons de la caissière.
Remedios dut remarquer la dureté de son membre, mais ne frotta pas ses fesses sur son gland, comme l’aurait fait n’importe quelle femme excitée et désinhibée. Sans doute outrée par la vulgarité de la situation, digne d’un lupanar, elle le repoussa avec rudesse et lui saisit les poignets.
– Regarde un peu tes grosses pattes dégoûtantes. Tu ne les as même pas lavées en revenant du supermarché. Pas ques­tion que tu me touches comme ça.
Jesús se regarda paumes, doigts et ongles sans y trouver la moindre trace de saleté. Putain, quelle manière de gâcher un moment chaud. Allergique aux acariens qui flottaient dans la poussière et nichaient dans la toile des fauteuils, Reme­dios s’était employée à désinfecter le moindre recoin de la maison, mais comme les acariens nichaient aussi dans l’épiderme, Jesús ne pouvait pas toucher sa femme quand il venait de l’extérieur, une règle qu’il avait oubliée dans sa précipitation à solder sa dette.
– Je reviens tout de suite, attends-moi.
Il eut beau se savonner à toute allure, lorsqu’il revint dans la chambre, où Remedios l’attendait nue dans les draps, sa virilité avait déposé les armes. En vain il combla Reme­dios de caresses volontaristes qui singeaient sans succès une ardeur authentique : l’eau du lavabo avait dilué son souvenir des seins opulents de la caissière et sa bite était aux abonnés absents.
– Pourquoi tu m’excites si tu n’as pas envie ? lui reprocha une Remedios déçue.
– J’avais envie, mais tu m’as coupé l’inspiration. Tu es devenue une fanatique de l’hygiène.
– Ce ne serait pas plutôt que toi, tu es devenu impuis­sant ? Les dysfonctions érectiles, ça se guérit. Si tu as des problèmes, va voir un médecin.
Pour ne pas la gifler, Jesús inspira profondément et compta jusqu’à dix. Comment peux-tu exiger la passion si tu me fais sentir que je te dégoûte ? aurait-il voulu lui dire. Mais il ravala sa fierté pour ne pas s’abaisser à une discussion aussi grossière. Encore blessé par ce coup bas sur la zone la plus sensible de son orgueil, tandis qu’il pédalait, le front baigné de sueur, il se demanda jusqu’où allait les mener ce climat d’hostilité. La chair commandait, même entre des amants aussi tièdes qu’eux. Il aurait aimé la désirer pour conjurer la terrible menace d’une désintégration familiale, mais le désir était étranger à la volonté. Sa verge capricieuse ne se soumettait pas de bon gré aux ordres d’un adjudant et n’acceptait aucune contrainte vertueuse au nom de la paix conjugale. Fortino, le jardinier, un quinquagénaire à la peau tannée et à la moustache grisonnante, chaussé de bottes en caoutchouc, vint à sa rencontre du fond du jardin et lui remit le journal El Imparcial. Sautant les titres de la première page, Jesús chercha anxieusement la chronique “Au-dessous du volcan”, de son ami Felipe Meneses :

Le commissaire aux comptes Jesús Pastrana est un de ces rares fonctionnaires qui servent le bien public au lieu d’utiliser leur poste comme trem­plin politique ou pour leur enrichissement personnel. Père exemplaire, administrateur effi­cace, ennemi irréprochable de la vénalité sous toutes ses formes, il n’a jamais cherché la gloire médiat­ique, bien qu’il l’eût amplement méri­tée. Parmi les figures politiques de Cuernavaca, nul n’a lutté avec plus d’achar­nement pour assainir l’ad­ministration pu­blique, et maintenant que la société exige, avec juste raison, un combat frontal contre le pouvoir corrupteur du crime organisé, le Parti d’action démocratique a trouvé en Pastrana un de ses meil­leurs représentants…

Alors, enfoirés, ça vous fait mal au cul, hein ? se dit-il en péda­lant, euphorique, imaginant l’effet de cet éloge sur les hauts dirigeants du parti. Ce parrainage valait de l’or, venant d’un journaliste jouissant d’une autorité morale, qui ne touchait pas un radis pour encenser quelqu’un, contrai­rement aux pisse-copies qui soutenaient ses rivaux politiques. Il avait fait la connaissance de Meneses pen­dant la campagne électorale de 1988, quand tous deux avaient adhéré au PAD, impressionnés par la personnalité volcanique d’Andrés Couturier, le candidat à la présidence, qui marqua un tournant dans les rangs du parti, par le style direct et enflammé avec lequel il haranguait les foules, un style atypique dans un parti de commerçants placides et de petits entrepreneurs, modérés jusqu’à l’igno­­mi­nie. Meneses avait d’abord voulu être curé mais, trahi par ses hormones, il avait abandonné le séminaire. Il conserva cepen­dant de sa formation religieuse une éthique rigou­reuse et un mépris sincère des biens terrestres. Déçu par la hiérarchie du parti, il avait choisi un journalisme com­ba­tif et, posté dans cette tranchée, il continuait à lutter pour ses idéaux. Expert de la politique locale, il était témoin de l’opiniâtreté et de la droiture avec lesquelles Jesús défen­dait ses principes dans un champ miné par les ambi­tions véreuses. Il s’arrêta un moment de pédaler et appela Meneses sur son portable.
– Felipe, bon sang, tu peux pas savoir le plaisir que tu m’as fait ! Ton soutien est inestimable en ce moment où le comité direc­teur est en train de délibérer. Je te remercie de tout cœur, vieux.
– J’ai écrit ce que je pense, Jesús, tu as imposé ta candi­dature à la force du poignet. Tu es le meilleur atout du parti pour redorer son image et retrouver la confiance de la société.
– On va bien voir ce qui se passe. Moi, je ne chante pas encore victoire et je ne veux pas baisser la garde. Si les militants de base votaient, je me sentirais beaucoup plus sûr, mais tu sais que le choix dépend des chefs.
Et baissant la voix, sur le ton de la confidence, il précisa à son ami que la désignation du candidat dépendait de trois personnages clés : César Larios, le président du comité direc­teur de l’État, Aníbal Medrano, le maire de Cuernavaca, et Obdulio Narváez, gouverneur de l’État de Morelos.
– Medrano a souvent fait ton éloge en public et Larios lui obéit comme un toutou, l’encouragea Felipe. Alors, tu as toutes les chances de l’emporter.
– Je l’espère, vieux, mais tant que c’est pas fait, je n’y crois pas.
– Puisqu’on en parle, je voulais de donner une infor­mation qui va sans doute t’intéresser. Une source de confiance m’a raconté qu’avant-hier le gros Azpiri s’est déchaîné contre toi pendant une fête où il s’est soûlé comme un cochon.
Manuel Azpiri, l’adjoint à l’urbanisme de la munici­pal­ité, était un de ses adversaires les plus acharnés dans la lutte pour l’investiture, et Jesús serra les mâchoires en s’atten­dant au pire. La fête avait eu lieu dans la suite prési­dentielle de l’hôtel Las Quintas, qu’Azpiri avait payée avec de l’argent public pour passer une soirée privée avec ses putes préférées, qu’il avait fait venir d’Acapulco, et ses amis intimes, parmi lesquels plusieurs députés locaux qu’il voulait se mettre dans la poche. L’alcool aidant, il s’était plaint amèrement de ce que le bonus de fin d’année pour les hauts fonctionnaires de la ville ne serait pas exempté d’impôts, parce que Pastrana, le “sacristain”, surnom que les autres saluèrent par des éclats de rire, avait proposé au conseil municipal un projet visant à réformer la loi de res­pon­sabilité des cadres de la fonction publique.
– Oui, j’ai présenté ce projet parce que c’était une injus­tice d’accorder ce privilège à une élite en col blanc alors que les agents d’entretien restent imposables ! s’indigna Jesús. Et le conseil a dû l’approuver contraint et forcé sous la pression des médias.
– Tu sais bien que je suis de ton côté et que j’ai toujours approuvé ton courage civique, tenta de le calmer Meneses. Je ne fais que te mettre au courant de ce que raconte Azpiri. D’après lui, pour mieux jouer les incorruptibles, tu t’es mis à pourrir la vie de tous tes camarades. Et il a dit pire que ça, mais il vaut mieux que je la boucle, je ne tiens pas à semer la zizanie entre vous.
– Allez, ne me fais pas mariner, lâche le morceau.
– Bon, d’accord, mais ne t’en prends pas à moi, je ne suis que le messager. – Meneses fit une pause théâtrale. – Il a dit que tu es tellement con que s’il t’avait invité à cette partouze, tu aurais amené ta femme.
Jesús garda le silence, le temps d’avaler cette gorgée d’arsenic.
– Mais rira bien qui rira le dernier. – Le journaliste s’empressa de diluer le poison. – Au journal, on va continuer à faire campagne en ta faveur. David Barrientos m’a promis que lui aussi te donnerait un coup de main en présentant les infos à la radio. Tu es soutenu par le quatrième pouvoir, Jesús, et notre opinion a du poids. Il faut faire pression sur la direction du parti pour qu’elle procède à une véritable consultation de la base et prenne la bonne décision.
Meneses avait réussi à le rendre furieux et, bien qu’il lui restât encore dix minutes de pédalage pour atteindre les quarante-cinq réglementaires, Jesús ne voulut pas continuer l’exercice. Alors comme ça, sacristain et con à la fois, hein ? Quelle hargne lui valait sa carrière sans tache ! Ce n’était pas la première fois que des politiciens crapuleux le dénigraient parce qu’il refusait de les couvrir, mais il se rendait compte que plus il se rapprochait du pouvoir, plus la médisance montait le ton. Logique : les rats couinaient et montraient les dents quand ils sentaient leur bout de fromage menacé. Il se doucha rapidement, bouillant d’indignation, puis, atta­­blé dans la salle à manger, il déjeuna de papaye au yaourt tout en continuant de feuilleter El Imparcial. Manuel Azpiri figurait lui aussi dans le journal, en train de baiser la main de l’évêque à l’inauguration d’une garderie. L’ar­ticle était peut-être une insertion payée. D’où sortaient donc les fonds de sa précampagne ? Terrible injustice : la mitre apostolique cautionnant une figure emblématique de la corruption.
Propriétaire d’une fastueuse résidence dans le lotisse­ment privé de Palmira, inaccessible pour un fonctionnaire gagnant cinquante mille pesos net par mois, ce catholique exem­plaire offrait des banquets de cinq cents personnes pour les noces de ses enfants, dilapidait des fortunes dans les casinos de Las Vegas, faisait fermer les portes de boîtes de nuit pour lui seul en offrant des tournées à toute la clien­tèle, et venait d’offrir un appartement à sa maîtresse, Laurita Yáñez, une belle conseillère municipale de Cuautla. C’était un secret de Polichinelle : Azpiri avait gravi les échelons de la politique locale grâce à son amitié avec le président Salmerón, qui avait été son copain de lycée. De fait, il assistait régulièrement aux fêtes nocturnes que don­nait Salmerón à Los Pinos, où il chantait des boléros d’une voix bien modulée et réjouissait les invités avec son répertoire infini de blagues. C’était, pour ainsi dire, le bouf­fon du palais, qui faisait aussi office d’intermédiaire pour accorder des cadeaux fiscaux à des patrons de l’État de More­los, en échange de présents somptueux et d’actions de leurs entreprises. Mais il ne fallait surtout pas qu’on touche au bonus de fin d’année de ce fils de pute, ça le rendait furieux. Et Azpiri n’était pas une exception : tous les hauts fonc­tionnaires de la ville profitaient à qui mieux mieux de leur poste, même s’ils se montraient plus prudents dans leurs dépenses. Il n’y avait que le stupide sacristain pour se contenter de cette aurea mediocritas, cette austérité dorée que Benito Juárez avait jadis prescrite comme règle de vie aux serviteurs du bien public. À force de contrôles et d’audits, il avait livré bataille pour assainir les comptes publics dans sa juridiction, mais il savait qu’il ne luttait pas seu­le­ment contre des mafias, des intérêts politiques et des profits illicites : son ennemi était l’indolence d’une société soumise. Comment la réveiller, comment la redresser, alors que les gens s’étaient tellement habitués à la pourriture insti­tutionnelle qu’ils n’en percevaient même plus la puanteur ?
À neuf heures et demie, il arriva à bord de sa modeste Tsuru aux bureaux de la mairie, dans le centre historique de la ville. Le maire lui avait offert un chauffeur, mais il avait décliné ce privilège somptuaire, à la grande colère de Remedios, et conduisait sa voiture comme n’importe quel citadin. Il salua Lidia, sa rondelette secrétaire, avec son habituelle et souriante affabilité, soucieux d’alléger les ten­sions sans abolir la distance, et suspendit sa veste sur un vieux portemanteau en métal. Il voulait que son bureau fût à l’image de sa personnalité publique, aussi s’était-il abstenu de le décorer : seules deux plantes d’intérieur rendaient la pièce un peu moins austère. Derrière la table, à côté du portrait officiel du président Salmerón, étaient alignés sur le mur son diplôme de droit, obtenu à l’École libre de droit, promotion 84-89, et son doctorat de la School of Law de l’UCLA. Il buvait sa première gorgée de café quand Israel Durán, son bras droit à la chambre des comptes, un jeune trentenaire brun et corpulent qui commençait à gravir les échelons de la bureaucratie, entra. Engraissé par sa femme, une belle Canadienne qui lui préparait de bons petits plats, Israel s’était empâté et laissé pousser un bouc qui lui donnait un air de maquereau de station balnéaire. Jesús avait pour lui une affection paternelle et, en retour, Israel l’admirait sans réserve, plein de gratitude pour ses leçons quotidiennes d’éthique professionnelle et d’habileté juridique. Depuis le baptême de Christian, le premier-né d’Israel, dont Jesús était le parrain, leur amitié s’était resserrée, effaçant toute raideur hiérarchique. Généralement blagueur et enjoué, Israel était ce matin-là sombre, absent, les yeux cernés, et Jesús lui demanda ce qui n’allait pas.
– Hier soir, on s’est engueulés avec Sharon et j’étais tellement énervé que je n’ai pas pu dormir.
À la demande de Jesús, il expliqua à voix basse le motif de la dispute : le vendredi matin, Sharon conduisait très tran­quillement sur l’avenue Diana, l’enfant sur le siège arrière, et en prenant la bretelle d’autoroute, elle aperçut deux cadavres nus, pendus au pont de l’échangeur. Ils avaient le visage violacé et la langue pendante. Pour tranquilliser Christian, elle lui avait dit que c’étaient des piñatas, mais il ne l’avait pas crue. Traumatisé par ce spectacle macabre, l’enfant avait perdu l’appétit et le sommeil. Dès qu’il fermait les yeux, il voyait les pendus se balancer devant son lit. Ils l’emmenèrent consulter un psychologue qui recommanda un changement d’air, et maintenant Sharon voulait qu’ils déguerpissent à Vancouver.
– Elle a raison, on ne peut plus vivre au Mexique, admit Israel. Mais, moi, qu’est-ce que je vais foutre là-bas ? Mon beau-père a un atelier de céramique et peut me donner un job dans sa boutique, mais je n’ai aucune envie de l’avoir comme chef. Je n’ai pas fait un troisième cycle en administration publique pour aller vendre des babioles en exil. Sharon m’a accusé de mettre en danger toute la famille par mon stupide orgueil de macho latino. Bref, on s’est engueulés et maintenant elle veut se tirer avec Christian, mais sans moi.
Jesús l’exhorta à chercher une réconciliation, mais il savait que dans cette dispute Israel avait toutes les chances de perdre, par manque d’arguments. Personne ne croyait que le gouvernement était en train de gagner la guerre contre les narcos. La pacification rapide annoncée par la propagande officielle n’était que du bourrage de crâne, un bobard sans le moindre lien avec la réalité. Qui pouvait reprocher à Sharon de vouloir quitter le pays, quand des millions de Mexicains rêvaient d’en faire autant ? Personne n’était à l’abri, pas même le ministre de l’Intérieur, mort récemment dans un accident d’avion suspect. Et, à Cuernavaca, l’État avait déjà perdu le monopole légitime de la force, dominé par les mafias qui s’entretuaient pour le contrôle de la ville. Que foutaient donc les policiers municipaux pendant que des tueurs à gages pendaient ces cadavres ? Se seraient-ils chargés eux-mêmes de ce petit boulot, moyennant un pourboire, ou avaient-ils simplement détourné le regard ?
Bien qu’il n’exerçât aucun droit de regard sur les activités policières, le simple fait d’être un fonctionnaire de cette administration l’obligeait à participer, comme figurant, à une comédie grotesque. La boue n’atteignait pas son visage, mais éclaboussait ses vêtements. Les autorités locales qui défendaient bec et ongles leurs privilèges, leurs bonus, leurs prébendes, se contentaient d’observer de loin l’apocalypse, un sachet de pop-corns sur les genoux. Il était mort de honte de devoir les saluer tous les jours. Et, pour couronner le tout, le chef de la police municipale, le commandant Sebastián Ruelas, figurait parmi les prétendants à la mairie. Il était impossible que le crime organisé se soit à ce point étendu sans sa collaboration, ce qui n’empêchait pas les cadres dirigeants du parti de le défendre contre vents et marées, sans doute pour les généreux pots-de-vin qu’il leur versait. Les affaires en attente l’éloignèrent de ses pensées noires. Au milieu de ce marécage il y avait quand même de petits îlots de légalité et son obligation de commissaire aux comptes était de les défendre dans la mesure du possible. Suivant ses instructions, Israel avait enquêté ces dernières semaines sur la mauvaise gestion des services financiers dans l’attribution d’un marché de plusieurs millions pour la rénovation des équipements informatiques de tous les services municipaux.
– J’ai étudié le dossier d’appel d’offres et trouvé quelque chose de très bizarre, expliqua Israel. Trois des quatre entre­prises qui ont participé au concours se sont retirées deux mois avant la décision. J’ai pris contact avec Kim Jae Won, le représentant de Samsung au Mexique, et il m’a dit qu’il souhaitait te voir en personne pour t’expliquer pour­quoi ils s’étaient retirés de la course. Je lui ai donné rendez-vous aujourd’hui et il est là, il attend.
Un individu martial en costume gris entra dans le bureau, les lèvres entrouvertes en un sourire figé de circonstance. Après les présentations de rigueur, il ouvrit une chemise pour expliquer la situation à l’aide de documents. Son entre­prise avait décidé de se retirer à cause de l’absence de garanties, dit-il, parce qu’au milieu du processus, et sans prévenir à temps, le service financier avait changé les spéci­fications des équipements sollicités, de sorte que Sam­sung ne pouvait plus présenter son projet dans les nouveaux termes de l’appel d’offres.
– Il est évident que le licenciado Poveda a fait preuve de favoritisme pour Hewlett Packard, en les prévenant assez longtemps à l’avance, dit-il dans un espagnol bien articulé. Mais le plus étrange de cette affaire est que nous avions offert un prix de vingt pour cent inférieur pour le même équi­pement, et pourtant ce sont eux qui ont obtenu le contrat. Avec notre offre, la ville aurait pu épargner trente millions.
Ramón Poveda était un autre margoulin que Jesús tenait dans sa ligne de mire depuis quelques années. Il avait déjà découvert quelques-uns de ses péchés véniels, mais cette fois il dépassait les bornes. Jesús promit à Kim Jae Won de remettre en cause ce contrat et de demander l’organisation d’un nouvel appel d’offres avec les mêmes bases pour tous les participants, mais il ne voulut pas accepter son invitation à déjeuner au restaurant Las Mañanitas, car il avait pour règle de garder ses distances avec les entreprises sous contrat avec la ville. Quand le représentant de Samsung eut ter­miné de se répandre en salamalecs, reconnaissant jusqu’à l’écœurement, Jesús ordonna à Israel de convoquer une réunion du conseil municipal, afin de corriger en session plénière les anomalies constatées dans cet appel d’offres.
– Tu vas te fourrer un autre scorpion dans la poche, le prévint Israel. Et Poveda est capable de t’amputer le budget de fonctionnement de la chambre des comptes.
– Je sais, mais je ne vais pas me dégonfler. – Jesús claqua la langue, avec défi et détermination. – Cette ville a besoin de parcs, d’éclairages, d’écoles, et il n’est pas question que le trésor public paie la commission que ce salopard veut empocher.
– Et tu ne crois pas que le maire est mouillé dans ce truc ? C’est la dernière année de son mandat, celle où traditionnellement pas mal d’argent disparaît, et Poveda ne bouge pas le petit doigt sans le consulter.
– On le saura quand le conseil interviendra dans l’affaire. – Jesús fronça les lèvres avec perplexité, car il par­ta­geait les craintes d’Israel. – Si Medrano fait pression sur les conseillers, ce sera évident. Mais rappelle-toi qu’il veut se présenter comme gouverneur. Il n’a pas trop intérêt à provoquer des scandales en ce moment.
À deux heures et demie, il retrouva au Rincón del Bife, un restaurant argentin en plein air, au milieu de bambous et de fontaines chantantes, deux juges qui étaient sur le point de résoudre un litige portant sur un terrain vague où la municipalité voulait aménager un jardin public. Jesús demanda aux magistrats de faire passer le bien public avant les intérêts particuliers, car il trouvait terriblement paradoxal que Cuernavaca, la ville du printemps éternel, n’ait pas d’espaces verts, sauf dans les demeures muraillées des quartiers résidentiels, dont le peuple ne pouvait pas profiter, même visuellement. D’ailleurs, si la direction de son parti le désignait comme candidat, dit-il, il annoncerait un programme ambitieux d’expropriation de terrains vagues pour doter la ville de jardins publics. Face à la bonne disposition des juges, il se dit que la magistrature lui trou­vait déjà les épaules assez larges pour décrocher cette candidature. À la bonne heure : la campagne d’El Imparcial commençait à porter ses fruits.
Il aurait voulu rester plus longtemps au bureau pour examiner avec Israel plusieurs plaintes d’associations de quartier affectées par des travaux de drainage, mais à cinq heures et demie il devait assister à la réunion du conseil municipal, consacrée aux manifestations pour le bicentenaire de l’Indépendance et le centenaire de la Révolution, pour lesquelles il était conseiller. La salle polyvalente de la mairie, décorée de cocardes et de bandeaux tricolores, était déjà quasiment pleine de bureaucrates qu’on avait convoqués pour l’occasion. Un grand panneau portant la devise “Fiers d’être mexicains depuis deux cents ans” prédisposait les esprits à l’exaltation patriotarde. Jesús détestait ce slogan qu’il entendait depuis l’enfance, trouvant qu’il affaiblissait la fierté du peuple au lieu de la fortifier. On aurait dit que la nationalité mexicaine était honteuse, un péché originel contre lequel les communicants voulaient vacciner les masses, présupposant chez elles un complexe d’infériorité bien enraciné. Comment pouvait fonctionner une thérapie aussi stupide, qui rabaissait d’emblée le patient ? Il s’assit à la tribune, à gauche de Manuel Azpiri, qui le salua, comme toujours, avec effusion.
– Quel plaisir de te voir, Jesús ! Dis donc, toi, l’exercice, ça te réussit, tu es un vrai taureau. Et comment va la famille ?
– Très bien, merci.
Trapu, chauve, avec une grosse bouche lippue et un regard fuyant de tricheur, l’adjoint à l’urbanisme ne lui avait jamais manifesté la moindre antipathie. Les journa­listes qui couvraient l’événement auraient même pu croire qu’ils étaient de grands amis. Contraint de frôler sa bedaine gélatineuse, Jesús plaignit la pauvre pute d’Acapulco qui avait dû baiser avec lui à l’hôtel Las Quintas. Quand ils eurent fini de se taper sur l’épaule, Ramón Poveda, l’adjoint aux finances, un jeune homme grand et svelte, yeux bleus, cheveux châtains ondulants et ongles manucurés, vint le saluer. Son élégante guayabera en lin blanc cassé contras­tait avec la grossière veste à carreaux d’Azpiri. Neveu d’un producteur de café, Poveda côtoyait la caste divine des affaires et sa photo apparaissait dans la presse people, parti­cipant à une partie de polo ou à quelque soirée caritative, mais il semblait pressé d’acquérir sa propre fortune. Il doit déjà savoir que je l’attends au tournant, pensa Jesús, et il vient me saluer par défi, comme pour dire : avec moi tu n’y arriveras pas. Simulateur discret, Poveda se contenta de lui serrer la main, peut-être parce que sa condition d’enfant bien élevé l’empêchait d’aller trop loin dans l’hypocrisie. Jesús détestait ce genre de rituels, qui trahissaient son manque de professionnalisme politique. Il n’avait pas été capable de s’inventer une personnalité mondaine pour pré­server la sienne des plaies et des bosses. Il avait envie de quit­ter cette estrade et de tout envoyer balader. Je suis un mauvais politicien, pensa-t-il, j’ai l’air bourru parce que je suis toujours sur la défensive et que je ne sais pas deviner ce que les gens attendent de moi.
La secrétaire générale du conseil, Margarita Fábregas, une historienne d’âge mûr, vêtue d’une élégante blouse indienne de Oaxaca à motifs rouges, faufila dans son dis­cours les lieux communs les plus éculés de l’histoire offi­cielle et proposa un programme de manifestations pour commémorer la geste héroïque des insurgés de l’État de Morelos : tables rondes, ballet folklorique sur la grand-place, concours d’éloquence dans les collèges et les lycées sur le thème “Le martyre de Morelos”. Quand la Fábregas eut terminé de passer en revue les exploits de l’insurrection accomplis dans l’État, le maire, Aníbal Medrano, un qua­dra­génaire de taille moyenne, aux cheveux crépus, nez proéminent et teint bronzé cultivé sur les terrains de golf, prononça un bref discours pour offrir le soutien plein et entier de la municipalité à cette grande célébration.
– Sous ce ciel toujours bleu ont été écrites quelques-unes des pages les plus mémorables de notre histoire. Ici défi­lèrent les troupes de Morelos, ici fut lancé le cri libertaire d’Emiliano Zapata, et, en tant que maire de la capitale régionale, je m’engage à donner le plus grand éclat à cet évé­­nement si important pour consolider notre mémoire historique. La grandeur du Mexique réside en chacun de ses hommes et de ses femmes, dans le sourire des enfants, dans l’expérience de nos aïeux. Nous sommes un peuple plus grand que ses problèmes et nous allons le démontrer dans les faits. À cette fête populaire participeront toutes les classes sociales et toutes les ethnies qui composent la riche mosaïque de notre identité régionale…
Tandis qu’il écoutait pérorer Medrano, orateur mono­corde et ennuyeux, engourdi par l’inertie démagogique, Jesús pensa qu’il avait beau le fréquenter depuis plus de deux ans, jamais il n’avait pu nouer de liens amicaux avec lui, son blindage émotionnel n’avait pas une seule fissure par où aurait pu s’infiltrer l’amitié. Professionnel de la sym­pa­thie, comme la plupart des politiciens, Medrano lui témoi­­gnait une chaleur qui, par moments, lui avait donné l’im­pression d’être apprécié, voire aimé. Mais Medrano avait-il une réelle estime pour lui, ou voulait-il seulement neu­traliser un ennemi potentiel ? Jesús ne faisait pas partie de ses hommes de confiance, comme Azpiri, Poveda ou le commandant Ruelas. Il avait obtenu la direction de la chambre des comptes par ses propres mérites, et non par piston. En réalité, la direction du parti avait fait pression sur Medrano pour qu’il donne cette responsabilité à un mili­tant de base et place, en échange, ses affidés aux postes clés de la municipalité, car le président du comité directeur était à ce moment-là don Javier Esponda, un politicien de la vieille école, avec un tempérament de réformateur moral, qui voulait lui rogner les ongles et le tenir en bride.
Malheureusement, Esponda était mort peu après les élec­tions et Jesús avait dû livrer une bataille solitaire contre l’opacité administrative de l’équipe dirigeante. Quand il blo­quait ou dénonçait certaines mesures peu transpa­rentes de sa clique, Medrano, loin de le prendre mal, le remer­­ciait de les avoir détectées à temps. Cependant, son appa­rente mécon­naissance des circonstances où se tramaient ces manœuvres douteuses était invraisemblable (trahissant dans le meilleur des cas naïveté et ineptie), et le fait qu’il ne se débarrasse pas des coupables le discréditait aux yeux de la société, ainsi que l’avait signalé dans son article Felipe Meneses, en se faisant l’écho de la vox populi. Sait-il que j’ai annulé le contrat de renouvellement des équipements informatiques, signé pourtant de sa main ? se demanda-t-il. Comment va-t-il réagir ? Je dois être pour lui un caillou dans la chaussure, ou comme disent les gringos, a pain in the ass, mais c’est justement la fonction d’un commissaire aux comptes : contrôler les recettes et les dépenses, vérifier les déclarations de patrimoine des fonctionnaires, empê­cher les hémorragies budgétaires inutiles. Ses respon­sa­bilités limitées ne lui permettaient pas d’explorer aussi pro­fondément les coulisses de l’administration, car les conni­vences du crime organisé avec le pouvoir politique, par exemple, ne laissaient pas de traces écrites. Mais s’il rem­portait la mairie, les malfrats haut placés ne jouiraient plus de cette impunité.

Né en 1959, Enrique Serna a fait des études de lettres. Romancier, essayiste, chroniqueur, il connaît un vif succès au Mexique, son œuvre est traduite en plusieurs langues et a été saluée par García Márquez. En France ont été publiés un recueil de nouvelles, Amours d’occasion (Atelier du Gué), et plusieurs romans, La Peur des bêtes (Phébus), Quand je serai roi (2009), Coup de sang (2014), La Double Vie de Jesús (2015). Il vit au Mexique.

Bibliographie