Publication : 23/08/2002
Pages : 408
Grand Format
ISBN : 2-86424-433-0

Les Initiales de la Terre

Jesús DIAZ

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19.5 €
Titre original : Las iniciales de la tierra
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Jean-Marie Saint-Lu

Carlos Perez Cifredo prépare sa comparution devant l’assemblée des travailleurs qui doit décider s’il sera ou non élu "travailleur exemplaire de l’année". Ses souvenirs le ramènent à ses jeux d’enfant avec ces compagnons qu’ont toujours été pour lui les héros de BD, sous la garde vigilante des fantômes du vieux Chava et du Grand- Père cachés dans chaque arbre et chaque rafale de vent. Puis il est entraîné vers l’adolescence gauche, la guerre familiale, la Révolution, les tensions entre la tradition et l’amitié, l’amour, l’aventure de la "Récolte des Dix Millions" et sa mobilisation nationale pour la production sucrière, les marches et l’enthousiasme militant mais surtout les doutes et les espoirs de l’homme qui grandit dans une Ile décidée à construire un "homme nouveau".

Au-delà du récit passionnant de cette traversée historique, Jesûs Diaz écrit un grand roman où il fait fusionner toutes les possibilités de sa langue: language populaire, musical, cinématographique, politique, pour construire un témoignage réellement littéraire sur les déchirements d’une période historique qu’il a pleinement vécue. Ecrit en 1987, ce premier roman a valu à l’auteur d’être écarté des milieux littéraires officiels et de devenir documentariste. Son style annonce Les Paroles perdues, leur virtuosité stylistique et leur désillusion à l’égard de la Révolution.

  • "Exilé en 1992 à Madrid, où il est mort au printemps dernier, Jesus Diaz a écrit les Initiales de la terre au début des années 70 à Cuba, «Pour montrer comment l' espoir se changea en enfer»: il y solde les illusions d'une révolution dont il fut héraut, puis critique, puis relaps. Ce premier roman conte la vie de Carlos Perez Cifredo, qu'on va (peut-être) nommer «travailleur exemplaire de l'année». Il fut interdit de 1973 à 1985, puis repris et publié en Espagne en 1987. On y voit naître les thèmes que Diaz développera, avec brio et concentration, dans ses livres suivants."
    LIBERATION
  • "« Raconte ta vie », c'est ce que demande le formulaire. Alors, Carlos s'attelle à rassembler ses souvenirs, avant de passer devant la commission des travailleurs cubains qui doit décider si, oui ou non, il mérite le titre de « travailleur exemplaire de l'année ». Comment résumer une vie ? Carlos fouille, et se met alors à raconter avec lyrisme et précision. En vrac : soirées trop arrosées, amours passionnées, discussions politiques estudiantines, détails de la politique sucrière castriste, discours de révolutionnaires patentés. Et ses doutes, à lui, ses abandons, ses « trahisons », sa déception devant le régime à Cuba, toute vie doit être lue à travers le filtre de l'Histoire et de la collectivité et les états d'?me personnels n'ont pas lieu d'être. Au lieu d'être décoré, Carlos se retrouve donc obligé de se justifier? Mais du discours de Carlos, le lecteur profite avec jubilation. Car Jesus Diaz (il est mort au début de cette année à Madrid, où il était en exil) avait un talent exceptionnel et l'on passe, avec lui, d'un univers à l'autre, du cinéma à la politique, de la musique afro-cubaine à la danse, des bidonvilles noirs de la Havane aux champs de canne à sucre, des palaces au bord de la mer aux bouges. Le roman d'un virtuose."
    OUEST FRANCE
  • « Une fresque sensuelle et foisonnante. »
    Alexie Lorca
    LIRE

Il cessa de lire, avec l'obscure certitude d'être pris dans un labyrinthe, et sur ce, Gisela rentra de sa garde, morte de fatigue, dit-elle, et se pencha sur le questionnaire, le simple raconte-moi-ta-vie devant lequel Carlos avait passé la nuit à essayer de reconstruire son passé et à se demander pourquoi il avait fait ceci et pas cela, pourquoi il n'avait presque jamais obtenu ce qu'il désirait mais ce que décidait le hasard, ou le destin, ou allez savoir quoi, comme si la vie était une fausse manœuvre irréversible dont on s'apercevait toujours trop tard et qui l'accusait maintenant, depuis ce questionnaire encore vierge, interrogateur et muet face à l'étonnement de Gisela, qui l'encourageait d'un baiser complice sur la joue avant de se diriger vers la salle de bains tandis que lui-même retournait aux questions, à l'obsession et au désespoir, au point de prendre le psitt de l'urine pour un appel dans le silence de la nuit, avec l'étrange conviction d'avoir déjà vécu cet instant. Mais non, ce jour-là c'était Iraïda, et les choses auraient pu se passer autrement: si, par exemple, il n'avait pas couché avec elle, il n'aurait pas été expulsé des Jeunesses Communistes, il n'aurait pas harcelé Gisela, ni souffert la tourmente des jours aveugles qui l'assiégèrent par la suite; mais d'où, sinon de ce désespoir, avait-il tiré la force d'aller à la zafra? Inutile de retourner cent fois la question, tout conduisait au labyrinthe; y compris que le psitt s'interrompe et que la douche commence à couler, en le renvoyant, il ne savait pas pourquoi, à l'affaire José Antonio, peut-être la plus grande des erreurs qu'il avait commises dans sa vie, cette trajectoire zigzagante qui maintenant lui pilonnait la mémoire et qui par moments était pour lui indéchiffrable. Que lui demanderait-on lors de l'assemblée? Quelles critiques lui ferait-on? Lui, qui avait voulu être un héros et qui aspirait encore à être exemplaire, qu'était-il, en fait? Il avait chanté en chœur les mêmes hymnes, bu aux mêmes brocs à eau, pleuré les mêmes morts que tous les autres; il n'avait pas un seul mérite dont il pût dire qu'il était personnel et non commun à tous ou dû aux circonstances. Il n'était qu'un parmi des millions, se dit-il, mais cette certitude, qui eut la vertu de le réconcilier avec lui-même, lui fit aussi craindre l'échec: peut-être aspirait-il à plus qu'il ne méritait, peut-être devait-il s'arrêter ici même, laisser à tout jamais le questionnaire en blanc et, usant de son droit, refuser le débat. Mais alors, comment se regarder dans la glace désormais? il frissonna en se rendant compte que le bruit de la douche avait cessé et prit l'un des cinq crayons à pointe très aiguisée qu'il avait sur sa droite: il devait se décider, se concentrer sur chacune de ces questions, qui le déconcertaient par leur simplicité. Le dernier mot - s'il était ou non un travailleur exemplaire, s'il pouvait ou non aspirer à entrer au Parti -, ce seraient ses camarades qui le diraient, dans quelques heures. Telle était l'inconnue, la vraie question, et il avait beau la tourner et la retourner dans sa tête il n'arrivait pas à imaginer la réponse, bien que ce fût pour l'affronter qu'il était revenu à La Havane, à son ancien travail et à cette pièce obscure, pleine de feux et de fantômes, que Gisela illuminait maintenant de son corps nu, le forçant à se demander comment il avait pu, un jour, vouloir la tuer, tandis qu'il ressentait de nouveau le malaise du labyrinthe et lui rendait son sourire en essayant une bonne fois de rassembler ses os, ses souvenirs macérés. Il y avait un temps pour l'action et un temps pour les bilans: il avait trente et un ans, pas de travail une fille et une femme auprès de laquelle il était revenu, défiant les misères de la mémoire et convaincu que tout futur serait forcément meilleur, à condition qu'il ne lui échappe pas des mains et ne se retourne pas contre lui, comme le passé l'avait fait si souvent, vu que ce qui avait été vécu était en lui et que personne n'en pouvait changer un seul geste ni un seul mot, même pas Gisela, qui avait tant lutté pour y arriver et qui maintenant le pressait parce qu il restait moins de deux heures, mon amour, et qu'il devait encore prendre un bain et se raser, tandis qu'il acquiesçait en regardant cette peau humide, éclairée par le soleil incertain de l'aube comme par les feux de son enfance, puis le questionnaire vide, où il devrait laisser, os après os, tout son squelette, comme le léopard égaré au sommet de la montagne.

1

Du haut des neiges du Kilimandjaro, Carlos regarda la jungle et cria trois fois "Tarmanganiii !", mais ni Tantor l'éléphant, ni Chita la guenon, ni ces maudits pygmées ne répondirent à son appel; il se sentit envahi par l'ennui et aurait voulu avoir un Monopoly, ce jeu qui était devenu un vice pour lui depuis qu'il avait découvert la tactique gagnante: tout acheter, l'Eau, l'Électricité, les Chemins de Fer, le Vermont, l'Illinois, le Kentucky, où il bâtirait des maisons et des hôtels dans les cases desquels tomberaient ses adversaires, qui ne pourraient pas lui payer leur loyer et seraient ruinés, victimes du krach, ce qui lui faisait pousser de bruyants éclats de rire qu'il interrompit soudain, en découvrant une Apache qui le regardait depuis le palmier.

Il décida de l'impressionner et enfourcha Diablo, son cheval, qui était noir avec une crinière blanche et une étoile blanche sur le front. Il le fit d'un bond, par la croupe, comme Robert Taylor dans Vaquero; de côté, comme Alan Ladd dans Shane; d'un arbre, comme le Kid Durango dans les Aventures du Kid et il se lança au grand galop vers le précipice, le ravin si souvent rougi de sang humain ou animal. Il volait, enveloppé dans une couverture, un chapeau et une nappe de brouillard, et tirait avec sa Winchester, brides lâchées et sautant par-dessus l'abîme, mieux que Shane, quand il entendit rire la fille, il retint son cheval et le dirigea vers cette Navajo moqueuse qui venait de signer son arrêt de mort. Mais elle partit en courant, se perdit sur les rives de l'Amazone et lui tira la langue de l'autre rive, avant de s'enfoncer dans la terrible forêt africaine. Impossible de traverser le Nil à la nage, les os décharnés d'une grande antilope des prairies dénonçaient la présence de piranhas, et il n'avait pas la moindre vache blessée à leur jeter comme appât pour les éloigner, comme l'aurait fait John Wayne.

Il découvrit une grande pierre blanche et la trama jusqu'au bord du Mississippi, en transpirant comme un damné. Elle était trop lourde pour qu'il pût la lancer dans l'eau et s'en servir comme pont sur rivière Kwaï. Il s'assit et pensa construire un Kon-tiki en feuilles de palmier, mais il u'y en avait pas par terre. Il u'y avait pas d'autre solution, il mit le pouce de sa main droite entre annulaire et auriculaire, serra les doigts de sa main gauche et commença à sauter autour de la pierre en chantant Pao Wao the indian boy. Ça lui donnerait des forces. Quand il eut sauté sept fois, il souleva la pierre et essaya de la lancer, mais elle faillit lui retomber sur un pied. Ce n'est qu'alors qu'il comprit qu'on l'avait trahi, c'était une pierre de kryptonite. Il grimpa à un jagüey et prit une voix de speaker d'actualités de cinéma pour décrire le panorama: "Nous sommes au centre de l'Afrique. Notre expédition avance dans la jungle. Bon sang! Que voyons-nous? Des éléphants à droite, des éléphants à gauche! Saute, petit perroquet, saute!" Pendant que le petit perroquet sautait, il se rendit compte que le troupeau d'éléphants était conduit par Tantor. Il cria de nouveau "Tannanganiii !", mais cet éléphant stupide était sourd. Il chercha une grosse liane et, se balançant au-dessus de l'Amazone aux flots grondants, il retomba debout sur l'autre rive de l'Orénoque. Il revit alors la Sioux, qui se révéla une fausse Indienne. Elle portait de ridicules chaussures d'homme, comme s'il ne savait pas, lui, que les Indiens ne portent pas de chaussures. Il décida de lui donner le châtiment qu'elle méritait pour s'être moquée de lui, un blanc. Il courut vers les roseaux, mais quand il y arriva, elle n'était plus là. Il huma l'air, rien, il palpa la poussière du chemin, rien. Il colla son oreille contre le sol, rien. Le rire lui parvint du fleuve alors qu'il était au milieu des roseaux, du palmier quand il arriva au fleuve, de la cassie quand il atteignit le palmier. Il cria:

"Les tambochas, fuyez tous, les tambochas arrivent!", mais l'Idiote aux Chaussures d'Homme ne sortit pas de sa cachette, bien qu'il l'eût avertie de l'invasion des terribles fourmis homicides. Il s'assit sous le jagüey et c'est alors qu'éclata, pour la troisième fois, le rire perfide de la Cochise.

Il ne la poursuivit pas. Il avait décidé de la chasser comme ce qu'elle était, une indigène. Il tira son canif. Il l'ouvrit en le tenant par la pointe. Il l'embrassa. Il le lança vers le palmier et le regarda tourner en l'air, pointe, manche, pointe, manche, pointe contre le tronc, fichée dans le tronc. Il marcha vers le palmier. Il reprit son couteau. se retourna lentement et vit l'Indienne debout près de l'oranger, farouche, comme disait grand-père Alvaro de sa jument.

Il réfréna son désir de courir vers elle. Il lui montra son canif et elle s'approcha très lentement, méfiante. Quand elle fut près de lui, il se dit qu'il serait très facile de le lui planter dans l'aorte et de sucer, comme la chauve-souris de ses cauchemars. Il lui montra son canif en lui demandant: "Tu le veux?", et quand elle eut répondu oui, il lui saisit le poignet, lui tordit le bras dans le dos en criant: "Kriga! Bundolo! Tue!" et lui mît la lame sur la gorge.

Il la tint ainsi plusieurs minutes, en murmurant: "Idiote de Barbe-Noire! Tu es entre les mains de Saquiri le Malais, Saquiri le Malais en personne !", et la retint encore un peu pour qu'elle puisse bien ressentir la terreur de se trouver à la merci d'un être aussi sanguinaire. Puis il la relâcha, mais elle commit l'erreur d'essayer de fuir. Il lui fit un croche-pied et tomba sur elle en brandissant son canif avec le rire perfide de l'assassin: "Ha, ha, ha, tu croyais échapper à Saquiri, ô toi, l'Idiote aux Chaussures d'Homme?" Elle lui cracha au visage et il lui planta ses genoux dans les épaules pour la maintenir immobile et pouvoir essuyer son visage souillé. "Ah canaille, cria-t-il, tu vas avoir ce que tu mérites!" Il découvrit alors qu'elle versait des larmes aussi tristes que celle du Pays du Grand Jamais et il la relâcha peu à peu en lui disant: "Toi, Jane; moi, Tarzan", tout en lui souriant et en lui donnant sur la poitrine de petits coups timides et doux quand il disait: "Toi, Jane" et en se frappant lui-même plus fort quand il répétait: "Moi, Tarzan". Mais elle ne sourit pas; elle continua à pleurer même quand il l'eut libérée et lui eut montré son canif en murmurant: "Tiens, je te le donne". Alors elle se releva lentement, montra du doigt un arbre et l'avertit d'une voix lointaine et sèche:

- Sous le fromager t'attend le dam.

Puis elle se mit à courir.

Il ne put la trouver de tout l'après-midi, et le soir il ressentit de nouveau la triste morsure de la nostalgie et se dit que si son grand-père Alvaro vivait, la propriété serait la meilleure du monde, il serait quant à lui assis sur ses genoux et lui demanderait l'heure, son grand-père répondrait il est sept heures, et il lui demanderait alors quand il serait une heure, car il voulait voir une heure. Si son grand-père Alvaro vivait, il enverrait Chava au village lui chercher du sucre candi, et il lui dirait que Chava n'avait pas changé depuis qu'il l'avait connu, soixante-dix ans plus tôt. Chava avait beaucoup plus de cent ans, c 'était l'ami de son grand-père et il avait été esclave de son arrière grand-père et il ne mourrait jamais. C'était pour ça qu'il y avait parfois la fête, la nuit, dans le vieux baraquement où vivaient les esclaves avant la Grande Guerre, quand ils avaient pris le maquis avec l'arrière-grand-père, contre l'Espagne; c'était pour ça les poules blanches, les coqs égorgés et les cents de cuivre américains qui apparaissaient même quand Weyler eut décrété la Concentration et qu'on souffrit davantage encore de la faim qu'au temps de Machado; pour ça les chiffons rouges, la nourriture offerte aux saints, le maïs brûlé, l'eau-de-vie de canne, l'appel monotone des tambours, la viande de chevreau crue et les güijes aux yeux liquides qui sortaient de la lagune pour effrayer les hommes courageux; pour ça, pour que Chava ne meure pas, parce que ce noir est en affaire avec le diable.

Carlos cacherait alors son visage dans la poitrine de son grand-père et celui-ci lui dirait que non, que Chava était un nègre honnête et un nègre honnête ne s'en prendrait jamais à un enfant. Chava était un nègre honnête, il avait été un bon Mambi, et à la fin de la Grande Guerre il était rentré à la propriété ou ce qu'il en restait et y avait travaillé pour la nourriture. Il avait vu naître le grand-père, il lui avait appris à monter et à se servir d'un lasso, à chasser et à semer, mais il était respectueux, jamais il ne lui avait enseigné ses trucs de nègre. Le grand-père avait pris le maquis avec Chava et l'arrière-grand-père pendant la guerre d'Indépendance, et ils avaient passé trois ans à se battre dans la troupe de Máximo Gómez. Carlos aimait que son grand-père prononce ce nom, Máximo Gómez, parce qu'il le faisait d'une voix profonde et orgueilleuse, puis il criait: "La torche, bon sang, la torche!", en se rappelant les immenses incendies qui avaient transformé en jour la nuit de Ile, en se réjouissant comme un enfant qui fait du cheval sur un tabouret tandis qu'il lui racontait, en haletant, les combats féroces de la lutte pour une indépendance si fragile. Puis il devenait triste, l'arrière-grand-père était mort pendant la guerre, d'une balle contre laquelle les herbes de Chava n'avaient rien pu faire. Avec Chava, le grand-père était retourné à ce qui restait de ce qui était resté de la propriété, des prés abandonnés, parce que sa mère et sa sœur avaient été déportées au village, accusées de nourrir des brigands, et elles y étaient mortes, des fièvres ou de faim.

Si son grand-père Alvaro vivait, il aurait de nouveau envie d'aller à la guerre, il le mettrait sur son cheval et lui il crierait: "La torche, bon sang, la torche!", pour que son grand-père soit de nouveau content, éperonne leur cheval et l'emmène au galop à travers les plantations de canne à sucre incendiées de sa mémoire, jusqu'à la palissade de ce qui avait été la demeure seigneuriale du Marquis de Santacecilia. Ils apercevraient les murs ruinés, toujours humides, tapissés d'une mousse mouillée par les larmes de toutes les femmes et de toutes les filles et de toutes les filles des filles de la lignée bénie du Marquis, lequel avait tout perdu durant la Grande Guerre, avait combattu de nouveau dans la Petite et dans la guerre d'Indépendance, et avait juré d'en mener une autre contre la république malingre qui venait de naître, parce que trop de morts le demandaient. Le cheval broncherait, couvert de sueur, et son grand-père lui ferait ronger son frein en promettant à Don Antonio Santacecilia qu'un jour, bon sang, les incendies transformeraient de nouveau la nuit en jour et qu'alors Cuba serait libre à tout jamais.

Si le grand-père Alvaro vivait, il réveillerait Carlos en lui frottant sa moustache sur la joue, et en lui faisant du doigt signe de se taire, il le porterait jusque dans la cour, et dans la lumière très blanche qui descendait du ciel sur le jagüey puis sur sa chemise, il lui dirait: "il est une heure juste." il ne bougerait pas et regarderait la dentelle d'ombre et de lumière, en écoutant son grand-père dire: "C'est la lune de mort", tout étonné que la lune de mort soit si belle et cette heure de une heure si resplendissante et si sombre.

Mais le grand-père n'était plus là, les fièvres l'avaient emporté et sans lui la propriété était aussi ennuyeuse qu'un dimanche après-midi. Carlos devait y passer ses vacances parce que son père économisait et travaillait comme un damné pour acheter leur nouvelle maison et les avait laissés, Jorge chez oncle Manolo et lui ici, en lui demandant pourquoi il pleurait, puisqu'il avait toujours bien aimé la propriété. Carlos avait essayé de lui expliquer que c'était le grand-père Alvaro qu'il aimait, mais son père était parti sans comprendre, en le laissant dans ces prairies où il ne se passait jamais rien.

Jesús Díaz est né à La Havane en 1941 et mort d’un infarctus à Madrid en mai 2002. Il enseigne la philosophie à l'université de La Havane, et reçoit en 1966 le Prix Casa de las Americas pour son recueil de nouvelles Los años duros (Les Années dures, Maspero, 1974). Directeur des revues El Caimán Barbudo et Pensamiento Crítico jusqu’en 1971, il est écarté de la vie littéraire après que la publication de son premier roman Les Initiales de la terre ait été refusée sans explications. Il se tourne alors vers l’espace de liberté que représente l’ICAIC (Institut Cubain d’art et de recherche cinématographique) et devient documentariste puis metteur en scène. Les Initiales de la terre seront publiées en Espagne en 1987 et connaîtront un grand succès. En 1992, invité en Allemagne pour enseigner le cinéma, Díaz écrit un article critique aussi bien à l’égard de Cuba qu’à l’égard de l’embargo américain, ce qui lui vaut de ne pas être autorisé à revenir à Cuba. Cette même année, il publie Les Paroles perdues en Espagne. Après un séjour à Berlin, il se fixe à Madrid où il crée la revue Encuentro de la culture cubana et publie quatre romans : La Peau et le masque, Parle-moi un peu de Cuba, Siberiana et Las Cuatro fugas de Manuel.

Bibliographie