Publication : 11/01/2002
Pages : 396
Grand Format
ISBN : 2-86424-409-8

Le Mécontentement

James KELMAN

ACHETER GRAND FORMAT
19.5 €
Titre original : A Disaffection
Langue originale : Anglais
Traduit par : Céline Schwaller

Patrick Doyle enseigne dans un collège de Glasgow et se lasse peu à peu de son travail, ses élèves, ses collègues, à l'exception peut-être d'Alison, qu'il tente vaguement de séduire. En proie à un mal-être persistant, il a du mal à communiquer avec ses proches, notamment avec son frère Gavin. Même situation de blocage face à ses collègues, au sein de ce microcosme traversé de petites jalousies quotidiennes, de petites ambitions.

James Kelman livre, comme en rafales, des morceaux de la vie de son personnage, des mots et des sentiments à l'état brut, dans une langue proche de l'oralité, une écriture de la dislocation. Par touches successives, il campe avec vigueur un personnage attachant à force de décalage, avec son univers ordinaire, dans une ambiance à la Ken Loach, traversée par l'humour. Patrick est victime de son non-conformisme et pose la question de l'adéquation de soi avec ses rêves, ceux des autres, sa propre vie.

  • Face aux injustices sociales et aux dangers grandissants de l'uniformisation culturelle, la colère gronde et les jurons pleuvent sous la plume de l'Ecossais Kelman, chef de file de l'école de Glasgow, et du gallois Niall Griffiths. Et si l'antimondialisation passait aussi par la littérature ? Si la bataille contre l'ordre économique dominant voyait peu à peu son champ s'élargir aux sphères de l'imaginaire et du symbolique ? Si des écrivains prenaient aujourd'hui les armes pour lutter - avec la même violence que d'autres, dans leur domaine, l'avaient fait à Gênes ou à Seattle -, contre l'uniformisation des cultures, l'effacement des petites langues, la marchandisation de l'art ? >C'est l'hypothèse qui vient à l'esprit lorsque l'on examine certains romans qui arrivent ces temps-ci du Royaume-Uni. On avait déjà noté le renouveau de " l'école de Glasgow ", cette littérature provocatrice et contestataire qui a influencé des écrivains comme Irvine Welsh (Trainspotting). L'un des chefs de file de ce mouvement, James Kelman, dont les éditions Métailié ont déjà publié Le Poinçonneur Hines, continue de faire des émules et touche maintenant le pays de Galles où Niall Griffiths , traduit pour la première fois en France, se réclame explicitement de lui. De quoi s'agit-il ? D'abord d'une littérature de la colère et de la rage, comme le suggèrent les titres de ces romans. Chez Griffiths, c'est la haine des laissés-pour-compte du capitalisme qui éclate. Ianto est un enfant sauvage, mi-divinité de la nature mi-attardé mental, habité par la détestation des " yuppies " londoniens qui colonisent la campagne galloise en y installant leurs résidences secondaires. Chez Kelman, la critique du système porte sur l'outil qui assure sa pérennité - et qui est aussi le lieu de l'assimilation par excellence : l'école. L'auteur campe un personnage non conformiste, Patrick Doyle, en proie au malaise parce qu'il est " obligé de transmettre des valeurs qu'il récuse ". Dans chaque cas, l'issue va de la rébellion sociale, comme chez Kelman, à la revanche des exclus, comme chez Griffiths, où l'histoire s'achève dans un bain de sang, " un genre de sacrifice rituel impliquant une bande de jeunes trainspotters locaux, sur fond de champignons hallucinogènes et de musique techno ". La crudité verbale est un autre trait commun de cette littérature. Sheepshagger, le titre original de Ianto signifie littéralement " enculeur de mouton " - " une injure galloise qui laisse les Américains pantois ", s'amuse Griffiths. Kelman renchérit : " Mes livres ont été proscrits du système éducatif écossais pendant des années. C'est vrai qu'on y jure beaucoup." Il ne s'agit pas seulement de provocation gratuite. Dans leur enfance, ni l'un ni l'autre n'ont eu accès au livre. " Un jour, j'ai découvert des auteurs gallois, comme Iolo Goch ou Ron Berry. J'ai lu les grandes sagas celtes j'ai compris qu'on pouvait écrire comme on parle. En tout cas qu'on pouvait venir des bas-fonds et utiliser cette matière-là. " Cette " matière-là ", c'est aussi la langue en voie de disparition. Kelman et Griffiths considèrent leur travail comme un art de lutter contre l' " hégémonie " de l'anglais qu'ils nomment " colonisation domestique ". L'un et l'autre truffent leurs textes d'expressions vernaculaires, mélangeant argot des pubs et langue élisabéthaine. " Il y a neuf dialectes dans Grits, mon précédent roman, explique Griffiths. On y parle le gaélique, la langue de l'Essex, de Liverpool... je veux montrer que, sauf à la BBC, le " Standard English " n'existe pas, que la diversité est une richesse et qu'on ne peut pas accepter de la laisser disparaître. Je veux réinvestir la langue, la revigorer avec des mots qui lui donnent du goût. " Lutter contre une sorte de " malbouffe " linguistique ? " oui, mais il s'agit aussi de débarrasser l'imaginaire des référents imposés par un ordre mondial unique. En ce sens, notre démarche rejoint celle des écrivains d'Afrique, des Caraïbes, de toutes les anciennes colonies ", confirme Kelman, qui cite Ken Saro-Wiwa et Amos Tutuola parmi ses auteurs préférés. On pourrait s'inspirer de jean Baudrillard (Le Monde du 3 novembre 2001) pour voir comment ces écrivains s'approprient, pour mieux les perturber de l'intérieur les règles d'un jeu littéraire qu'ils n'aiment guère (prix prestigieux, marketing, tournées à l'étranger ... ). Mais ce serait peut-être aller trop loin dans les intentions politiques qu'on peut leur prêter. Eux-mêmes se plaignent, d'ailleurs, de ce que cette dimension politique finit par gommer leur démarche esthétique. " Mon objectif est aussi d'être un écrivain ordinaire qui travaille avec ses propres matériaux, sa propre culture, dit Kelman. Or, dès que vous commencez à faire ça, vous êtes perçus comme politique. Au Royaume-Uni, dès que vous vous éloignez de " la forme " - disons celle des livres de T.S. Eliot vous devenez subversif. Lorsque j'ai écrit ma première histoire, à vingt-cinq ans, l'imprimeur a refusé de l'imprimer au motif qu'elle était blasphématoire et obscène. " Toute la question est là. Artiste et militant, est-ce tenable ? Sans doute si le ressentiment et la protestation sont finalement transcendés par une sensibilité d'écrivain. Le lecteur en l'occurrence, sera-t-il touché, ému ? Il est probable qu'il ne restera pas indifférent, en tout cas, à des scènes comme celle où Ianto enfonce ses pouces potelés dans les globes oculaires d'un agneau aveugle jusqu'à toucher sa " cervelle molle et humide ". Des scènes qui provoqueront probablement du dégoût, mais qui marqueront. De toute façon, ni Kelman, ni Grifflths ne cherchent à plaire. Encore une fois, ils veulent protester contre l'évolution d'un monde qui leur échappe et qui leur nuit. Décortiquer les rapports de forces entre faibles et forts. Peser sur les imaginaires d'où ceux-ci sont issus. Et montrer que la littérature a son mot à dire dans l'émergence de cette nouvelle société -entre capitalistes triomphants et opposants farouches à la globalisation- dont les contours sont encore si difficiles à entrevoir.
    Florence Noiville
    LE MONDE DES LIVRES
  • "[...] Magnifique : rythme fragmenté, pensées et paroles mixées, brouillages de points de vue. ça déroute, parfois ça décourage, et autant dire qu'il faut franchir un certain cap pour s'immerger totalement dans la prose de Kelman. [...] Visage taillé à la hache, chemise à carreaux bien roots, Kelman semble en effet tout droit sorti d'un film de Loach. On lui demande si, comme ses personnages, il se sent seul contre le reste du monde, exclu, incompris. Il sourit :"Je ne me sens seul que face à mon ordinateur, quand j'écris. C'est un moment terrible. je me sens seul dans l'écriture."Enseigner à la fac, ça l'a aidé à exorciser l'angoisse. "Mes étudiants, pour la plupart futurs écrivains, connaissent aussi ce sentiment de solitude face à l'écriture. On la partage, et du coup, on se soutient tous et on s'entend entre nous." Des voix entourées de sourds : de quoi vous rendre ni drôle ni commode. Mais de quoi vous faire écrire des romans bouleversants.
    Nelly Kaprielian
    LES INROCKUPTIBLES
  • « C'est le chant brut de la colère : un rap a cappella revisité par Joyce. »
    Sean James Rose
    LIRE
  • « Une prose éblouissante qui épouse les circonvolutions de P. Doyle. »
    Claire Devarrieux
    LIBERATION

Patrick Doyle était prof. Petit à petit, il avait fini par se dégoûter de son travail. Ensuite, une chose très étrange s'était produite ou avait été provoquée. Il était allé au centre culturel du coin et avait bu un ou deux verres au bar, puis il s'était retrouvé derrière le bâtiment pour pisser et avait découvert deux vieux tuyaux. Ils étaient assez longs et lui rappelaient les saxophones anglais de l'ancien temps, ceux qui descendaient jusqu'au sol et dont les musiciens jouaient en général assis. Or, en aucun cas Patrick ne se serait considéré comme un musicien - si tant est qu'il en ait eu un, son désir secret était de devenir peintre, faire de grandes fresques murales. Il se voyait couvrir des pignons d'immeubles, ou mieux encore, les murs intérieurs des allées, y insérer divers coins et recoins, encoignures et renfoncements ; des formes maléfiques et des silhouettes sinistres - différentes choses, mais toujours avec un penchant pour les œuvres de la période noire de Goya.

Les tuyaux étaient un genre d'objets étranges de par la réaction qu'ils suscitèrent chez Patrick. Pour commencer, ce fut immédiat. Dès qu'il les aperçut, bon dieu ! Et il secoua la tête, bêtement planté là, les contemplant tous les deux. Il ramassa le plus fin et jeta un coup d'œil alentour, mais personne ne regardait. C'était encore l'hiver. Il faisait sombre et il faisait froid. Les gens s'aventuraient rarement derrière l'immeuble. Patrick se gratta la tête ; puis, sans sourire, il entreprit de faire sonner un son grave prolongé. Il s'interrompit. Et là, l'esquisse d'un sourire se forma bel et bien sur son visage. Il lança un nouveau coup d'œil alentour : toujours personne. Il prit une très longue et profonde inspiration et une fois encore, il produisit ce son tenu très grave. C'était vraiment beau. D'une folle espèce de nostalgie qu'il aurait de toute façon été impossible de décrire avec des mots, ou avec des couleurs. Il remarqua l'autre tuyau mais déjà sa décision était prise et le timbre de celui-ci ne ferait absolument aucune différence, il emportait les deux, la paire.

Ils n'étaient ni lourds ni particulièrement encombrants. Il en prit un sous chaque bras, rentra par l'issue de secours et emprunta le couloir pour retourner au bar. Il faisait partie d'un groupe de profs, lesquels discutaient du spectacle de Noël qu'ils avaient monté à l'école deux mois plus tôt. Cette année, Patrick avait refusé d'y participer et il sentait qu'il était un peu exclu de la conversation. L'une des femmes rit tout bas. Elle racontait un incident qui avait eu lieu entre elle et un élève pendant les répétitions. Patrick la regarda. Elle s'appelait Alison et il la trouvait extraordinaire. Si elle n'avait pas été mariée, il y a belle lurette qu'il lui aurait demandé de sortir avec lui. Et elle avait aussi quelque chose d'extraordinaire dans sa façon de communiquer avec les gens, de s'adresser à eux, avec un mouvement de tête rapide qui semblait indiquer qu'elle remarquait tout, absolument tout ce qui se passait.

Il se retourna pour voir si le bar servait encore et un tuyau tomba par terre avec fracas. Le groupe regarda celui-ci puis celui qu'il portait. Il hocha la tête. Ouais, dit-il, je les ai trouvés derrière, je leur trouverai bien une utilité.

Il se baissa pour ramasser le tuyau tombé, les posa tous les deux en équilibre contre sa chaise. Il sourit et se releva, alla jusqu'au comptoir et se commanda un jus de tomate. C'était comme ça : il devait rentrer chez lui en voiture et il avait déjà beaucoup trop bu. Il comptait cesser de boire avant de prendre le volant. Alison faisait parfois des remarques à ce sujet. Ce soir, elle lui avait dit sous forme de plaisanterie, mais de toute évidence elle voulait que sa remarque soit prise au sérieux. Il la prendrait au sérieux. Elle avait tout à fait raison. Le jus de tomate remporterait peut-être son approbation ! Il en but de petites gorgées pendant que la serveuse allait chercher sa monnaie dans la caisse. Ce truc avait vraiment un goût de chiottes et il fit la grimace. C'était une partie du problème, avec les boissons sans alcool, le fait qu'elles soient aussi infectes. Sans vodka, le jus de tomate n'avait pas grand intérêt.

De retour à la table, ce sale fouineur dénommé Desmond examinait les tuyaux. Il fit un signe de tête à Patrick au moment où il s'asseyait, pinçant les lèvres de façon ironique comme pour dire : en voilà une jolie paire de tuyaux.

Patrick haussa les épaules. Je leur trouverai bien une utilisation.

Dans le groupe, quelqu'un d'autre bâillait et marmonnait qu'il devait se lever de bonne heure le lendemain matin pour le cours des nageurs débutants et qu'il était temps de rentrer à la maison. Et bientôt, des bruits de chaises se firent entendre tandis que les gens avalaient le reste de leur verre ; puis ils se levèrent et boutonnèrent ou remontèrent la fermeture Eclair de leurs manteaux et de leurs vestes. Patrick passa devant Alison, parvenant à lui tenir la porte ouverte du pied gauche, car il portait toujours un tuyau sous chaque bras. Je vous dépose ? demanda-t-il.

Vous êtes en état ?

Ouais, répondit-il avec un grand sourire.

Elle hocha la tête. Deux autres personnes du groupe les regardaient, et il demanda : Quelqu'un d'autre veut que je le ramène ?

Vous allez où ? demanda un homme qui avait récemment pris un poste de remplaçant à l'école.

Chez moi, mais je dépose Alison d'abord.

Non, c'est bon, merci quand même.

Comme vous voulez... Patrick sourit, se retourna pour dire quelque chose à Alison, mais Alison s'était éloignée de quelques mètres et bavardait avec Mme Bryson.

Durant le trajet pour aller chez elle, il conduisit de façon décontractée et s'exprima correctement, entretenant relativement bien son intérêt et son amusement en lui racontant de menus événements survenus en classe. Et il se sentait au fond de lui plus heureux qu'il ne l'avait été depuis ce qui lui semblait des lustres. Peut-être depuis le jour où il avait obtenu son diplôme, six ans plus tôt - même s'il avait l'impression que c'était hier matin, putain de merde. D'un autre côté, pourtant, il avait l'impression que ça faisait un siècle ; tous ces projets, ces principes et ces idées avortés pour l'avenir, tous ces chemins qui s'offraient à lui. Et maintenant, il était prof - encore prof ! Qu'est-ce qu'on pouvait y faire. Rien. Et puis, voilà que débarquaient ces deux tuyaux. Qu'est-ce qu'ils avaient de particulier. Qu'est-ce qu'il fallait en faire. C'était vraiment étrange. Et puis cette impression, comme si c'était sa dernière chance de se refaire une vie. Idiot. Fou. Un cliché. Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur. Il sourit à Alison.

Vous êtes bien gai ce soir, monsieur Doyle.

Oh, je suis toujours gai.

C'est faux. Vous êtes à peu près la personne la plus déprimée de toute l'école.

Y compris le Vieux Milne ?

Le Vieux Milne est pas déprimé, pas avec ce qu'il gagne.

Vous avez raison ! Il lui jeta un regard en coin, fronça les sourcils un moment puis ajouta : Comment va votre mari ces temps-ci ?

Pardon ?

Votre mari, il va comment ?

Alison ne fit aucun commentaire.

Finalement, Patrick dit : Il va bien ?

Oui.

Tant mieux... Il tournait à présent le volant au carrefour de la route principale et de la rue d'Alison ; la voiture s'y engouffra ; et se gara devant son allée. Un silence très bref, puis elle bougea pour ouvrir la portière du passager. Elle marqua une pause, lui lançant un regard. Il lui fit un clin d'œil et un sourire. Au revoir et dormez bien, dormez bien.

Vous êtes bizarre, ce soir... Alison fronça les sourcils.

Vous trouvez ?

Oui, je trouve. Elle sourit avant de s'extirper de la voiture pour descendre sur le trottoir d'où elle agita la main, puis claqua la portière. Patrick grogna. Elle n'était pas la seule à avoir cette habitude, et la portière ne tenait plus très bien sur ses charnières. Cet horrible grincement quand quelqu'un l'ouvrait trop grand. Il était vraiment temps qu'il s'achète une nouvelle bagnole. C'était sans doute pour ça que les gens claquaient la portière aussi fort, parce qu'ils se disaient qu'elle ne pouvait pas marcher tellement elle avait l'air antique. C'était chiant.

Alison attirait son attention depuis l'entrée de l'allée. Elle pensait peut-être qu'il allait piquer du nez et rester ici toute la nuit. Il sourit et lui répondit par un signe de la main, fit deux appels de phares et elle disparut. Pas même un nuage de fumée. Il continua de fixer l'entrée de l'allée.

Lorsqu'il gara la voiture dans sa propre rue, il était conscient que les tuyaux représentaient un nouveau problème dans sa vie, même pour des événements aussi insignifiants que sortir de la voiture : est-ce qu'on les prenait dans ses bras avant de se lever ? ou on sortait d'abord et on les tirait ensuite derrière soi, putain ? ou alors, on les appuyait contre la voiture pendant qu'on était encore assis ! C'était presque comme avoir un animal domestique. De façon assez étrange, sa belle-sœur avait essayé de lui fourguer un chiot de six semaines tout récemment, mais il avait refusé. Ça aurait pas été bien, avec lui qui était à l'école toute la journée. La petite bête n'aurait pas été heureuse. Sans parler des vacances. Ainsi que d'autres difficultés. Et s'il lui prenait l'envie de passer toute la nuit dehors, alors ?

Les tuyaux pouvaient être considérés comme un ersatz d'animal domestique. Mieux encore ! Comme un ersatz d'enfant ! Ou d'épouse, bon sang ! En fait, ces tuyaux-là représentaient le monde entier. Avec ces tuyaux dans son sillage, tout était possible. Mieux ! Probable !

Pat riait tout haut en montant l'escalier. Et une chose était sûre, il y avait beaucoup d'ironie sous-entendue là-dedans. Mais ce que l'on ne pouvait ignorer, c'était l'existence du bonheur : il se sentait véritablement heureux. C'était la question qui posait problème. Il ne s'était pas senti véritablement heureux depuis des années.

Ça ne pouvait pas être vrai. Des années ? Si, c'était vrai, des années.

Dans l'entrée, il appuya les tuyaux contre le mur sous le portemanteau puis changea d'avis et les emporta dans le séjour ; s'il les laissait dans l'entrée, ils risquaient de souffrir de la température, car il y faisait bien trop froid et il y avait des courants d'air, et s'il les laissait dans la cuisine, il y ferait trop chaud à certains moments et trop humide à d'autres ; l'un comme l'autre n'était peut-être pas bon pour eux. Mais ce salon, il l'utilisait rarement, si bien que la température, si elle n'était pas élevée, n'était pas basse non plus, et surtout, demeurerait constante.

Dans la cuisine, il alluma le radiateur électrique, s'accroupit pour se chauffer les mains devant les deux barres, sa veste sur les épaules, la conservant jusqu'à ce qu'il se soit réchauffé - c'était un des inconvénients à vivre seul, on rentrait toujours dans du vide, on rentrait chez soi pour y trouver ce froid, une pénurie permanente de chaleur, de cette chaleur née de la présence d'un autre, d'un pékin quelconque, en d'autres termes. Il se prépara un thé, s'assit sur sa chaise, les mains dans les poches de son pantalon et les épaules voûtées. Il commençait à se sentir extrêmement fatigué. Ça ajouté au froid, il ferait sûrement mieux d'aller au lit. Laisse tomber le thé. Il débrancha la bouilloire et se déshabilla, éteignit le radiateur, devant aller aux toilettes situées dans l'entrée avant de se glisser rapidement dans le lit et sous les couvertures, de se pelotonner afin de former un objet le plus petit possible. Et s'il avait bu une grande tasse de thé, il aurait dû se relever dans la nuit. Mais s'il avait été mieux organisé dans ses habitudes concernant le fait d'aller pisser, il n'aurait jamais trouvé les tuyaux ! Pendant un moment, il envisagea de se lever pour les essayer, mais ça n'aurait pas été une bonne idée ; ça aurait été une mauvaise idée ; ça aurait été tout l'inverse de ce qu'il fallait faire. Si jamais il devait en jouer, il voulait le faire sérieusement, et ça voulait dire être dans les bonnes conditions, l'état d'esprit approprié et l'état physique approprié. Cesser de boire, pour commencer ! Il se remettrait en forme. Et c'était un autre problème : il doutait, et pas qu'un peu, de s'être senti véritablement en forme depuis des années. Des siècles ! Pourquoi est-ce qu'il n'était pas marié à quelqu'un comme Alison, par exemple ? Elle était vraiment belle physiquement, et sans aucune doute abordable - accessible. Ou en tout cas, elle l'avait été à son arrivée l'été dernier. Peut-être même maintenant, s'il se donnait vraiment la peine d'essayer, ça dépendait juste de la façon dont il s'y prenait ; et s'il l'invitait, juste pour voir ce qu'il en sortait. Il était grand temps. Il devait faire quelque chose. Il devait vraiment faire quelque chose, parce que ça le rendait dingue, ça le rendait complètement dingue. Il pourrait l'inviter, juste pour voir ce qu'il en sortait. L'emmener dîner et boire un coup, peut-être, rien de renversant, juste une petite sortie calme et discrète. Pas quelque chose susceptible de la déconcerter. Il ne fallait pas y aller en force sinon, sinon ça risquerait de vraiment la déconcerter. Simplement la voir seule, rien que tous les deux, et sans cette putain de meute de profs toujours à regarder ce que vous faisiez, à vouloir se mêler de vos oignons, leur façon de toujours vouloir avoir l'œil sur tout ce que vous faisiez, la moindre chose à laquelle vous participiez ou participiez pas, putain ! Comme ce spectacle débile. Et les tuyaux, bien sûr. Ils allaient jaser à ce propos aussi. Desmond et Mme Bryson et tous les autres. Brouhaha en salle des profs. Silence complet quand il entre, et puis à nouveau ce putain de brouhaha dès qu'il a tourné le dos. Eh dites, vous les avez vus ! Et la façon dont il les a récupérés, vous avez remarqué ! Je vous jure, il les a tirés derrière le centre culturel ! Non mais c'est à se taper le cul par terre, putain !

Fils d'un restaurateur-encadreur, James Kelman est né à Glasgow en 1946. À 15 ans, il quitte l'école et sa famille émigre aux États-Unis où il vit un temps avant de retourner à Londres et Édimbourg. Il devient chauffeur de bus et commence à écrire à 22 ans. En 1983, il publie son premier recueil de nouvelles, Not Not While the Giro ; puis viendront, entre autres, Le Poinçonneur Hines (1999), Faut être prudent au pays de la liberté (2006). En 1989, il obtient le James Tait Black Prize pour Le Mécontentement (2002), et en 1994 le Man Booker Prize pour Si tard, il était si tard (2015). Il habite à Glasgow. Son site web est à cette adresse http://jameskelman.net/

Bibliographie