Publication : 24/02/2021
Pages : 320
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1036-0
Couverture HD
Numérique
ISBN : 979-10-226-1037-7

Le Monde dans le dos

Thomas MELLE

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21,5 €
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9.99 €
Titre original : Die Welt im Rücken
Langue originale : Allemand
Traduit par : Mathilde Sobottke

Autobiographie, fiction, chronique captivante de la bipolarité, ce récit n’est pas un inventaire de la maladie, mais plutôt le désir de trouver dans l’écriture et la littérature une « poétique de l’authentique », c’est-à-dire une perception de la double identité du sujet bipolaire chacune comme la seule identité réelle.

Le livre est saisissant, Thomas Melle ne s’épargne pas. Son texte – espèce d’anti-roman d’apprentissage – alterne entre poésie, délires rocambolesques (une coucherie avec Madonna, un passage au McDo avec Thomas Bernhard…) et situations poignantes afin de raconter avec la plus grande sincérité ce qu’il lui est donné de vivre.

Dans cette œuvre unique, l’auteur mélange avec maîtrise ses souvenirs, ses obsessions et ses intuitions, et fait éclater la notion du genre en écrivant sur la bipolarité – ou plus précisément la phase maniaque –, qui peut être aussi une grande machine à fabriquer de la littérature.

Un objet d’une force narrative inouïe.

  • « Un double je bouleversant. » « Sans fatalisme ni résignation, [Thomas Melle] apporte l’illustration fascinante d’une maladie qui agit comme moteur de l’écriture et formidable fabrique à histoires. »
    Léonard Desbrières
    Le Parisien week-end
  • « Le Monde dans le dos, un titre très parlant, pour ce livre psyché, cette magnifique anamorphose aussi éprouvante que sidérante. »
    Dominique Aussenac
    Le Matricule des anges
  • « Thomas Melle, atteint de bipolarité, nous offre un texte inclassable, ni roman, ni autobiographie, ni chronique d’une maladie, à moins que ce ne soit toute cela à la fois. Le Monde dans le dos est plus qu’une analyse, un retour sur la déferlante maniaque qui s’abat sur lui sans crier gare, emportant toutes les digues protectrices, avant de refluer en abandonnant derrière elle les fragments épars d’un « moi » qu’il lui faut rassembler. Il s’agit de faire ressurgir, quand le calme revient, ces vestiges à demi enfouis, cadenassés dans un recoin de la mémoire ; de trouver les mots, de les écrire pour survivre, pour vivre tout simplement. Et le lecteur, à la fois ébranlé par ce qu’il lit et fasciné par la maîtrise de la narration, assiste à la lente résurrection d’un auteur qui manifeste un talent des plus originaux. » Lire la chronique ici
    Jean-Luc Tiesset
    Site En attendant Nadeau
  • "Un livre éprouvant, poignant parfois, humble et courageux, sans concession ni auto-apitoiement. Et utile pour tout qui voudrait essayer de comprendre la bipolarité et le sentiment d’exclusion qu’elle peut générer." Lire la chronique ici
    Blog Voyages au fil des pages
  • "Le Monde dans le dos n’est pas seulement le roman autobiographique d’un Allemand né en 1975, analysant la maladie qui l’a mis à terre trois fois. C’est une plongée au cœur de la vulnérabilité humaine, une fameuse traversée sur une nef des fous où le langage mène la danse."
    Frédérique Fanchette
    Libération
  • "Un texte couturé, saturé, rythmé par les va-et-vient de la psychose, qui reparcourt obsessionnellement, en même temps qu’il les estompe, les limites entre soi et soi, fiction et vérité, normalité et folie. La folie, n’est-ce pas précisément cela ? Et, peut-être, l’écriture aussi." Lire la chronique ici
    Le Blog littéraire de Pierre Ahnne
  • "Chronique d'une vie en enfer, son livre est aussi une quête : d'explications, d'identité. Comment se faire comprendre des autres quand on ne sait pas soi-même qui l'on est ? La détresse de l’auteur, bipolaire, est sublimée par l'écriture. Rien que ça."
    Fabrice Colin
    Lire Magazine Littéraire
  • "Chagrins, angoisses, obsessions, poèmes se succèdent en rythmes cassés, le tout avec une lucidité poignante. Qu’il nous raconte une coucherie fantasmée avec Madonna ou l’écrasement qui s’abat sur lui au lendemain d’un délire, nous sommes avec lui. C’est beau, ça prend à la gorge."
    Christilla Pellé-Douël
    Psychologies Magazine
  • "Melle déploie tout son talent littéraire pour nous livrer en pâture son cauchemar éveillé. Son malheur dépeint avec un humour cruel devient pour le lecteur un plaisir coupable."
    Sandra Jumel
    Vocable Allemand

PROLOGUE

1

Je voudrais vous parler d’une perte. Il s’agit de ma bibliothèque. Cette bibliothèque n’existe plus. Je l’ai perdue.

Le sujet avait été abordé lors d’un repas organisé en mon honneur, car j’avais remporté un petit succès. Participer à ce repas m’était pénible, mais je ne voulais pas gâcher le plaisir que les autres croyaient me faire. Tout compte fait, ce fut quand même une soirée réussie.

À côté de moi était assise Henry qui a un prénom bien plus joli en réalité. J’avais un faible pour elle depuis un certain temps. Nous parlions presque comme des amis intimes, cependant je supposais que cette intimité provenait davantage de son naturel doux et posé que d’une réelle proximité. Nous parlions comme nous l’avions déjà fait à plusieurs reprises de littérature, et au lieu de me montrer sous mon meilleur jour qui est aussi un peu hypocrite, je lui révélai que je ne possédais plus de bibliothèque.

J’avais obéi spontanément à cette impulsion ; depuis quelque temps, je parlais plus ouvertement de mes pertes et de mes manques qu’autrefois, même si ces aveux étaient toujours un peu honteux et éprouvants. Faire étalage de sa propre catastrophe a quelque chose d’intrusif ; mais c’est encore plus tordu de ne pas en parler si, de toute façon, on en est déjà aux conséquences. Bertram, l’hôte de la soirée, entendit ce détail depuis l’autre bout de la table et nous nous mîmes à parler des bibliothèques et de leur accroissement lent, mais constant, au cours de la vie, et de manière plus générale de l’accumulation de trucs et de matériel qui au fil des ans devenaient pour certains une partie non négligeable de leur identité. Nous convenions qu’une telle perte devait être assez insupportable. Puis la discussion s’éparpilla et je me tournai de nouveau vers Henry à qui je devais encore révéler la raison de la disparition de ma bibliothèque si je ne voulais pas que notre échange laisse apparaître un blanc trop suspect. Alors je lui dis en passant et à voix basse, je ne parle presque jamais d’une voix aussi basse, mais elle aussi parlait doucement, j’avais du mal à l’entendre, d’autant qu’elle était assise à ma gauche, le côté où je souffre d’un acouphène : que j’étais bipolaire. Je suppose qu’elle le savait de toute façon. Ou qu’elle savait quelque chose. Tout le monde savait quelque chose.

En anglais, il existe cette expression très connue : The elephant in the room. Elle désigne un problème qui saute aux yeux, délibérément ignoré de tous. Il y a donc un éléphant dans la pièce, et même s’il est impossible de ne pas le remarquer, personne n’en parle. Peut-être qu’on en a honte, peut-être que sa présence est bien trop évidente, peut-être qu’on se dit qu’il va bien finir par repartir, alors qu’il est littéralement en train de pousser les gens contre les murs. Ma maladie est comme cet éléphant. La porcelaine qu’il a écrasée (pour le laisser se défouler dans une autre image) crisse encore sous vos semelles. La porcelaine – que dis-je ? C’est moi-même qui suis dessous.

Autrefois je collectionnais. Féru de culture, je m’étais constitué une bibliothèque imposante au fil des décennies et je la complétais et l’agrandissais constamment avec beaucoup de souci du détail. Mon cœur était attaché à ces livres et j’adorais savoir que derrière moi, dans mon dos, il y avait tous ces écrivains qui m’avaient jadis marqué et passionné, ainsi que mes collègues dont les nouvelles publications me démontraient sans cesse que le temps passait et que les choses changeaient. Je n’avais pas lu tous ces livres, mais j’avais besoin de tous, je pouvais à tout moment aller vérifier quelque chose et me perdre à nouveau ou pour la première fois dans l’un d’eux. Ma collection de musique avait également été considérable, indie, électro, classique. Pour moi aussi, collection et bibliothèque étaient devenues une partie de ma personnalité. C’est étrange de projeter son Moi à l’intérieur des choses qui nous entourent. Et encore plus étrange de dilapider ces choses, sans vraiment le vouloir.

En 2006, j’avais vendu la majeure partie de ma bibliothèque, surtout les classiques. Tout à coup, en pleine phase maniaque, ces livres autrefois adorés étaient devenus un poids pour moi, et je voulais m’en débarrasser au plus vite. En 2007, pendant la dépression, j’ai beaucoup pleuré cette perte. Un collectionneur avait dispersé les objets de sa passion aux quatre coins du monde et toute tentative de récupération était vouée à l’échec. Pendant trois ans, j’ai subsisté au milieu de mon stock décimé, puis je suis redevenu maniaque et j’ai vendu, c’était en 2010, presque tout ce qui restait de ma bibliothèque amputée, puis tous les cd et vinyles que les commerçants voulaient bien prendre. Le reste, je l’ai jeté, tout comme une importante partie de mes vêtements. En 2011, en me réveillant de cette ivresse folle, j’étais consterné d’avoir perdu et bradé tout ce que j’aimais.

Ces livres me manquent encore aujourd’hui. La plupart du temps j’essaie de me persuader que même avec une constitution psychique normale, ça n’aurait pas été une si mauvaise idée de réduire ma bibliothèque (mais juste de la réduire !) ou qu’un jour ou l’autre j’en aurais eu assez d’archiver et d’emmagasiner et que je me serais adonné à un minimalisme libérateur et jusque-là inconnu : murs blancs, un canapé, une table avec une bougie à la Gerhard Richter, c’est tout. Mais les décisions que j’ai prises étaient le fait de ma maladie. Il n’y avait pas de libre arbitre, et les murs vides, l’écho dans l’appartement, me narguent encore aujourd’hui et illustrent, pour le dire sans détour, l’échec de ma tentative de vivre.

Henry ne sut quoi dire. Elle me regarda en opinant de la tête avant de m’assurer qu’elle connaissait ce genre d’état, même s’il ne lui viendrait jamais à l’esprit de vouloir comparer ma disposition et la sienne. Nous avons continué de parler de ces états, ces zones de hautes et de basses pressions de la psyché, sans que je veuille ou puisse décrire ce que ma maladie signifiait véritablement pour ma vie. Aucun autre détail dévastateur ne me vint aux lèvres. Dans un premier temps, l’évocation de ma bibliothèque était largement suffisante. Et pourtant, ça n’avait rien de honteux de parler avec elle, la confiance était tangible, tout comme la distance qui s’était soudain glissée entre nous. Une fois avouée, la maladie se tenait encore plus manifestement entre nous, et je ne regrettais pourtant pas de le lui avoir dit. Trois ou quatre semaines plus tard, nous sommes tombés amoureux. Mais nous n’avons jamais formé un couple. Ma maladie lui faisait peur et moi, je craignais sa famille de la vieille noblesse, presque bornée dans son savoir-vivre, alors, après une semaine passée comme dans un rêve, nous sûmes qu’il n’y avait pas de place pour nous dans la réalité, même si nous avons essayé obstinément de la trouver pendant encore quelques mois en dépit de toutes les objections, les nôtres et celles des autres. Depuis ce moment-là, je ne lui ai raconté que peu de choses de ma vie, bien qu’elle soit une des personnes à qui je pourrais et devrais tout raconter. Ce livre est dédié à ce genre d’impossibilités – et à un amour qui s’est tout de suite rétracté.

 

2

Quand je m’envoyais en l’air avec Madonna, j’allais bien, en tout cas un certain temps. Madonna était encore étonnamment en forme, mais à vrai dire ça ne me surprenait pas tant que ça. En 2006, tout le monde avait pu assister à sa transformation en machine à fitness et avait vu comme elle se démenait dans la vidéo Hung Up, enchaînant les splits et les squats, toujours plus durs, toujours plus extrêmes, un être humain en caoutchouc avec des galbes doux, qui modelait son corps avec une volonté de fer en donnant un coup de pied dans les fesses flasques de l’éphémère. Et maintenant c’était à moi de profiter de ces efforts ; maintenant on me récompensait enfin avec les fruits de ses exercices physiques sudorifères – moi qui avais également considérablement maigri ces derniers mois et qui avais documenté ce processus plus ou moins intégralement sur mon blog que je détruisais quotidiennement pour lui redonner vie. Le moment était arrivé, et je pouvais aller l’enlever de la Oranienstraße comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Pourquoi s’en étonner ? Puisqu’elle avait passé sa vie à faire des chansons sur moi.

Idem pour Björk. Sauf qu’elle avait fini par me taper passablement sur les nerfs. Dans les cafés et les bars, elle se trémoussait autour de moi d’un air perdu et tentait de ramener à la raison mon cœur avec son fragile chant d’elfe. N’avait-elle pas toujours été mon véritable amour pop ? Pourquoi tout à coup Madonna ? Voilà ce qu’elle semblait gémir. Contrairement à Madonna, Björk n’avait pas aussi systématiquement travaillé sur sa personne, elle ne s’était pas constamment réinventée et métamorphosée. Björk semblait croire que les lunettes de Selma qu’elle portait dans Dancer in the Dark et son apparence négligée, esquintée et dolente suffiraient à ranimer sans difficulté la flamme de mon amour de jeunesse. Dans des cafés voilés de rideaux ordinaires, elle s’approchait de moi, des feuilles mortes dans les cheveux, elle roucoulait quelques mots incompréhensibles, puis repartait bredouille. Un peu comme Courtney.

Je n’ai presque aucun souvenir de l’acte sexuel lui-même avec Madonna. Il n’a dû être ni particulièrement endiablé ni particulièrement ennuyeux. C’est qu’en vérité, Madonna n’est pas une bombe sexuelle, tout comme Elvis n’en était pas une, une de ses amantes a même dit qu’au lit, il lui avait fait penser à un petit bébé maladroit, réflexe de succion du sein maternel inclus. Madonna avait un compor-tement incestueux similaire, elle semblait encore voir en moi son fils, son Jésus déchu à qui elle voulait coller une fellation : I’m down on my knees, I’m gonna take you there, et ainsi notre accouplement dégageait une odeur d’interdit sans que cette hérésie m’excite le moins du monde. Bientôt je finis par reconnaître sous moi la femme âgée, la chair était devenue plus molle et plus flasque sous mes doigts, tous les masques étaient tombés, les pattes-d’oie profondément gravées dans sa peau à force de sourire. Tous les masques étaient tombés, oui : sauf ce rictus de louve qui avait déjà brillé dans le reflet de la vitrine de la librairie. Madonna montrait ses longues dents. En contemplant les livres dans la devanture, nos regards s’étaient croisés, moi la reconnaissant tout de suite, elle souriant furtivement, et sans un signe de plus, nous nous étions précipités dans mon appartement ravagé de Kottbusser Tor, le goudron mouillé tel un miroir sombre sous nos pieds. Elle était simplement venue avec moi. Je me souviens qu’au début j’étais étonné qu’elle soit en si bon état, presque comme sur ses photos de nus de la fin des années 70, mais je dois aussi avouer que ses seins me paraissaient bien plus petits que ce que j’avais imaginé, que ce que les médias ou elle-même avaient laissé croire. Il fallait enlever au moins deux tailles de bonnet, et là ça collait à peu près. Mais même si Madonna se désagrégeait pratiquement sous mes yeux, qui étais-je pour porter ces jugements mesquins ? Ou plutôt : qui étais-je pour la décevoir ? Nous attendions ce moment depuis des années. Je renonçai donc à mes réflexions et évaluations et je lui donnai ce qu’elle prit. Le lendemain matin, conformément à son rang, elle avait disparu sans laisser son numéro de téléphone. Madonna quoi ! Je ne m’étais pas attendu à autre chose.

Les stars qui sortent tout à coup de leurs cachettes, je connaissais déjà. C’était toujours la même chose. Il suffisait que je reprenne conscience de mon rôle incommensurable, que j’émette à nouveau les bons signaux, pour qu’elles viennent tournoyer autour de moi comme les étoiles autour de leurs trous noirs. Et je les bouffais toutes. Avant que je finisse au pieu avec Madonna, mca avait rôdé dans les parages, ce bon vieux mc des Beastie Boys, malheureusement mort depuis, il voulait checker ce que je fabriquais dans cette nuit déserte. Contrairement à Werner Herzog qui me guettait partout et à tout moment, mca était une âme pure et intègre. Il me fit un bref signe avec le pouce levé pour me dire que tout était impec et ainsi Madonna et moi pouvions nous lancer dans l’aventure la conscience tranquille. Car mca était la conscience personnifiée de la pop, et quand il approuvait un truc, alors c’était politiquement et moralement correct, peu importe ce que les drag-queens devant le Roses sifflaient dans notre dos, ou les jeunes Turcs devant l’Oregano qui fixaient sceptiquement les drag-queens et les chauffaient d’un air taciturne. Qu’ils règlent le problème de leur mépris entre eux ; ça ne nous concernait pas. Quoique – j’avais aidé les drag-queens quelques semaines auparavant, je m’étais interposé entre elles et des caïds balèzes et agressifs et j’avais même appelé la police quand ces voyous les avaient finalement tabassées. Moi ! La police ! Une farce. Mais les Turcs comprenaient mon attitude et ne touchaient pas à un seul de mes cheveux. Après tout j’avais grandi avec eux. Ça nous avait marqués. Moi, mais surtout eux. Et les drag-queens m’embrassaient pleines de gratitude.

Une fois que Madonna était partie, elle était partie, et rien ne s’était passé. À cette époque, c’était presque toujours comme ça : je vivais une expérience qui aurait créé pas mal de remous et de scandales si j’avais été dans un stade préconscient – mais maintenant tout esclandre s’évanouissait dans le néant, que je me fasse embarquer au poste avec les menottes ou séduire par Madonna. D’ailleurs, je n’en parlais à personne, tout au plus des semaines plus tard, complètement dévasté par le whisky, dans un lit fraîchement mis en désordre par une inconnue. Les événements étaient intenses, mais sans conséquences. Chaque jour était comme une réincarnation et il me fallait un nouveau stimulus encore plus excitant pour satisfaire ma conscience. Et voilà que j’avais refoulé la veille comme une guerre récemment perdue.

3

Rien que ce mot : bipolaire. C’est l’un de ces termes qui en évincent d’autres, parce qu’il serait soi-disant mieux adapté à ce qu’il désigne en ôtant à la dénomination ce qu’elle a de discriminant. Un euphémisme déguisé, censé enlever l’épine à son objet en le rebaptisant. Mais en définitive, l’ancien terme maniacodépressif convient bien mieux, en tout cas en ce qui me concerne. D’abord je suis maniaque, ensuite je suis dépressif : c’est simple. D’abord il y a la poussée maniaque qui, chez la plupart des gens, dure entre quelques jours et quelques semaines, chez certains jusqu’à un an ; puis suit la phase en creux, la dépression, le désespoir absolu, s’il n’est pas dissous par un vide impitoyable et déformé en une sourde apathie. Selon le malade, cette phase peut également s’étendre de quelques jours à deux ans, voire encore plus longtemps. Je suis de ceux qui ont un abonnement longue durée. Que je m’enfonce ou que je m’envole, c’est parti pour un bon moment. Alors plus rien ne me retient, que ce soit en plein vol ou dans la chute.

Le mot bipolaire entraîne, outre les effets positifs du changement de dénomination – comme l’inclusion de formes mixtes ou plus légères de la maladie –, une certaine technicité qui atténue la teneur véritablement catastrophique du terme pour aboutir à un étiquetage conforme aux manuels : le désastre se mue en terminus technicus agréable au consommateur. Le mot est tellement mou que certains ne comprennent toujours pas ce qu’il signifie. Et leur ignorance en dit long. Le citoyen cultivé ne sait quoi faire du terme bipolarité – alors comment pourrait-il juger ce qu’est la maladie. Ces choses-là restent complètement étrangères et profondément inquiétantes pour les gens, et ce n’est pas un reproche. Le mot est banal, mais les faits sont dramatiques. D’un côté il y a les gens normaux, traversés eux aussi de névroses, de phobies et de vraies folies, mais tous charmants, tous faciles à intégrer dans la société avec un petit clin d’œil, et de l’autre, les fous qui se querellent avec leurs ténèbres, qui n’entrent tout simplement dans aucune case, que ni l’ironie ni l’humour ne peuvent rendre commensurables. C’est bien cela le destin des fous : leur incommensurabilité, la perte de toute relation avec la vie que mène le reste de la société. Le malade est un cinglé qu’il faut éviter, car il est un symbole du non-sens, et ce genre de symbole est dangereux, notamment pour cette fragile construction que nous appelons notre quotidien. Tout comme le terroriste, le malade est tombé hors de l’ordre sociétal établi, il est tombé dans le gouffre hostile de l’incompréhension. Et le plus cruel, c’est que même lui n’arrive pas à se comprendre. Alors comment pourrait-il se faire comprendre des autres ? Il ne lui reste qu’à accepter sa propre opacité et à tenter de vivre avec elle. Pour lui, plus rien n’est transparent, ni sa vie intérieure, ni le monde extérieur. Les explications médicales sont les paradigmes d’un raisonnement conceptuel qui veut créer du sens pour aider le malade à surmonter le choc de la perte de soi : vos neurones se sont trop déchaînés ; votre stress était contre-productif. Mais ce genre d’ersatz d’explication n’a pas plus à voir avec l’expérience réelle de la maladie que la description fonctionnelle d’un système de freinage avec un carambolage. On est face à l’accident, le mode d’emploi à la main, et on cherche à retrouver dans les dessins sommaires les morceaux d’épave étalés si nettement devant nous. Mais on ne trouve rien. Les faits dynamitent l’explication. L’accident n’est pas prévu dans la construction.

Le mieux serait sans doute que la personne psychiquement malade, si tant est qu’elle survive à sa crise, se laisse irrévocablement immobiliser pour essayer ensuite de subsister dans cet état végétatif jusqu’à la fin, sans ne plus réfléchir à rien. De toute façon tout est perdu, ou presque. Se pencher de façon active et analytique sur sa propre maladie est fatigant et douloureux. Et c’est dangereux.

Je suis devenu un personnage fait de rumeurs et d’histoires. Tout le monde sait quelque chose. Ils en ont entendu parler, ils colportent des détails vrais ou faux, et celui qui n’est pas encore au courant en est informé en cachette. Cela s’est infiltré irrémédiablement dans mes livres. Ils ne parlent que de ça et essayent tout de même de le cacher de manière dialectique. Mais ça ne peut pas continuer ainsi. La fiction doit faire une pause (et continue pourtant d’agir insidieusement). Il faut que je me réapproprie mon histoire, il faut que je fasse émerger les causes par une description exacte des accidents étant donné qu’elles-mêmes ne sont pas représentables et qu’on ne les trouve pas dans les plans de construction.

Des causes, des causes, des causes. Prenez dix thérapeutes et vous avez cent causes. Il reste cependant toujours ce qu’on appelle la vulnérabilité : une fragilité littérale qui désigne d’abord une prédisposition à des maladies mentales, mais aussi une sensibilité à fleur de peau, comme une sorte de réceptivité hypersensible dont la conséquence presque immédiate est que le monde quotidien vous surmène. Trop de perceptions, trop de regards, en plus vous prenez toujours en compte les pensées d’autrui, de sorte que la perspective extérieure domine votre regard sur vous. Par exemple l’arrivée dans un espace public, un théâtre ou un bar, la plongée dans les tensions sociales qui y règnent, demande trop à la personne vulnérable. Les possibles dangers qui vous guettent dans ces zones-là sont multiples. Un brin de causette se transforme en piège, les regards des personnes présentes ressemblent à des attaques, les bribes de conversation irritent votre concentration, le simple fait d’être planté là vous plonge dans le plus grand isolement. Le vulnérable doit constamment se faire violence s’il ne veut pas disparaître entièrement dans sa sociophobie. Peu résistant et embrouillé par tout ce qui lui est extérieur, il évite les relations sociales et les désapprend si tant est qu’il les ait apprises un jour. Ou alors il se voit forcé de se désensibiliser avec de l’alcool et des drogues. Et commence ainsi à chambouler son système neuronal et à le faire lentement basculer. Peut-être. Peut-être une raison, une cause.

Ainsi un bon nombre, à savoir soixante pour cent des bipolaires, ont des antécédents d’abus de substances psychoactives. Est-ce la maladie qui cause l’abus, est-ce l’abus qui cause la maladie ou bien est-ce une interaction ? Difficile de trancher. Quand on fait la lumière sur les causes, elles deviennent trop limpides et trop prévisibles. D’un côté les causes vous fournissent des schémas explicatifs à l’aide desquels vous pouvez vous tranquilliser, vous-même et votre entourage, même si c’est au travers de prétendus traumatismes. D’un autre côté, vous n’y gagnez rien, ce sont des simplifications, des formules magiques et par conséquent des mensonges. La médecine est encore une science tâtonnante, trial and error depuis des siècles. Le plus souvent, nous devons les médicaments à des découvertes fortuites. La psychologie est prisonnière d’une logique de cause à effet. Et à la fin, même vos bâillements n’ont pas d’explications.

La seule chose que je puisse dire est la suivante : il m’est arrivé ceci et cela (et j’espère que ça n’arrivera jamais plus). Il est impossible de déterminer de façon définitive ce qui est une cause, une conséquence ou une circonstance sans rapport avec la maladie. Il me faut donc tout raconter pour mieux le faire comprendre.

1999

1

Quelque chose ne va pas.

Là-dessus, nous étions d’accord. Lukas voulait dire autre chose que moi. Mais comme il était malin, il avait donné à sa phrase une tournure si générale que, même moi, je pouvais y adhérer. Quelque chose n’allait donc pas. Moi je voulais dire : dans le monde. Lui par contre voulait dire : en moi.

Un coq chantait. C’était un gadget en forme de coq qui émettait des sons métalliques lorsqu’on le faisait bouger. Andreas tenait l’animal en plastique dans sa main et le faisait encore une fois émettre son cri éraillé. C’était probablement une blague maladroite, une parodie des déclencheurs de ma paranoïa : regarde, un signal, un signe, un cri, oui. C’est pour toi. Et ce n’est rien. C’est une plaisanterie. Réveille-toi.

La première nuit de mon délire était derrière moi. Je ne m’en souvenais déjà presque plus. J’avais sans doute dormi malgré mon affolement. Je m’étais certainement aussi calmé à coups de bière, ce que les médecins considèrent comme de l’automédication. En effet, les avis peuvent changer en un rien de temps : ce qui aujourd’hui est la beuverie d’un tire-au-flanc devient l’automédication d’un malade le lendemain.

Au petit matin, mes amis regroupés autour de moi à la table de la cuisine étaient perplexes. C’était du jamais vu, tout ça. On avait entendu parler d’une étudiante en droit qui avait pété un câble la veille de son examen final et qui s’était fait passer pour sa grand-mère au téléphone. À l’époque, ça m’avait fait tendre l’oreille, car j’étais réceptif à ce genre d’histoires. Désormais j’étais sur le point de devenir moi-même une histoire comme celle-ci. Et mes amis se contentaient de rester assis là, sans savoir quoi dire. Ils me regardaient, certains à la dérobée, d’autres déconcertés.

Dans un sursaut émotif, Knut fut le seul à essayer de braver la malédiction, l’embarras. Mais tout ça n’est pas vrai ! s’exclama-t-il, le visage tout rouge, pour rompre le silence. Une belle, presque grande tentative que les gens osent trop rarement. Pas un seul médecin ne prononcerait une telle phrase, tout au contraire, pendant les discussions avec le patient ils ne contestent rien, ils répètent tout comme pour en prendre note : Alors tout le monde vous connaît ?Oui, tout le monde me connaît.Depuis quand ?Depuis… Je ne sais pas.Ah.Ah. – Et vous entendez des voix ?Quoi ?Des voix ? Vous en entendez ?Oui, la vôtre. Très distinctement.Ce n’est pas ce que je veux dire. D’autres voix ?

Un oui fait alors automatiquement de vous un schizophrène, un non ne veut rien dire dans un premier temps, et toutes les options restent possibles dans ce qcm qui ne remet jamais en question les réponses d’un malade, qui s’arrange de tout. Ce genre de pratiques a sans doute un sens longuement éprouvé et bien sûr la plupart des paranoïaques ne peuvent pas être dissuadés de leurs convictions. Pourtant je me demande parfois si l’interjection lancée par une instance compétente, le simple fait de nier un fantasme, peut-être sur un ton anecdotique, comme en passant, ne pourrait pas être un secours : En fait, ce que vous pensez n’est pas possible, mais…

Knut en tout cas tenta le coup. Ou plutôt la tentative explosa de façon incontrôlée, car Knut était parfois une tête brûlée qui semblait vouloir faire honneur à ses cheveux roux.

Mais tout ça n’est pas vrai !

Thomas MELLE est né en 1975, il a étudié la littérature comparée et la philosophie à Tübingen et aux États-Unis, il est traducteur et écrivain. Il fait des débuts très remarqués en 2011 avec le roman Sickster (lauréat du Prix Franz-Hessel.) 3000 € a obtenu le Prix de littérature de la Ville de Berlin en 2014 et son nouveau roman publié en Allemagne a été finaliste du Prix du livre allemand 2016.

Bibliographie