Publication : 19/02/2009
Pages : 264
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-675-6

Quand je serai roi

Enrique SERNA

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18 €
Titre original : Uno que soñaba que era rey
Langue originale : Espagnol
Traduit par : François Gaudry

Soit un gosse de douze ans, misérable, surnommé le Nopal, qui inhale de la colle et lave les pare-brise aux feux rouges, et sa petite bande de copains aussi fêlés et mal lotis que lui. Soit le riche propriétaire d’une station de radio qui organise un concours d’“enfants héros” – lesquels, pour être sélectionnés et gagner un million de pesos, doivent s’être distingués par un comportement héroïque lors de circonstances dangereuses ou tragiques. Soit encore Marquitos, le fils du directeur de la station de radio, adolescent abruti qui s’amuse, avec le fusil paternel, à descendre les pauvres qui passent dans la rue et finit par en tuer un. D’autres encore, dont des flics pourris jusqu’à la moelle, des intellectuels déchirés entre leur foi révolutionnaire et leur carte de crédit. On agite le tout et on a un extraordinaire roman carnavalesque, grimaçant et féroce, sur la société mexicaine – et universelle – contemporaine. Toutes les variations de la méchanceté humaine sont au rendez-vous dès lors que l’argent pointe son nez. Personne n’est épargné, l’humour est grinçant, la charge féroce, l’horreur et le rire sont de la partie. Le tout dans un style brillant, pour faire de la réalité sociale une matière romanesque puissante, sans jamais tomber dans un réalisme édifiant.


1

Entre quatre murs

Inhaler. Protégé par un scaphandre en plastique, Jorge Osuna plonge son visage dans les eaux laiteuses de la colle. Les mains qui tiennent la poche de glu médicinale mollissent, vaincues par une tiède lassitude, comme si des brins de laine se répandaient dans les veines. Il perçoit une foule d’images morbides, blafardes, qui meurent avant de se fixer dans la conscience : poils qui tombent du ciel comme des flocons de neige noire, gazon noir à peigner, cheveux dans la soupe et soupe de cheveux. Pensées avec le nez et brassées dans la spirale des neurones, ces images conservent un parfum aigre-doux de pieux mensonges. Inhaler. Le petit crâne de Jorge Osuna peut contenir tout le vide. Il pense qu’il ne pense pas qu’il ne pense pas : un rideau infranchissable le sépare de la douleur consciente, de l’ordre quadrillé. La colle étourdit sans donner la nausée, étourdit comme le balancement d’un cercueil porté à l’épaule par des amis fidèles. Inhaler. Le songe toxique ne finit jamais, la poche de colle est une source éternelle de nuages analgésiques qui bouleversent les sens : l’odorat goûte, la vue entend, les mains scrutent l’obscurité avec le bout des doigts. Avide, glouton, son nez aimerait être plus grand pour retenir les bonbons de vapeur et de torpeur qui fondent en passant par la trachée. Inhaler.

Les poumons de Jorge Osuna, alias le Nopal, peuvent conte­nir toutes les morts de la ville. Il hume les vies et les calendriers, entre et sort de sa propre tombe comme un joueur de roulette russe. A force d’enfouir sa tête dans le sac en plastique, la glu s’est collée à ses cheveux. Ses yeux sont deux moitiés de grenade qui regardent fixement les lézardes du mur. Il a un corps d’enfant mais ce n’est pas un enfant. Ni un nain adulte, peut-être quelque chose comme un vieillard ratatiné. Il est difficile de voir en lui, car il repousse les intrus qui envahissent sa solitude. A peine détecte-t-il l’approche d’un fouineur qu’il court se claquemurer derrière sept verrous de silence. Celui qui traque ses secrets doit avancer à tâtons pour ne pas se laisser leurrer par des idées préconçues, il doit le détester et l’aimer, émettre des conjectures désespérées et rencontrer au bout du chemin le même brouillard qu’à l’entrée. Réfractaire aux ritournelles des sociologues, rétif à être recyclé en littérature, il mord jusqu’à la main qui le nourrit. Mais il est là, il doit être là, à la recherche de l’envers du monde dans une poche remplie de gelée chimique, il est tout entier dans son mysticisme et dans quelques mots de son langage explosif : éclater, fumer, allumer, indices d’une substance vitale combus­tible, émanations du magma incrusté dans son cœur. Et s’il n’est pas là, si son langage volcanique n’est qu’un feu d’artifice pour distraire le public et son goût prononcé pour la colle une claudi­ca­tion précoce, alors Jorge Osuna, alias le Nopal, petit loubard de douze ans, habitant d’un immeuble de la Colonia Morelos, est dans les limbes des contrastes, dans le rejet de tout ce que pensent et sentent ses adversaires, dans la fontaine de soif où se mêlent les fantaisies de l’enfance et les rigueurs de l’exclusion.

Inhaler. La migraine martèle le front du Nopal. A chaque inhalation la douleur s’aiguise comme une pointe de glace. Sa cervelle donne des coups de pied de noyé car elle a besoin d’air pur, d’un contrepoison aux effluves de la mélasse jaunâtre qui colle le bois et disloque les cerveaux. Si Jorge Osuna, alias le Nopal, est là, dans cette douleur, héraut de la surdose, il devrait se lever pour respirer un peu d’oxygène. La seule ventilation de son refuge, ancien dépôt de lubrifiants d’une station-service désaffectée, est un aérateur circulaire situé à quelques centimètres du plafond, par où pénètre un cône de lumière qui éclaire partiellement les visages de ses compagnons. Car Jorge Osuna – s’il est vraiment là – n’est pas seul. Avec lui, repliant leurs jambes pour le laisser gagner la fenêtre, nous rencontrons ses amis distingués : Petit Pain, la Fumette, le Braillard, le Pou et la Canette, chacun avec son sac en plastique, allongés par terre, le visage pâle et le regard absent. A part le Braillard, qui souffre d’asthme et met en musique ses inspirations en glapissant, les autres reclus gardent le silence. Ils forment un orchestre muet où nul n’inspire la partition d’autrui. Il règne dans la pièce une quiétude de sarcophage à peine troublée par les mouvements du Nopal qui s’efforce d’atteindre la fenêtre en appuyant ses pieds sur les clous du mur rongé de moisissures. Quand la station-service fonctionnait, l’employé utilisait peut-être ces clous pour suspendre ses vêtements de travail. Il avait dû aussi y accrocher
le calendrier de la Vierge de Guadalupe qui, de ce mur que le Nopal escalade laborieusement, semble veiller sur le sommeil des enfants sniffeurs de colle. Les mains du Nopal – violettes et sèches comme deux vieux gants – atteignent l’ouverture et s’y agrippent avec une tension que reflète la blancheur des ongles. Derrière ces mains surgit une tête aux cheveux courts et raides qui évite soigneusement les bords de la fenêtre et se penche un moment, comme les détenus dans les mitards de vieille prison de Lecumberri. Déformé par l’effort, le visage du Nopal montre
un accablement de tête olmèque exposée des siècles durant aux intempéries. Mais à mesure qu’il ouvre les yeux, aveuglés un instant par le flamboiement de lumière, ses muscles faciaux se détendent et les traits de son visage se recomposent, tel un reflet liquide qu’un caillou vient de troubler. Les pommettes ne se limitent pas à jouer le rôle d’étagères du regard ; elles sont les pointes hautaines d’un triangle terminé par un menton arrondi et une bouche aux lèvres épaisses, presque obscènes dans leur façon d’embrasser le vent.

Ce que peut voir le Nopal en contrebas de son minuscule mirador, c’est un bout de trottoir où fourmis et moustiques se disputent une peau d’orange. Mais maintenant que sa perspective s’élargit grâce à un mouvement de tête vers la droite, il regarde sa rue, la rue Hortelanos, hérissée d’antennes de télévision qui couronnent les toits des immeubles. Cette rue aux arbres famé­liques, jonchée d’excréments canins pétrifiés et de voitures fossiles, s’abandonne le dimanche après-midi à une quiétude angoissante. Rien ne peut l’arracher à sa prostration, ni les joueurs de foot qui boivent de la bière à l’entrée d’un atelier de mécanique, ni le poivrot qui cuve son vin, souillé de ses propres vomissures, ni le bruit des radios dont les mélodies se mêlent en un triste bourdonnement. La vitrine du salon de beauté Xochitl’s, ornée de photos de Farrah Fawcett et de Bo Derek, détonne avec ses couleurs criardes sur la grisaille générale. Gris sont les nuages et les palissades des terrains vagues, gris les câbles électriques et la rampe du périphérique qui décrit une courbe à l’horizon. Le ciel rouge sale de six heures froisse l’asphalte comme un papier carbone et ternit la poussière brillante qui flotte dans l’air. En face du Nopal qui, gêné par un début de torticolis, a tourné la tête à gauche, apparaît une fillette à moitié nue qui lèche lubri­quement une sucette verte. Elle fait quelques pas sur le trottoir, perd l’équilibre et se retrouve assise par terre sans avoir lâché sa friandise. La femme aux hanches bombées qui la surveille tout en remplissant un seau d’eau est trop fatiguée pour la relever. Plus près de la station-service, au centre de la rue, à côté d’une bouche d’égout sans couvercle, le cadavre d’un chat (abandonné par le Nopal et ses acolytes après l’avoir tué à coups de briques) offre aux insectes ses derniers lambeaux de pelage. Le Nopal se rappelle vaguement l’épisode du chat, comme s’il avait eu lieu dans un passé lointain. La Fumette voulait l’incinérer, mais il l’en avait empêché d’un simple claquement de doigts, son geste favori pour indiquer que tant qu’il reste le chef de la bande, rien ne peut être fait sans sa permission. Et il avait été bien inspiré d’interdire la crémation, car ce fut bien plus amusant de voir le chat perdre ses tripes quand un camion lui passa dessus, le transformant en une tortilla noire. La Canette était furieuse. Elle portait une robe de sa mère que le sang du chat avait éclaboussée. T’as vu, mainte­nant à cause de toi je vais me faire engueuler. Arrête de pleurnicher, la menaça-t-il, mais comme elle continuait à brailler, il dut sévir. Tiens, prends-le ton manteau de fourrure, dit-il, en lui jetant sur les épaules le chat écrasé. “Elle était à cran, noire de colère, dingue, alors qu’y avait pas de quoi, et après elle m’a pas parlé pendant trois jours, à peine elle me voyait, elle changeait de trottoir, c’est ça qui est tuant avec les nanas, elles veulent bien sortir avec toi, mais pour déconner, pas question, le bécotage ça va encore, mais s’éclater, c’est niet !”

Comme pour confirmer sa définition de la femme, il découvre au coin de la droguerie une fille, Raquel, la sœur du Pou, que son petit ami plaque contre un poteau téléphonique tapissé de propagande du pri*. Le Nopal se concentre sur les fesses de Raquel, collées à sa robe qui se relève chaque fois que le garçon lui met la main entre les cuisses. Ils se caressent fébrilement en jetant un coup d’œil vers le bout de la rue, de crainte d’être surpris par un policier. Le Nopal ne peut savoir si Raquel plante ses ongles dans le cou de son petit ami pour exiger modération ou pénétration. Pour en avoir le cœur net, il se met à la place du type et ce sont ses propres mains qui caressent ce corps doulou­reusement lointain. Il a cinq ans de plus à cet instant mais pourtant il se sent mal à l’aise, inférieur à sa partenaire. Il ne peut dissimuler son inexpérience, sa maladresse dans cette gymnas­tique furibonde, cette vicieuse habileté à freiner le désir ou à lui lâcher la bride. Lui aussi s’est livré à ces jeux, mais pas avec une vraie femme. Sa partenaire était la Canette. L’endroit : ce même repaire de sniffeurs de colle. C’est là qu’ils s’enferment nus l’après-midi et explorent leurs corps encore verts pour l’amour. Ils font semblant de forniquer, ils se roulent par terre en feignant de haleter de plaisir et simulent l’orgasme, mais le Nopal ne sent qu’un chatouillement – parfois un peu plus, un tressaillement – qui le laisse insatisfait et en colère contre lui-même. Ses balbutie­ments sexuels lui rappellent qu’il n’est pas sorti de l’enfance et l’envoient devant le sévère tribunal du temps qui n’a pas encore décrété l’heure de sa première éjaculation. Ni celle de ses pre­miers poils. Son pubis, comme celui de la Canette, reste une plaine inhospitalière et asexuée. C’est un pubis anachronique, à la traîne de son imagination érotique qui a dix ans d’avance sur le corps dont elle se sent prisonnière. Quand il a des accès de superstition, le Nopal rend la Canette responsable de son indi­gence capillaire. Convaincu que les enfants deviennent des hommes au contact de vraies femmes, il croit qu’une toison lui aurait poussé si, au lieu des pommes insipides qui gonflent à peine sa poitrine d’enfant, elle lui avait offert deux mamelles dardées et généreuses que ses mains ouvertes n’auraient pu contenir, des mamelles comme celles que Raquel rentre main­tenant en toute hâte dans sa robe à l’approche d’un quidam.

C’est Damián Pliego, le meilleur ami de Carmen Resendiz, la mère du Nopal. Il traverse la rue à petits pas, le regard rivé sur
le sol comme s’il cherchait une pièce de monnaie tombée sur le pavé. Il porte un sac de pains qu’il serre contre sa veste à carreaux. De loin, on dirait un vieillard, mais sa bosse naissante et sa chaîne de montre qui pend de son pantalon remonté au-dessus du nombril ne correspondent pas à son âge réel. Quinquagénaire prématurément vieilli, il traîne avec lui un ressentiment contre
la vie bien plus visible que son énorme panse. Habitué à voir Damián le dimanche, le Nopal en est arrivé à le considérer comme Monsieur Dimanche, une allégorie de la semaine moribonde qui traverse ponctuellement la cour de l’immeuble en portant son pain pour venir frapper chez lui. C’est un émissaire de l’ennui et de l’ordre. Quelques heures avant son arrivée, la mère du Nopal se démène pour faire le ménage, elle balaie, cache la vaisselle cassée, dépoussière les meubles, et lorsqu’elle ouvre la porte, elle est transfigurée en une femme si équilibrée et si sérieuse que le Nopal la voit comme une grand-mère plutôt qu’une mère. Jorge, viens dire bonjour à ton oncle Damián. Oncle, mon cul, pas question de faire des salamalecs à ce vieux débris. Tu m’entends, Jorge ? Ton oncle est arrivé !

Il n’avait pas envie de le saluer car il sentait en Damián un ennemi, un simulateur qu’il serait humiliant et dangereux d’accepter à la maison. Aussi, le dimanche, préférait-il sortir de bon matin et ne rentrer qu’après dix heures. Il s’était juré de ne jamais toucher au pain que Damián apportait pour le goûter, un pain qui avait la saveur de l’aumône et de la fierté piétinée. Sa mère, en revanche, le savourait comme une manne tombée du ciel pendant qu’elle parlait avec le visiteur assis sur la seule chaise avec dossier rescapée du naufrage de la salle à manger. Leur conversation avait la même consistance et la même saveur que du pain trempé dans du lait tiède : un insipide échange d’opinions sur la violence urbaine – chaque jour plus insupportable avec toutes ces bandes de voyous en liberté –, la messe à laquelle ils venaient d’assister ou le prix élevé des légumes, et leurs propos se désa­grégeaient avec langueur en sortant de leurs bouches. Comme ils étaient d’accord sur tout, leurs phrases étaient entrecoupées de pauses réflexives, de silences empreints de bon sens qui mettaient les nerfs du Nopal en pelote. Il sentait alors que l’intrus avait réussi à s’introduire dans les pensées de Carmen et qu’en se taisant, ils tramaient quelque chose contre lui. Jaloux, il se mettait à tousser ou improvisait une diarrhée fictive pour attirer leur attention, et quand sa mère venait le réconforter, accompa­gnée de Damián, il souffrait du pire des outrages à la vue de ce couple devant son lit qui se comportait comme mari et femme, jouant les parents inquiets de la santé de leur fils alors que Damián n’était qu’un beau-père en herbe, déjà dur et difficile à écarter.

Né en 1959, Enrique Serna a fait des études de lettres. Romancier, essayiste, chroniqueur, il connaît un vif succès au Mexique, son œuvre est traduite en plusieurs langues et a été saluée par García Márquez. En France ont été publiés un recueil de nouvelles, Amours d’occasion (Atelier du Gué), et plusieurs romans, La Peur des bêtes (Phébus), Quand je serai roi (2009), Coup de sang (2014), La Double Vie de Jesús (2015). Il vit au Mexique.

Bibliographie