Publication : 11/02/2005
Pages : 420
Grand Format
ISBN : 2-86424-528-0

Le Nègre de Dundee

James ROBERTSON

ACHETER GRAND FORMAT
22 €
Titre original : Joseph Knight
Langue originale : Anglais
Traduit par : Céline Schwaller
Prix
  • Scottish Arts Council Award - 2004
  • The Saltire Award - 2004

En 1746, exilé en Jamaïque après la bataille sanglante de Culloden, qui a marqué la défaite finale des jacobites, partisans des Stuart, le jeune John Wedderburn, se faisant passer pour médecin, a fait fortune, aidé de ses frères, dans les plantations de cannes à sucre. Vingt ans plus tard, il est revenu en Écosse pour se marier et réhabiliter le nom de sa famille, en amenant avec lui Joseph Knight, un jeune esclave noir.

Joseph a disparu depuis le procès où se sont affrontés maître et esclave, blancs et noirs, propriété et liberté, riches et pauvres. Wedderburn n'a pas oublié. Tant que Joseph Knight ne sera pas retrouvé, il ne pourra échapper à son passé. L'avoué Jamieson s'attache à comprendre la véritable histoire de ces deux hommes: pourquoi continuer à chercher Joseph Knight alors que l'on ne lui demande plus rien?

Un roman émouvant sur l'histoire, l'identité et les idées d'égalité et de liberté. Des personnages forts, une atmosphère trouble, un roman magnifique et austère sur les relations de domination et l'esclavage qui tient le lecteur en haleine sans aucune concession aux facilités classiques du thème.

  • « Ce livre captivant se présente à la fois comme une saga familiale aux personnages remarquablement campés, une fresque historique et sociologique réaliste de la vie en écosse et à la Jamaïque à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles, une consternante plongée dans l'univers des négriers et des esclaves, et surtout l'étude du problème psychologique complexe et ambigu des rapports maître-esclave [...]. Un livre qui pèse son poids d'humanité. »
    Pierre Schavey
    THE LION

Ballindean, 15 avril 1802

Sir John Wedderburn, grand mais quelque peu voûté par l'âge, se tenait devant les fenêtres de sa bibliothèque, d'où il admirait - comme il s'y sentait obligé chaque matin où il en avait le privilège - la vue sur la vallée de Gowrie et l'estuaire de la Tay. Le domaine de Ballindean s'étendait devant lui: la pelouse devant la maison, le petit loch, puis le parc émaillé de vaches noires, de moutons auréolés de soleil et d'agneaux à la blancheur invraisemblable. D'épaisses rangées de sycomores, de bouleaux et de pins ceignaient la maison et ses abords immédiats. Derrière les arbres de la fumée s'élevait des cheminées des cottages avoisinants et du village d'Inchture, aussitôt dispersée par une brise venue de l'est.

S'il s'était aventuré dehors, Sir John aurait pu voir derrière la maison, au nord, où la forêt s'éclaircissait et où le terrain montait jusqu'aux remparts des collines de Gowrie. Mais ce matin, John Wedderburn n'irait nulle part, et ce tant que ce vent soufflerait. La vue depuis la bibliothèque lui était, pour l'instant, amplement suffisante. Il existait peut-être en Écosse des paysages plus majestueux, mais aucun n'aurait pu l'enchanter plus que celui-ci.

Âgé de soixante-treize ans, il avait une silhouette mince et anguleuse, mais ses épaules arrondies et son visage dodelinant au menton en galoche lui donnaient l'air d'un cheval mécontent tendant le cou par-dessus un mur. Des mèches de cheveux gris peignées en arrière formaient de maigres boucles derrière ses oreilles. Il avait le front bronzé, les joues lisses et patinées, comme s'il avait passé la plus grande partie de sa vie au grand air, mais ses mains, fines et délicates, semblaient plus à leur place dans une pièce telle que la bibliothèque.

Des rayons de soleil filtraient par la fenêtre depuis un ciel chargé. Un énorme feu grondait et crépitait dans l'âtre à une extrémité de la pièce. Deux fauteuils étaient installés de part et d'autre du foyer, et à quelques pas de là - assez près pour profiter de la chaleur mais pas trop pour préserver le bois - trônait un lourd bureau taillé dans un acajou jamaïquain de toute beauté. Près de la porte, une horloge, qui venait de sonner dix heures, émettait un tic-tac sonore. Mais c'étaient les rangées de livres qui dominaient la pièce.

Des bibliothèques occupaient les deux tiers du mur situé derrière le bureau et atteignaient presque le plafond. Les volumes étaient bien reliés, soigneusement rangés, et sans un grain de poussière. Biographies, livres d'histoire, de philosophie, de poésie, romans courts souvent trop mièvres... Tant de livres et si peu l'envie de lire, désormais! Sir John songeait à cela sans se détourner de la fenêtre. Il sentait leur masse dans son dos, les passait mentalement en revue; les Œuvres d'Ossian, héroïques et typiques des Highlands, malgré ce que le Dr Johnson avait pu dire de leur authenticité; l'Histoire de la Jamaïque d'Edward Long; les six volumes de Lord Monboddo sur l'Origine et le Progrès du langage (fastidieux, excentrique: Sir John avait renoncé à la moitié du premier tome); des romans de Smollett - il se rappelait les dimanches lourds et étouffants des Caraïbes où Peregrine Pickle et Roderick Random lui avaient apporté un grand réconfort; les œuvres poétiques de Burns, le poète métayer, et de Janet Little, "la laitière écossaise" - il savait déjà lesquels tiendraient la distance; des recueils de sermons, des traités d'agriculture, d'économie politique, de sciences... Et deux exemplaires de L'Homme sensible, d'Henry Mackenzie, car c'était le livre préféré des filles. Sir John avait jadis tenté de lire ce roman et l'avait rejeté avec dégoût: des hommes adultes qui se mettaient à pleurer pour des broutilles toutes les trois pages! "Ce n'est pas cela, l'important, papa, avait insisté sa fille Maria, vous êtes trop terre à terre !" Mais c'était bien cela qui importait. Il n'y avait pas un seul fait tangible dans tout le livre.

Le fait était que pour sa part, Sir John ne lisait plus beaucoup, même s'il était abonné à de nombreuses publications et achetait les ouvrages des catalogues des libraires d'Édimbourg, surtout à l'intention de sa femme Alicia et de ses filles. Celles-ci étaient toutes présentes dans la pièce, autour de la cheminée, sous forme d'une série de silhouettes exécutées cinq ou six ans plus tôt:

Alicia, belle et délicate à l'âge de quarante-trois ans; Margaret

(fille de sa première épouse - dont elle avait hérité le prénom -, qui à l'approche de la trentaine se voyait négligée depuis si longtemps par d'éventuels prétendants que Sir John avait presque cessé de s'en inquiéter); Maria, Susan, Louisa et Anne (toutes des adolescentes). Toutes d'avides lectrices, surtout de romans courts et de poésie. Sir John se réjouissait en secret que ses quatre fils - représentés sur divers portraits de groupe ou individuels ornant le mur opposé et qui tous, à l'exception du plus jeune, avaient quitté le foyer familial pour aller travailler - n'eussent montré que peu d'inclinaison pour la lecture, et aucune pour ces romans courts à quatre sous.

Sa dernière acquisition pour la bibliothèque, livrée la semaine précédente, était un recueil de ballades de la frontière écossaise en deux volumes compilées par Walter Scott, shérif adjoint du Selkirkshire. En séparant les pages, Sir John avait trouvé vraiment approprié que tant de voleurs et de bandits fussent réunis par un shérif. Mais il n'y avait rien de bien subversif dans ces ballades, rien qui n'eût sagement appartenu à ce demi-rêve rouillé et brumeux qu'était le passé de l'Écosse, rien qui eût présenté un danger quelconque pour l'esprit de ses filles. Susan était celle qui se laissait le plus facilement influencer par l'histoire, la romance et le mauvais goût. Mais c'était une fille, elle avait dix-sept ans et cela n'avait rien d'extraordinaire. Cela lui passerait avec l'âge. Les livres ne contenaient peut-être pas que du bon, mais il y avait, après tout, de pires choses dans le monde.

La France l'avait démontré au cours des quinze dernières années, mais Sir John le savait depuis bien plus longtemps -depuis, en fait, l'âge qu'avait Susan aujourd'hui. Les Français étaient devenus complètement fous et, à présent, le monde payait leur folie. Deux hommes nés de la Révolution traversèrent l'esprit de Wedderburn, l'un menaçant de devenir un monstre, l'autre déjà monstrueux. Le premier était Napoléon Bonaparte, un brillant soldat corse qui avait temporairement fait la paix avec la Grande-Bretagne à Amiens, mais dont les ambitions annonçaient à l'évidence d'autres campagnes plus dévastatrices. Mais pire, bien pire, était le deuxième, le Bonaparte noir, Toussaint l'Ouverture, le sauvage cruel qui avait plongé la colonie française de l'île de Saint-Domingue, jadis la perle de sucre, le diadème étincelant des Antilles, dans un bain de sang. Toussaint l'Ouverture: ce nom passa tel un nuage sur la surface ridée et scintillante de la Tay, et Sir John frissonna.

Des jacobins parisiens, cet esclave avait appris la devise Liberté, Égalité, Fraternité, et il avait eu la scandaleuse idée de l'appliquer aux Nègres. Il avait massacré ou expulsé les planteurs français, dévasté leurs plantations, vaincu les armées française, espagnole et britannique - quarante mille soldats britanniques décimés en trois ans! - et laissé Saint-Domingue comme une plaie suppurante au milieu des Caraïbes, à quelque cent cinquante kilomètres seulement de la Jamaïque, avec Toussaint en personne, ivre de pouvoir, régnant en empereur sur l'épave de l'île. Pourtant, en Jamaïque, ses exploits avaient, semblait-il, fait de lui un héros aux yeux des Noirs. Que Dieu leur vienne en aide, songea Sir John, aux Blancs comme aux Noirs, si jamais ces derniers décidaient de suivre son exemple.

On frappa à la porte de la bibliothèque, et celle-ci s'ouvrit juste assez pour laisser entrer un homme au costume et au visage sombre, vif comme l'éclair, dont les rides suggéraient qu'il était presque aussi vieux que Sir John, malgré une épaisse tignasse si noire qu'elle ressemblait de façon suspecte à une perruque. Mais les perruques, même chez les hommes âgés, étaient désormais devenues assez rares.

- Un dénommé Jamieson, de Dundee, est ici, Sir John, dit-il en écossais. Il prétend avoir à faire avec vous.

Sir John fronça les sourcils, sans se retourner.

- Quel jour sommes-nous, Aeneas?

- Jeudi.

- Vraiment? Eh bien, faites-le entrer, alors.

Il resta près de la fenêtre. Il avait oublié Jamieson. Depuis quelques semaines, il avait la tête ailleurs. D'abord, il y avait eu cette correspondance avec son frère James, qu'il avait nommé tuteur de ses enfants. Bien que James n'eût qu'un an et demi de moins que lui, il était mieux portant - plus corpulent, plus fringant -, et il avait sans doute encore quelques hivers devant lui, tandis que Sir John avait trouvé le dernier douloureusement éprouvant. Le froid l'avait pénétré jusqu'à la moelle, lui grippant le genou et les phalanges, et lui avait fait regretter les Caraïbes. L'idée de devoir affronter à nouveau la neige et la glace n'était pas seulement déprimante, elle l'effrayait. James avait peut-être

commis quelques erreurs jadis, mais il ne maltraiterait pas ses neveux et nièces.

Sir John avait également dû peaufiner son testament. David, l'aîné de ses fils encore en vie, qui habitait Londres et dirigeait depuis là-bas une grande partie des affaires familiales aux Antilles, hériterait de Ballindean, mais aussi sérieux que fût David, Sir John n'était pas prêt à laisser l'avenir dépendre des caprices d'un seul individu. Ramener la famille dans le Perthshire avait demandé trop d'efforts, après les difficultés qu'ils avaient connues plus d'un demi-siècle auparavant, pour risquer de voir l'œuvre d'une vie anéantie en un instant. Il avait donc dressé un inventaire de ses biens, établissant un enchaînement complexe de successions qui liait Ballindean aux générations futures de la famille, et la famille à Ballindean. Et pas seulement à Ballindean, mais aussi aux parts des biens que Sir John détenait en Jamaïque. L'une de ces parts reviendrait à David, et après lui à ses propres enfants, mais ni lui ni eux n'auraient la possibilité de vendre la propriété Wedderburn: celle-ci resterait dans la famille maintenant et pour toujours, empêchant une catastrophe financière. Si Sir John voulait s'assurer d'une chose avant de mourir, c'était bien de ceci: les Wedderburn étaient de retour en Écosse pour de bon.

L'affaire pour laquelle Jamieson venait le voir lui était sortie de l'esprit. Non: elle était restée enfouie dans sa tête, telle une malle soigneusement fermée dans un grenier. Peut-être Jamieson en avait-il apporté la clé de Dundee?

- Bonjour, Sir John.

Toujours tourné vers la fenêtre, Sir John tenta d'évaluer l'homme à sa voix. Ce n'était pas une voix grave, plutôt un couinement. Jamieson lui avait été recommandé par l'avocat de la famille - en fait, c'était M. Duncan qui l'avait embauché, et c'était la première fois que Sir John le rencontrait. Qu'était-il? Un genre d'homme de peine, un avocat stagiaire, un individu qui allait fouiller dans les poubelles et les endroits sordides pour débusquer des personnes disparues ou des gens sur lesquels on souhaitait connaître certaines choses sans se faire connaître soi-même. Un furet. Oui, sa voix évoquait le couinement cruel du furet.

Sir John se détourna de la lumière extérieure. Ce qu'il vit le surprit. Jamieson était un petit homme dégarni d'une quarantaine d'années qui portait des vêtements noirs mal taillés et si froissés qu'il avait sans nul doute dormi tout habillé. Mais il venait de parcourir quinze kilomètres à cheval, et bien que la nouvelle barrière de péage entre Dundee et Perth représentât un énorme progrès par rapport à ce qui tenait jadis lieu de route, cela pouvait suffire à justifier sa tenue débraillée. Corpulent et soucieux, il ressemblait plus à une taupe qu'à un furet. Sir John remarqua qu'il n'avait rien dans les mains: pas de mallette en cuir, pas de liasse de papiers, aucune preuve. Ceci n'était pas encourageant. Mais après tout, que s'attendait-il à le voir apporter?

- Bonjour, monsieur. Fait-il froid, dehors?

- Un tantinet frisquet, Sir John, répondit Jamieson en écossais. Toujours ce vent d'est.

- Très bien. Il y a du feu dans la cheminée, si vous souhaitez vous réchauffer.

Jamieson se trémoussait près de la porte, mal à l'aise. Sir John conserva son air revêche, mais sourit intérieurement. L'homme pensait peut-être qu'il serait impertinent de s'interposer entre le maître de maison et son âtre juste pour se réchauffer le derrière. Peut-être soupçonnait-il le maître des lieux de se moquer de lui. Eh bien, libre à lui d'avoir des soupçons. C'était son métier.

Quand il devint évident que Wedderburn n'allait pas prendre la parole, Jamieson toussa et entreprit de briser lui-même le silence.

- Concernant la... euh.., l'affaire dont on m'a chargé, Sir John... On m'a confié cette mission fin janvier et j'y travaille depuis avec diligence. J'ai envoyé de nombreuses lettres, compulsé les archives paroissiales, interrogé des agents maritimes, des contremaîtres d'usines, des membres du milieu criminel... J'ai le regret de vous dire que je suis dans l'incapacité de vous présenter un quelconque rapport satisfaisant.

- Vraiment? Dans ce cas, que faites-vous ici?

- Il m'a été précisé que cette affaire était d'une.., devait être menée dans la plus totale discrétion. Je trouvais tout naturel de vous apporter moi-même cette nouvelle décevante.

Les joues de Wedderburn se creusèrent, de sorte que son visage sembla sur le point de s'effondrer tout entier sur lui-même.

- C'est extrêmement décevant, en effet, monsieur. Vous

avez pas la moindre information?

- Une enquête approfondie a été menée, et pas seulement à Dundee. J'avais espéré recevoir des informations de l'enquêteur de Perth, qui avait travaillé autrefois pour le compte de cette personne, un certain M. Davidson...

Wedderburn lui jeta un regard maussade.

- Ah oui, je me souviens de ce nom.

- ... mais il est très malade et n'a pas pu me rencontrer. Je suis allé à Édimbourg, à Kinross, dans le Fife, dans l'Angus, mais sans aucun succès. Bref, aucune trace de la personne n'a pu être découverte.

- Ne soyons pas timides, monsieur. Il s'appelle Knight. Joseph Knight.

- Oui, monsieur.

- Il ne peut pas avoir simplement disparu.

- Avec tout le respect que je vous dois, Sir John, il a pu se produire un certain nombre de choses. Il est peut-être mort.

- Qu'est-ce qui vous fait croire cela? demanda Wedderburn d'un ton tranchant.

- Je ne dis pas que c'est ce que je crois. Mais que c'est possible. Pour autant que je sache, il peut être à Londres. Ou en Amérique. En Afrique, même.

- J'ai du mal à le croire.

A présent, Wedderburn commençait à soupçonner Jamieson de jouer avec lui.

- M. Jamieson. Je conçois parfaitement que vous ne parveniez pas à trouver cet homme, mais aucune trace de lui? Pas une information? Personne qui se souviendrait de quelque chose? Un homme pareil ne peut assurément pas disparaître comme ça!

- C'est pourtant bien ce qu'il semble avoir fait, monsieur. Il a disparu. (Jamieson toussa). Et sa femme avec lui.

- Vous voulez dire: sa femme aussi?

- Oui, monsieur, bien sûr. Comme nous ne les avons trouvés ni l'un ni l'autre, nous ne savons pas si elle est encore avec lui.

Sir John songea à la femme en question. La dénommée Thomson. Elle avait dû perdre depuis longtemps le peu de beauté qu'elle avait eue. Il eut soudain une image d'elle saisissante, une espèce de vieille sorcière difforme qui s'accrochait à Joseph Knight comme une malédiction. Il secoua la tête, s'approcha du feu. Jamieson le suivit.

- C'est étrange. Ce n'est pas comme s'il pouvait passer inaperçu, dit Sir John.

- C'est ce qui me pousse à dire que s'il était encore à Dundee, je l'aurais trouvé. A Dundee, un Noir se voit comme le nez au milieu de la figure. Mais dès qu'on arrive à Édimbourg, ou dans l'Ouest, c'est une autre affaire.

- Il est toujours Noir. Il doit se repérer facilement.

- Il y en a plus en Écosse que vous ne pouvez l'imaginer. Surtout à Glasgow et dans les environs. En raison du commerce avec les Indes occidentales, vous savez. Ça n'a rien à voir avec Bristol ou Liverpool, monsieur, où l'on m'a dit qu'ils étaient très nombreux, mais il y en a plus que vous ne le pensez.

- C'est vrai?

Sir John était irrité par la possibilité que cet homme pût en savoir plus que lui sur les Nègres.

- Dans l'Ouest, oui. Il me reste encore une piste ou deux à explorer dans cette direction. Non que je sois particulièrement optimiste, mais...

Wedderburn pencha son front ridé vers lui: veuillez développer. Jamieson toussa à nouveau.

- Vous n'êtes pas sans savoir, bien sûr, qu'un esprit révolutionnaire court actuellement dans certains corps de métier, monsieur? Chez les tisserands, les fileurs et leurs. pairs. Il existe une société secrète qui cultive le mécontentement, vous en avez peut-être entendu parler? Les Écossais Unis, comme ils se font appeler.

Wedderburn sentait l'irritation monter en lui. Jamieson semblait incapable d'en venir directement au fait. Il tournait sans cesse autour du pot.

- Pourquoi devraient-ils m'intéresser? Je ne fais pas de politique.

- Moi non plus, monsieur.

- Mais ils vous intéressent?

- C'est mon métier.

- Vous êtes un espion.

Jamieson cligna des yeux, à la façon d'une taupe.

- Eh bien...

- Vous êtes un espion. Vous retournez les hommes. Vous les achetez, eux et leurs secrets. Je me trompe?

- C'est pour ça que vous m'avez embauché, répondit platement Jamieson.

- C'est M. Duncan qui vous a embauché. Peu importe. Poursuivez avec vos Écossais Unis.

Jamieson marqua un temps d'arrêt, comme s il cherchait à se souvenir d'une chose mémorisée plus tôt.

- En menant une certaine enquête sur les activités de cette association, dit-il, pour le compte d'un monsieur détenant des intérêts considérables dans les fabriques de lin de Dundee et du Fife, j'ai eu l'occasion d'entrer en contact avec des tisserands de Paisley. Il y a un Noir dans cette ville, pas notre Noir mais un sujet loyal et respectable, et comme il semble exister un réseau non seulement parmi les tisserands mais aussi parmi les Nègres de l'Ouest, je me suis dit que je pourrais peut-être découvrir quelque chose grâce à lui. Mais cela n'a rien donné jusqu'à présent.

- Ce Nègre loyal dit Wedderburn en appuyant sur l'expression comme pour en éprouver la solidité, comment s'appelle-t-il?

- Peter Burnet. Un tisserand.

- Vous l'avez rencontré?

- Non. Je lui ai écrit.

- Et vous pensez qu'il va vous répondre?

Sir John ne semblait pas vraiment espérer une réponse.

- Je n en sais rien.

Sir John grogna.

- Bien, bien, si c'est tout, c'est tout. Knight n'est peut-être même plus en Écosse, comme vous l'avez dit.

- Je pourrais dépêcher des enquêteurs à Londres, monsieur. Le temps joue contre nous, mais si vous le souhaitez...

Quelque chose dans le regard de Wedderburn fit taire Jamieson. Ce regard reflétait une profonde réflexion, une évaluation. Puis Wedderburn secoua la tête, comme pour chasser cette pensée. Plus tard, Jamieson se maudirait de ne pas y avoir prêté plus grande attention, de ne pas avoir interprété cette expression comme un signal d'alarme. Il avait déjà vu ce même mouvement de tête plus tôt, lorsqu'il avait fait allusion à la femme de Knight. On aurait dit que l'esprit de Wedderburn recelait quelque chose dont il ne pouvait se débarrasser.

- Non. Cela n'a aucune importance, dit Wedderburn.

Si cela n'avait aucune importance, songea Jamieson, pourquoi avait-il écumé la campagne pendant deux mois? Non pas qu'il comptât se plaindre, car le salaire était substantiel, mais d'après son expérience, même les riches - surtout eux - ne l'employaient pas pour des affaires insignifiantes.

Il risqua une opinion.

- Afin d'étendre notre champ d'investigation, monsieur, nous pourrions passer une annonce discrète dans un journal. "Informations concernant le lieu de résidence de l'individu suivant... petite récompense offerte".., ce genre de chose. S'il ne lit pas les journaux, quelqu'un qui le connaît les lit peut-être.

- Oh, il lit les journaux, M. Jamieson, vous pouvez me croire. C'est un lecteur très assidu.

- Eh bien, dans ce cas...

Jamieson vit une nouvelle fois cette lutte dans les yeux de Wedderburn. Le chaud, puis le froid. Colère? Culpabilité? Quelque chose d'ancien, mais toujours à vif. Et derrière Wedderburn, au-dessus du feu, il vit autre chose: flanqué de plusieurs silhouettes plus petites, un tableau représentant trois hommes qui posaient sur une espèce de galerie en bois. Ils portaient des vêtements démodés, vieux de quarante ou cinquante ans peut-être, et si le tableau n'était pas un chef-d'œuvre, les hommes qui y figuraient étaient incontestablement des Wedderburn. Ils avaient tous trois le front haut et le menton allongé de Sir John. La galerie courait le long d'une maison, en partie plongée dans l'ombre. Vert vif, des arbustes d'allure exotique et un ciel d'un bleu absurde formaient un contraste grossier avec l'ombre et les visages sérieux des hommes. La scène devait se passer en Jamaïque. L'un d'eux - sans doute celui du milieu, se dit Jamieson - devait être Sir John.

- Non, je ne le souhaite pas, répondit Wedderburn. Jamieson reporta son attention sur le vieux maître des lieux. Je pense que vous avez raison quand vous dites qu'il n'est plus ici. Et dans tous les cas, vu le tempérament de ces Nègres... mettez un avis semblable dans la presse, et ils seront des dizaines à venir mendier devant ma porte. Non, nous n'adopterons pas cette ligne de conduite.

- Je me disais juste que s'il s'agissait d'une affaire de compensation...

Sir John se redressa, bombant le torse malgré ses épaules voûtées.

De compensation? Qu'entendez vous par là, monsieur?

Jamieson songea à un chien en colère, mais l'image ne collait pas tout à fait. C'était plutôt comme si la chose à vif enfouie dans le corps de Wedderburn s'était soudain manifestée sur sa peau, à la manière d'une maladie. Jamieson recula d'un pas ou deux vers la porte.

- Simplement... eh bien, pour Joseph Knight. Cette affaire est bien vieille, maintenant. Le temps guérit les blessures. J e présumais...

- Eh bien, cessez de présumer! (Les mots jaillirent de la bouche de Wedderburn comme un chien bondit sur un chat. Jamieson recula encore.) Je ne vous ai pas engagé pour vos présomptions... ni pour vos proverbes sympathiques. Votre mission était de trouver Joseph Knight, rien d'autre. Et vous avez remarquablement échoué. Vous présumiez que je le recherchais pour lui donner de l'argent? Pour m'amender de quoi, au juste? Que moi, je lui paie une compensation? Oh, vous m'avez bien mal compris, monsieur!

- Je vois ça, je vois ça, répondit Jamieson, bien qu'il vît surtout ses honoraires partir au fil de la Tay. Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire, Sir John. Je vous prie de m excuser... humph!

Cette légère éructation, provoquée par l'ouverture de la porte de la bibliothèque dont la poignée avait violemment heurté Jamieson au creux des reins, empêcha Sir John d'exploser à nouveau. Une grande fille brune vêtue d'une robe en mousseline blanche entra.

- Oh, je suis désolée.

Difficile de dire si elle s'adressait à Jamieson, qui se frottait à présent les reins en grimaçant, ou à son père.

- Qu'y a-t-il, Susan? demanda Sir John. Il n'est pas encore midi.

- J'avais oublié, papa. J'étais venue chercher un livre.

James Robertson est l’auteur de deux recueils de nouvelles, deux livres de poésie et d’un recueil sur les fantômes écossais. Le Fanatique, premier titre traduit en français, est son premier roman.
Il vit dans le Fife en Ecosse.
Son roman Joseph Knight a reçu les deux prix les plus importants d’Ecosse en 2004, The Saltire Award et The Scottish Arts Council Award.

Bibliographie