Publication : 23/01/2002
Pages : 154
Poche
ISBN : 2-86424-413-6

La Théorie du médaillon et autres contes

J.M. MACHADO DE ASSIS

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6.5 €
Langue originale : Portugais
Traduit par : Florent Kohler

Une anthologie de contes et de chroniques du grand auteur brésilien, choisis pour présenter le cheminement philosophique de l'auteur depuis la "Théorie du médaillon ", manuel à l'usage. des arrivistes, jusqu'au " Miroir " qui révèle l'absence de moi, en passant par le cynisme et l'égoïsme.

On découvre l'humour noir et décapant de sa vision du monde à travers quelques histoires bien racontées.


- Tu as sommeil?

- Non, père.

- Moi non plus. Parlons un peu; ouvre la fenêtre... Quelle heure est-il ?

- Onze heures.

-Le dernier convive de notre modeste dîner s'est retiré. Alors, garnement, tu as maintenant vingt et un ans. Il y a vingt et un ans, le 5 août 1854, tu voyais le jour, un petit bonhomme de rien du tout, et te voilà un homme, avec de longues moustaches, quelques amourettes...

- Papa...

- Inutile de rougir. Parlons sérieusement, comme deux amis. Ferme cette porte ; je vais te dire des choses importantes. Assieds-toi et parlons. Vingt et un ans, quelques titres de rente, un diplôme tu peux entrer au Parlement, dans la magistrature, la presse, l'agriculture, l'industrie, le commerce, les lettres ou les arts. Une infinité de carrières s'ouvrent devant toi. Vingt et un ans, mon garçon, ne forment que la première syllabe de notre destin. Même Pitt et Napoléon n'étaient pas accomplis à l'âge de vingt et un ans. Mais quelle que soit la profession que tu choisiras, mon désir est que tu deviennes grand et illustre, à tout le moins notable, que tu te dresses au-dessus de l'obscurité du commun. La vie, Janjão, est une gigantesque loterie; les prix sont rares, les malchanceux nombreux, et c'est avec les soupirs d'une génération que se flétrissent les espoirs d'une autre. C'est la vie; inutile de se lamenter, de protester - il faut l'accepter intégralement, avec ses charges et ses embûches, ses gloires et ses opprobres, et aller de l'avant.

- Oui, père.

- Cependant, de même qu'il est judicieux de garder un pain pour sa vieillesse, c'est une bonne pratique sociale que de se ménager un recours, pour le cas où les autres viendraient à manquer ou ne récompenseraient pas l'effort de notre ambition. C'est ce que je te conseille aujourd'hui, jour de ta majorité.

- Croyez que je vous en remercie ; mais de quel recours s'agit-il, me le direz-vous ?

- Nul ne me paraît plus utile et plus approprié que la carrière de médaillon. Être médaillon fut le rêve de ma jeunesse ; me manquèrent cependant les instructions d'un père, et je finis comme tu me vois, sans autre consolation et soutien moral que les espoirs que je dépose en toi. Écoute-moi bien, mon cher fils, écoute-moi et entends. Tu es jeune, tu possèdes naturellement l'ardeur, l'exubérance, la fantaisie de ton âge; ne les rejette pas, mais modère-les de manière a pouvoir, à quarante-cinq ans, entrer franchement dans le régime de l'aplomb et de la mesure. Le sage qui a dit : "la gravité est un mystère du corps", a défini la contenance du médaillon. Ne confonds pas cette gravité-là avec cette autre qui, bien qu'elle se manifeste dans l'apparence, est un pur reflet ou une émanation de l'esprit; celle-là provient du corps, et du corps seulement, un signe de la nature ou une manière d'être dans la vie. Quant à l'âge de quarante-cinq ans...

- C'est vrai, pourquoi quarante-cinq ans?

- Ce n'est pas, comme tu pourrais le croire, une limite arbitraire, fille d'un pur caprice; c'est la date normale d'apparition du phénomène. Généralement, le véritable médaillon commence à se manifester entre quarante-cinq et cinquante ans, bien que quelques cas se produisent entre cinquante-cinq et soixante ans; mais ils sont rares. Il y en a aussi de quarante ans, et d'autres plus précoces, de trente-cinq ou trente ans; ils sont toutefois peu ordinaires. Je ne parle pas de ceux de vingt-cinq ans: cette précocité est le privilège du génie.

-Je comprends.

- Venons-en au principal. Une fois entré dans la carrière, tu dois porter toute ton attention sur les idées que tu devras nourrir pour l'usage d'autrui et le tien propre. Le mieux serait de n'en avoir aucune; chose que tu comprendras aisément si tu imagines, par exemple, un acteur privé de l'usage d'un bras. Il peut, par un miracle de l'artifice, dissimuler son défaut aux yeux de l'assistance; mais il serait bien mieux de disposer des deux. Il en va de même pour les idées; on peut, en se faisant violence, les étouffer, les cacher jusqu'à sa mort ; mais cette capacité n'est guère commune, et cet effort constant ne saurait d'ailleurs convenir à l'exercice de la vie.

- Mais qui vous dit que moi...

- Si je ne m'abuse, mon fils, tu me parais doué de la parfaite ineptie mentale qui convient à ce noble office. Je ne me réfère pas tant à la fidélité avec laquelle tu rapportes dans un salon les opinions entendues au coin de la rue, et vice-versa, car ce fait, bien qu'il trahisse une certaine carence en idées, pourrait n'être rien d'autre qu'une défaillance de la mémoire. Non; je me réfère à la contenance rigide et compassée avec laquelle tu as coutume d'exposer franchement tes sympathies ou tes antipathies à l'égard de la coupe d'un gilet, des dimensions d'un chapeau, des bottes neuves qui grincent ou ne grincent pas. Voilà un symptôme éloquent, voilà une espérance. Néanmoins, comme il se pourrait qu'avec l'âge tu en viennes à être affligé d'idées propres, il importe d'en prémunir fortement ton esprit. Les idées sont par nature spontanées et subites; on a beau les réprimer, elles surgissent et se précipitent. De là cette sûreté avec laquelle le vulgaire, dont le flair est extrêmement délicat, distingue le médaillon complet de l'incomplet.

- Je suppose que vous avez raison; mais un tel obstacle est insurmontable.

- Non. Il y a un moyen: se soumettre à un régime débilitant, lire des traités de rhétorique, écouter certains discours, et caetera... L'écarté, les dominos et le whist sont des remèdes éprouvés. Le whist présente le rare avantage d'accoutumer au silence, qui est la forme la plus poussée de la circonspection. Je n'en dirais pas de même de la natation, de l'équitation et de la gymnastique, bien que toutes trois reposent l'esprit; mais, justement parce qu'elles le reposent, elles lui restituent les forces et l'activité perdues. Le billard est excellent.

- Comment donc, si c'est aussi une activité corporelle?

- Je ne dis pas le contraire, mais il y a des cas où l'observation dément la théorie. Si je te conseille exceptionnellement le billard, c'est que de scrupuleuses statistiques démontrent que les trois quarts des habitués de la bille partagent les mêmes opinions. Il est fort utile de se promener en ville, principalement par les rues où l'on flâne ou parade, à condition d'être accompagné, car la solitude est une officine à idées ; l'esprit livré à lui-même, bien qu'entouré d'une foule, peut se lancer dans quelque activité.

- Mais si je n'ai pas sous la main un ami de ce genre, qui serait disposé à venir avec moi ?

- Rien de grave; tu as le précieux recours de te mêler aux badauds, parmi lesquels toute poussière de solitude s'évanouit. Les librairies, du fait de l'atmosphère du lieu, ou pour toute autre raison qui m'échappe, ne sont pas propices à nos fins; il est pourtant avantageux d'y entrer de temps en temps, non pas en cachette, mais au vu et au su de tout le monde. Tu peux résoudre la difficulté par un moyen très simple: celui de t'y rendre pour évoquer le cancan du jour, l'anecdote de la semaine, une affaire de contrebande, une calomnie, une comète, n'importe quoi, si tu ne préfères pas interroger directement les lecteurs coutumiers des belles chroniques de Mazade. Soixante-quinze pour cent de ces aimables gentlemen te répéteront les mêmes opinions, et une telle monotonie est grandement profitable. En huit, dix ou dix-huit mois de ce régime - disons deux ans - tu réduis ton intellect, aussi prodigue soit-il, à la sobriété, à la discipline, à l'équilibre commun.Je ne parle pas du vocabulaire, car il est inclus dans l'usage des idées ; il doit être naturellement fade, simple, limité, sans notes éclatantes, sans couleurs claironnantes…

- Ah, ça ! C'est bien le diable ! Ne pas pouvoir orner son style, de temps à autres…

- Tu le peux ; tu peux employer un certain nombre de figures expressives, l'hydre de Lerne, par exemple, la tête de Méduse, le tonneau des Danaïdes, les ailes d'Icare, et d'autres encore que les romantiques, les classiques, les réalistes emploient sans faillir, quand besoin est. Sentences latines, mots historiques, vers célèbres, brocards juridiques, maximes, il serait sage d'en emporter avec toi pour les discours de fin de repas, de félicitations ou de remerciements. Caveant, consules est une excellente conclusion pour un article politique. J'en dirais de même de Si vis pacem para bellum. Certains ont coutume de rajeunir la saveur d'une citation en l'intercalant dans une phrase nouvelle, originale et belle, mais je ne te recommande pas cet artifice ; ce serait en dénaturer la grâce surannée. Mais tout cela n'est après tout qu'un ornement ; il y a mieux encore : ce sont les phrases toutes faites, les locutions conventionnelles, les formules consacrées par les ans, incrustées dans la mémoire individuelle et publique. Ces formules ont l'avantage de ne pas obliger les autres à fournir un effort inutile. Je ne les énumère pas pour l'instant, mais je le ferai par écrit. Du reste, c'est la pratique du métier qui t'enseignera peu à peu les éléments de cet art difficile de penser le repensé. Quant à l'utilité d'un tel système, il suffit d'une hypothèse. On édicte une loi, on l'applique, elle ne produit aucun effet, le mal subsiste. Voilà bien une question qui pourrait aiguiser les curiosités oisives, donner lieu à une enquête pédantesque, à une collecte fastidieuse de documents et d'observations - analyse des causes probables, des causes certaines, des causes possibles, étude interminable des aptitudes du sujet réformé, de la nature du mal, de la manipulation du remède, des circonstances de son administration ; matière enfin à tout un échafaudage de paroles, de concepts et d'incongruités. Tu épargnes à tes semblables tout ce grand étalage ; toi, tu dis simplement : avant de réformer la loi, réformons les mœurs ! Et cette phrase synthétique, transparente, limpide, tirée du pécule commun, résout plus rapidement le problème et pénètre dans les esprits comme l'éclat du soleil.

- Je vois que vous condamnez toute application de procédés modernes.

- Entendons-nous. Je condamne l'application, je loue la dénomination. Il en va de même pour toute cette récente terminologie scientifique. Bien que le signe particulier du médaillon soit une certaine attitude de dieu Terminus , et que les sciences soient l'œuvre du mouvement humain, si tu dois plus tard devenir un médaillon, il te faut employer les armes de ton temps. Et de deux choses l'une : ou bien elles seront utilisées et vulgarisées d'ici trente ans, ou elles conserveront leur nouveauté : dans le premier cas, elles t'appartiendront en bien propre ; dans le second, tu peux avoir la coquetterie de t'en munir, pour montrer que tu connais la musique. A l'oreille, avec le temps, tu sauras distinguer à quelles lois, cas et phénomènes correspond toute cette terminologie ; car la méthode qui consiste à interroger les maîtres et les disciples d'une science à travers leurs livres, leurs études et leurs mémoires, est non seulement ennuyeuse et éprouvante, mais fait aussi courir le risque de contracter quelque idée nouvelle ; elle est radicalement erronée. Ajoute à cela que le jour où tu en viendrais à maîtriser l'esprit de ces lois et de ces formules, tu serais probablement amené à les employer avec pertinence, comme la couturière - experte et très demandée - qui selon un poète classique,

ménage d'autant sa coupe qu'abonde le tissu,

Car elle n'a pas souci de se montrer prodigue.

- Et ce phénomène, s'agissant d'un médaillon, ne serait certes pas scientifique.

- Fichtre ! Que la profession est difficile !

- Et nous ne sommes pas arrivés au bout.

- Eh bien, allons-y.

- Je ne t'ai pas encore parlé des avantages de la publicité. La publicité est une dame séductrice et hautaine, que tu dois gagner à force de petits cadeaux, de confiseries, de sachets parfumés, des gestes infimes qui expriment la constance de ton affection plutôt que l'audace ou que l'ambition. Que Don Quichotte sollicite ses faveurs par des actions héroïques ou des sacrifices est bien le propre de cet illustre lunatique. Le véritable médaillon a une autre politique. Loin d'inventer un Traité scientifique d'élevage des moutons, il achète un mouton et l'offre à ses amis sous la forme d'un dîner, dont la nouvelle ne saurait laisser ses concitoyens indifférents. Une nouvelle en amène une autre ; cinq, dix, vingt fois remets ton nom devant les yeux du monde. Les commissions ou les députations pour féliciter un décoré, un méritant, un étranger ont des vertus singulières, de même que les confréries et les associations diverses, qu'elles soient mythologiques, cynégétiques ou chorégraphiques. Les événements d'un certain ordre, bien qu'anodins, peuvent être mis en lumière s'ils valorisent ta personne. Je m'explique. Si tu tombes d'une voiture en étant quitte pour la peur, il est utile de l'annoncer aux quatre vents, non pour le fait en soi, qui est insignifiant, mais pour rappeler à l'affection générale un nom qui lui est cher. Tu as compris ?

- J'ai compris.

- C'est là une publicité constante, facile et peu coûteuse, une publicité de tous les jours ; mais il y en a une autre. Quelle que soit la théorie des arts, il est hors de doute que le sentiment de la famille, l'amitié personnelle et l'estime publique incitent à la reproduction des traits d'un homme apprécié et méritant. Rien ne s'oppose à ce que tu sois l'objet d'une telle distinction, principalement si la sagacité de tes amis ne discerne en toi nulle répugnance. Dans un cas semblable, non seulement les règles de la plus élémentaire politesse t'obligent à accepter le portrait ou le buste, mais il serait malvenu d'empêcher tes amis de l'exposer en quelque lieu public. De cette manière le nom demeure lié à la personne ; ceux qui auront lu ton récent discours (supposons) à la session inaugurale de l'Union des coiffeurs reconnaîtront dans la composition des traits l'auteur de cette œuvre grave, dans laquelle le "levier du progrès" et la "sueur du travail" parviennent à vaincre les "gosiers béants" de la misère. Dans le cas où une commission t'apporterait le portrait à demeure, tu dois la remercier de son obligeance par un discours plein de gratitude et un verre d'eau ; c'est un usage ancien, raisonnable et honnête. Tu inviteras ensuite tes meilleurs amis, tes parents, et si possible une ou deux personnalités en vue. Mieux encore : si ce jour est un jour de gloire ou de réjouissance, je vois mal comment tu pourrais refuser une place à table aux journalistes. Quoi qu'il en soit, si les obligations de ces messieurs les retiennent ailleurs, tu peux les aider d'une certaine manière, en rédigeant toi-même le compte rendu de la fête ; et si par un scrupule bien excusable tu ne veux de ta propre main associer à ton nom des qualificatifs dignes de lui, un ami ou un parent peut s'en charger.

- Je dois dire que ce que vous m'enseignez n'est pas du tout facile.

- Je ne prétends pas le contraire. C'est difficile, cela prend du temps, beaucoup de temps, des années, il faut de la patience, du travail, et heureux sont ceux qui parviennent à entrer en terre promise ! Ceux qui n'y pénètrent pas, l'obscurité les engloutit. Mais ceux qui triomphent ! Et tu triompheras, crois-moi. Tu verras s'effondrer les murs de Jéricho au son des trompettes sacrées. Alors seulement tu seras fixé. De ce jour commencera une phase où tu seras l'ornement indispensable, la figure incontournable, la référence obligée. Finie, la nécessité de flairer les occasions, de sonder les commissions, les confréries ; ce sont elles qui viendront te trouver, avec leur air balourd et cru de substantifs esseulés, et tu seras l'adjectif de ces prières opaques, l'odoriférant des fleurs, l'azuré des cieux, l'exemplaire des citoyens, le remarqué et le sémillant des comptes rendus. Et être cela, c'est le principal, car l'adjectif est l'âme de la langue, sa part idéaliste et métaphysique. Le substantif est la réalité nue et crue, c'est le naturalisme du vocabulaire.

- Et vous prétendez que tout ce travail ne sert qu'à suppléer les déficits de l'existence ?

- Bien sûr ; aucune autre activité n'est exclue.

- Pas même la politique ?

- Pas même la politique. Toute la question est de ne pas enfreindre les règles et les obligations capitales. Tu peux appartenir à n'importe quel parti, libéral ou conservateur, républicain ou ultramontain, à la seule condition de n'associer aucune idée spéciale à ces vocables, et de leur reconnaître seulement l'utilité du Shibbolet biblique .

- Si j'entre au Parlement, pourrai-je monter à la tribune ?

- Tu le peux et tu le dois ; c'est un moyen de réclamer l'attention publique. Quant à la matière de tes discours, tu as le choix : ou bien les menus détails, ou bien la métaphysique politique ; mais tu préféreras la métaphysique politique. Les menus détails, il faut bien l'avouer, ne déparent pas cette platitude de bon ton, propre au médaillon achevé ; mais, si tu le peux, adopte la métaphysique ; c'est plus facile et plus attrayant. Suppose que tu désires savoir pour quel motif la septième compagnie d'infanterie a été transférée d'Uruguaiana à Canguçu ; tu ne seras écouté que par le ministre de la Guerre, qui t'expliquera en dix minutes les raisons de cet acte. Il en va autrement de la métaphysique. Un discours de métaphysique politique passionne naturellement les partis et le public, il appelle les apartés et les réponses. Et puis il n'oblige ni à penser ni à inventer. Dans cette branche des connaissances humaines tout est découvert, formulé, étiqueté, empaqueté ; il suffit d'ouvrir le balluchon de la mémoire. En tout cas, ne transcende jamais les limites d'une enviable vulgarité.

- Je ferai mon possible. Aucune imagination ?

- Aucune. Fais plutôt courir le bruit qu'un tel don est infime.

- Aucune philosophie ?

- Entendons-nous : sur le papier et la pointe de la langue, d'accord ; dans la réalité, aucune. La "Philosophie de l'Histoire", par exemple, est une locution que tu dois employer fréquemment, mais je t'interdis d'aboutir à d'autres conclusions que celles auxquelles d'autres sont parvenus. Fuis tout ce qui peut ressembler à de la réflexion, de l'originalité, et cætera, et cætera.

- Le rire aussi ?

- Comment cela, le rire ?

- Rester sérieux, très sérieux…

- Cela dépend. Tu as un tempérament badin, plaisant, tu ne dois ni l'étouffer ni le supprimer ; tu peux plaisanter et rire de temps en temps. Médaillon ne veut pas dire mélancolique. Un homme grave peut avoir ses moments d'expansion joyeuse. Seulement - et ce point est délicat…

- Dites-moi.

- Seulement tu ne dois pas employer l'ironie, ce frémissement du coin des lèvres, plein de mystère, inventé par quelque Grec de la décadence, contracté par Lucien, transmis à Swift et à Voltaire, caractère propre aux sceptiques et aux désabusés. Non. Emploie plutôt la gaudriole, cette bonne vieille gaudriole, bien grasse et bien replète, franche, sans voiles et sans arrière-pensées, que l'on prend en pleine figure, qui sonne comme une tape dans le dos, qui fait claquer de rire les bretelles. Emploie la gaudriole. Qu'est-ce que c'est ?

- Il est minuit.

- Minuit ? Tu entres dans ta vingt-deuxième année, mon gaillard ; te voilà définitivement majeur. Allons dormir, il est tard. Réfléchis bien à ce que je t'ai dit, mon fils. Toutes proportions gardées, la conversation de ce soir vaut Le Prince de Machiavel. Allons dormir.

J.M. Machado De Assis (1839-1908) est né à Rio, d’un père noir descendant d’esclave et d’une mère portugaise. Il est également mort dans cette ville. Après avoir exercé une multitude de métiers, dont typographe à l’imprimerie nationale, il devient le plus grand auteur brésilien du XIXe siècle. En 1897, il crée l’Académie brésilienne des Lettres. Auteur prolifique, au regard cynique et ironique, il est le maître pour déjouer les apparences des faits et débusquer la folie. La société du Rio fin de siècle apparaît sur fond d’absurde.   Pour en savoir plus sur Machado de Assis, le "Sorcier de rio" vous pouvez vous rendre sur ce blog

Bibliographie