Publication : 20/08/2015
Pages : 368
Grand Format
ISBN : 979-10-226-0166-5
Couverture HD
Numérique
ISBN : 979-10-226-0245-3
Couverture HD

Les Transparents

ONDJAKI

ACHETER GRAND FORMAT
21 €
ACHETER NUMÉRIQUE
14,99 €
Titre original : Os Transparentes
Langue originale : Portugais (Angola)
Traduit par : Danielle Schramm
Prix
  • Prix Littérature-Monde Etranger - 2016

Une source d’eau douce, ou une fuite intarissable, s’est ouverte au premier étage d’un vieil immeuble du centre de Luanda. Les habitants s’y retrouvent pour un moment de conversation et de repos. Ce sont des gens simples qui partagent leurs vies et leurs souvenirs, ce sont des personnages surprenants et complexes qui ont des désirs, des rêves, des peines. Ils racontent leurs histoires, la guerre, et pensent à l’avenir. Il y a Odonato qui a la nostalgie de la Luanda d’autrefois, il a cessé de manger pour laisser la nourriture à ses enfants et est en train de devenir transparent. Il y a Amarelinha sa fille, la brodeuse de perles, qu’aimerait approcher le jeune MarchandDeCoquillages, toujours accompagné du bruit de son sac de marchandise et de l’Aveugle qui le suit. Il y a MariaComForça, qui vend du  poisson grillé, et son mari le débrouillard qui monte une salle de cinéma sur le toit de l’immeuble. Le Facteur qui distribue ses lettres de protestation et réclame une mobylette à tous les représentants d’une autorité quelconque. Et Paizinho, le jeune garçon qui cherche à la télévision sa mère dont il a été séparé par la guerre. L’immeuble abrite aussi des journalistes, des chercheurs, des contrôleurs, tous intéressés par les richesses naturelles du pays et le développement de la grande ville africaine : pétrole ou eau potable, corruption ou bien public. Toutes ces histoires tissent la toile de fond d’une Angola en cours de transition brutale entre sa culture traditionnelle et la modernité. L’écriture d’Ondjaki, entre ironie tranquille et  critique intelligente, imagination poétique et habileté narrative, emporte le lecteur séduit dans cette aventure.

 « Dense et caustique. » Expresso

«  Avec ce roman Ondjaki a atteint les sommets de la littérature angolaise. Cette histoire restera longtemps dans nos têtesIpsilon

  • Un immeuble en plein cœur de Luanda, capitale de l’Angola. Un lieu étrange, ouvert au vent, avec une brèche d’où s’écoule une fuite d’eau douce. Un immeuble tel un mille-feuille de la société angolaise. Original et superbe !

    Ondjaki, « guerrier » en langue kimbundu, dégaine les armes de l’originalité littéraire afin de dresser un tableau saisissant de l’Angola. Le roman oscille continuellement entre élégance poétique, trouvailles narratives, portraits décalés. Les protagonistes des Transparents sont des gens simples en quête d’un objectif certain, parfois fort, parfois ridicule. En échangeant leurs sentiments et leurs souvenirs, ils deviennent très attachants. Odonato, soucieux du bien-être de ses enfants, cesse de manger afin de les nourrir et devient transparent. Ces voisins peuvent voir les veines au travers de son corps. Il devient si léger qu’il doit être attaché. Cet être transparent est un peu l’épine dorsale du roman. Sa fille Amarelinha, brodeuse de perles, tente d’approcher MarchandDeCoquillages, ce jeune homme accompagné continuellement par l’aveugle. Œuvre poétique donc, œuvre originale certainement, mais œuvre au service du peuple angolais, car Ondjaki dénonce avec ironie les changements actuels de son pays. Hors de l’immeuble s’agite la foule des affairistes, des ministres, de tous ceux attirés par les ressources naturelles du pays. Là est la force d’Ondjaki, cette pertinence du propos, cette littérature magnifique au service d’un peuple. Ce livre accompagne Ondjaki depuis de nombreuses années. Il a grandi en temps de guerre dans un Angola devenu indépendant. Son roman est la voix de ceux, Angolais, habitants de Luanda, qui n’ont pas voix au chapitre. Alors, justement, chapitre après chapitre, il leur donne la parole avec un talent vertigineux, avec une profondeur d’analyse remarquable, pour que Les Transparents devienne le chant universel d’une Afrique en transition.

    Jean-Baptiste Hamelin
  • Voir ici le mot d'Ananda Devi, présidente du jury:

    "Au-delà de l’histoire elle-même, c’est l’écriture d’Ondjaki qui opère une magie poignante et énigmatique, rendant l’Aveugle, le MarchandDeCoquillage, GrandMèreKunjikise et Odonato – celui en qui la transparence de la misère se manifeste – si proches de nous, si humains, si frères."

    Remise du Prix Littérature Monde Etranger, au festival Etonnants voyageurs, samedi 14 mai!
  • « Si Luanda est un livre, je n'en ai écrit qu'une seule page avec Les Transparents. » D'où notre impatience à découvrir le reste de son œuvre, déjà riche d'une vingtaine de titres." Lire le portrait ici

    Portrait de Gladys Marivat
    Le Monde des livres
  • "Durant près de 400 pages, porté par la puissance de son style onirique et poétique, le lecteur se pose au cœur d'un vieil immeuble de Luanda, aux côtés de ses habitants, de ses habitudes et de sa temporalité flegmatique." Lire l'article ici

    Frédérique Briard
    Marianne
  • "Ce n'est pas un roman. C est un morceau de jazz. Les vingt et quelques personnages qui composent Les Transparents forment un big band littéraire sous la plume d'Onjaki." Lire l'article ici

    Emile Rabaté
    Libération
  • "Ce livre, teinté de réalisme magique, est une perle de cocasserie et d’émotions, de poésie et d’ironie, une source intarissable de tendresse envers ses personnages pauvres – les transparents (...) et un puits (de pétrole) de critique acerbe des politiciens et des autorités, corrompus à tous les échelons de la hiérarchie."

    Lire l'article ici.

    Blog Voyages au fil des pages
  • "Enchanteur, original, ébouriffant, subtil, imaginatif, savant, brillant, troublant, Ondjaki est tout sauf un romancier naturaliste." Lire le portrait ici

    Portrait de Sébastien Lapaque
    Le Figaro littéraire
  • "Impossible que vous ne soyez pas saisi par la beauté de ce roman des plus poétiques de cette rentrée littéraire." Lire l'article ici

    Anne Bocandé
    Afriscope
  • "Un roman décrit avec humour et poésie la déchéance morale de  la capitale angolaise, lancée dans une modernisation effrénée."

    Lire l'article ici.

    Books
  • "L'Angolais Ondjaki éclaire, avec Les Transparents, la nuit de son pays." Lire l'article ici

    Marc Séfaris
    Transfuge
  • "Dans une langue sublime, poétique où les personnages sont plus attachants et détonnants les uns que les autres, Ondjaki nous livre un récit puissant au cœur de Luanda, en Angola. Les Transparents est un coup de cœur éclatant de cette rentrée littéraire."

    Lire l'article ici.

    Anne Bocandé
    Site Africulture
  • "Dans cette atmosphère agitée, pleine d’interrogations et de suspicion, l’auteur, Ondjaki, nous fait découvrir, avec une écriture poétique et un brin ironique, des personnages hauts en couleurs."

    Lire l'article ici.

    Site Mic Mag
  • " Le roman Les Transparents est nourri d’une écriture qui coule comme l’eau de l’immeuble, libre, vive, pure et fluide, imbibée d’accents poétiques et de tranquillité. En quelques pages seulement, on tombe sous le charme de cette écriture si particulière d’Ondjaki et l’on comprend qu’il soit considéré comme l’un des écrivains africains les plus prometteurs de sa génération…"

    Lire l'article ici.

    Blog Carozine lit
  • "Un roman puissant à l’écriture superbe, emplie de couleurs et de sensations douces et vives et où un réalisme magique propre aux littératures africaines  lusophones enchante la narration." Lire l'article ici

    Séverine Kodjo-Grandveaux
    Jeune Afrique
  • "Entre conte ironique et fable politique, Ondjaki, déjà repéré parmi les écrivains africains les plus prometteurs, tire son style d'une langue vivante, orale et dialectale, pour faire couler, telle une source, une fiction qui semble à peine plus imaginaire que l'exubérante réalité angolaise." Lire l'article ici
    Véronique Rossignol
    Livres Hebdo

le temps de se souvenir est mort

je pleure le lendemain

les choses que je devrais pleurer aujourd’hui

2

[extrait du billet froissé d’Odonato]

1

– dis-moi quelle est la couleur de ce feu…

l’Aveugle parlait la tête tournée vers la main du garçon qui le soutenait en le tenant par le bras, tous les deux, effrayés, tentaient d’échapper aux énormes langues de feu qui montaient du sol vers le ciel de Luanda

– si je pouvais expliquer la couleur du feu, l’ancien, je serais un poète de ceux qui parlent en poèmes

la voix hypnotisée, le MarchandDeCoquillages accompagnait l’évolution de l’incendie et guidait l’Aveugle à travers des passages à peu près sûrs où l’eau, jaillissant des canalisations défoncées, faisait un couloir pour ceux qui s’aventuraient dans cette jungle de flammes fouettées par le vent

– je te le demande, regarde, toi qui vois, moi je sens sur ma peau, mais je voudrais aussi imaginer la couleur de ce feu

l’Aveugle paraissait implorer de sa voix plus habituée à donner des ordres qu’à distribuer des mots doux, le MarchandDeCoquillages se dit que c’était manquer de respect que de ne pas répondre à une question aussi concrète qui sollicitait d’une voix aimable une simple information chromatique,

quoique difficile et même impossible

le garçon chercha au fond de lui quelques larmes tièdes qui le ramèneraient à son enfance car c’était là, dans ce royaume dépourvu de pensées, que pouvait naître, vive et fidèle à ce qu’elle voyait, une réponse fleurie

– ne me laisse pas mourir sans que je sache la couleur de cette lumière brûlante

les flammes rugissaient et même quelqu’un privé de vue comme lui pouvait éprouver une sensation jaune évocatrice de souvenirs, poisson grillé accompagné de haricots à l’huile de palme, chaleur brûlante de plage à midi, ou souvenir du jour où l’acide de la batterie lui avait volé la joie de voir le monde

– l’ancien, j’attends une voix d’enfant pour vous donner une réponse

vue de près ou de loin, la nuit était une tresse noire et monacale, la peau d’un animal nocturne laissant goutter la boue de son corps, il y avait des étoiles brillant timidement dans le ciel, il y avait la torpeur de l’air marin et les coquillages sur le sable qui se fendaient sous la chaleur excessive, il y avait la crémation involontaire des corps et la ville, somnambule, pleurait dans l’indifférence de la lune

l’Aveugle retroussa ses lèvres dans un sourire tremblant et triste

– ne tarde pas, petit, nos vies sont presque grillées

les nuages lointains, le soleil absent, les mères appelaient leurs enfants à grands cris et les enfants aveugles ne voyaient pas la lumière éphémère de cette ville qui transpirait sous son manteau incandescent, se préparant à la tombée d’une nuit profonde et noire – comme seul le feu peut en générer

les langues et les flammes de cet enfer tendu dans une marche viscérale d’animal forcé, trapu et résolu, fuyant le chasseur dans la volonté implacable d’aller plus loin, de brûler plus, de souffler sur la fournaise, puis, épuisé, chercher à dévorer des corps ayant perdu leur rythme humain, harmonie respirée, mains caressant des cheveux et des crânes joyeux dans une ville où, pendant des siècles, l’amour avait découvert, entre brumes de brutalité

çà et là, un cœur à habiter

– l’ancien, quelle était déjà la question ?

la ville ensanglantée, depuis ses racines jusqu’au sommet de ses immeubles, s’inclinait, forcée, vers la mort, et les flèches annonciatrices de son agonie n’étaient pas de simples flèches mais des dards enflammés que son corps hurlant accueillait comme un destin pressenti

et le vieux répéta de sa voix désespérée

– dis-moi seulement la couleur de ce feu…

2

Odonato écouta la voix du feu

il le vit grandir dans les arbres et dans les maisons, il se rappela ses jeux d’enfant, le feu suivait les jolis tracés de la poudre volée dans l’épicerie de son beau-père, de fins dessins labyrinthiques, sur le sol, l’allumette mettant le feu au jeu dangereux jusqu’au jour où, par curiosité et détermination, il voulut voir ce que cela ferait d’allumer un petit filet de poudre dans la paume de sa main gauche. sans hésiter il mit le feu sur sa peau et la douleur – c’était la cicatrice qu’il caressait aujourd’hui tandis qu’un incendie bien plus grand consumait la ville dans une gigantesque danse de jaunes qui se propageait dans le ciel

le feu rugissait

Odonato n’avait plus assez de forces pour dessiner sur ses lèvres la moindre expression d’effarement ou même un simple sourire, la chaleur atteignait son âme, ses yeux brûlaient à l’intérieur

pleurer finalement n’avait rien à voir avec les larmes, c’était plutôt la métamorphose de mouvements intérieurs, l’âme avait des murs – textures poreuses que la voix ou le souvenir pouvaient altérer

– Xilisbaba… – il regarda ses mains mais ne les vit pas. – où es-tu, mon amour ?

au premier étage de l’immeuble, Xilisbaba s’était trempée dans l’eau afin de se protéger du feu, elle respirait avec difficulté et toussait doucement comme si elle ne voulait pas faire de bruit

elle serrait dans sa main un bout de ficelle comme celle que son mari portait nouée à sa cheville gauche, la transpiration et l’agitation de Xilisbaba avait défait la corde en petits lambeaux mouillés qui finiraient par tomber à ses pieds, les autres la suivaient guidés par les bruits et la vision ondulante de sa chevelure

on entendait des cris venant de dehors

les mains des femmes s’attiraient, gestes délicats, presque secrets, comme pour partager les inquiétudes plutôt que la chaleur

MariaComForça (MarieLaForte) sentit qu’elle devait invoquer d’autres forces pour apaiser les pleurs de son amie

les larmes coulaient sur le visage de Xilisbaba en rigoles régulières, MariaComForça chercha à voir son visage, elle devina ses traits – des escarpements de sel –, elle devina la tristesse que laissait deviner son expression, elle lui prit le poignet mais la pulsation du cœur de Xilisbaba, qui pensait à son mari tout seul sur le toit de l’immeuble, n’était qu’un silencieux murmure de veines

– Maria… je veux voir mon mari une dernière fois… pour lui dire ces choses qu’on tait sa vie entière

la main de MariaComForça exerça une pression de réconfort et Xilisbaba se laissa glisser appuyant contre le mur ses vêtements, ses chaussures, ses cheveux et son âme

– calme-toi, mon amie, le feu c’est comme le vent, il crie beaucoup mais sa voix est toute petite.

2

l’Immeuble avait sept étages et respirait comme un être vivant

il fallait connaître ses secrets, les particularités utiles ou désagréables de ses courants d’air, le fonctionnement de ses vieilles canalisations, les marches d’escaliers et les portes qui ne donnaient sur rien. de nombreux malfaiteurs avaient expérimenté dans leur chair les effets de ce maudit labyrinthe avec ses passages secrets qui avaient leur propre autonomie, et tous ses habitants avaient à cœur de respecter chaque recoin, chaque mur et chaque dessous d’escalier

au premier étage, les canalisations défoncées et une obscurité terrible décourageaient les distraits et les intrus

l’eau coulait en abondance, incessante, et servait à beaucoup de choses, l’eau était utilisée par tout l’immeuble, on la vendait dans des bidons, on lavait son linge et les voitures

GrandMèreKunjikise faisait partie des quelques personnes qui traversaient l’étendue d’eau sans se mouiller les pieds et sans jamais avoir même failli glisser

c’est un fleuve – disait-elle, toujours en umbundu – il ne manque que les poissons et les crocodiles

la vieille femme était arrivée à Luanda quelques jours après la mort de la vraie mère de Xilisbaba et, ne supportant plus la faim, avait fait irruption en pleine cérémonie funèbre, confessant en larmes l’urgence de ses besoins, elle s’excusa de son attitude et, affirmant l’usage définitif d’un umbundu pur et dur, elle regarda Xilisbaba au fond des yeux et dit

je peux prier pour la mort de celui qui est mort. ma voix arrive jusqu’à l’au-delà…

Xilisbaba, qui savait lire la vie de son côté le plus réel, accueillit la vieille femme avec un verre de vin rouge, lui céda sa place, demanda que l’on apportât une assiette du meilleur calulú do comba [1] et prit soin que l’on ne lui servît pas de funji de mistura parce que la dame était comme elle, il lui fallait de la semoule de maïs pour supporter les folies et les rythmes de Luanda

ta mère est en train de rire – dit la vieille femme

– ma mère maintenant c’est toi – répondit Xilisbaba

au cours des funérailles, et après les dettes contractées afin d’offrir aux visiteurs les boissons et les victuailles qu’imposaient les hauts mérites de la défunte, Odonato se mit à maigrir au-delà des limites normales de la pénurie

Xilisbaba remarqua que son mari devenait de plus en plus silencieux, il parlait à ses enfants, conversait de choses banales avec les voisins, cherchait du travail et réparait les piles de la radio qui ne marchaient pas malgré les expositions au soleil

mais tous ses gestes, marcher le matin, se gratter la tête en lisant le journal qu’il avait trouvé dans la rue, s’habiller ou s’étirer, tous ses gestes ne produisaient plus le moindre bruit

la femme comprit que, d’une certaine manière, des deux, c’était son mari qui était véritablement en deuil,

on se rendait bien compte dans son regard qu’il était loin, Xilisbaba le revoyait encore jeune et rêveur, audacieux de la bouche et des mains, du temps où il la surprenait au premier étage inondé, elle montant l’escalier en portant les fruits, et lui écrasant les fruits sur son corps à elle qui s’amusait de cette délicieuse surprise de fin d’après-midi

Odonato bougeait à peine les doigts, les doigts de sa main droite caressaient l’anneau de sa main gauche, Xilisbaba remarqua qu’Odonato enlevait l’anneau de son doigt et le glissait dans sa poche, le diamètre de son annulaire ne retenait plus l’anneau matrimonial

elle soupira profondément

des molécules d’oxygène inondèrent son cœur, puis ses veines et sa tête, des énergies renouvelées voyagèrent jusqu’aux extrémités de son corps mais le phénomène s’était déjà évaporé

l’occulte est comme un poème – il arrive à n’importe quel moment.

2

ses pieds étaient habitués à parcourir de nombreux kilomètres par jour, c’étaient des pieds de vieux au bout d’un corps de jeune

le MarchandDeCoquillages aimait marcher sur le sable de la PraiaDaIlha, la plage de l’île, et sur le sol scintillant de ses cauchemars nocturnes, il avait une maison dans la province voisine du Bengo mais il était très vite tombé amoureux de Luanda, à cause de sa mer salée

il appelait la mer la “mer salée”

et il la contemplait chaque jour avec la même passion, comme si seulement la veille il l’avait connue de la peau et de la langue

il plongeait lentement – comme s’il caressait une femme –, goûtait le sel et revivait l’étonnement de toujours, il restait sous l’eau le temps que ses poumons le permettent et que son regard le supporte, il connaissait les rochers et les barques, les pêcheurs et les marchandes de poissons, il portait incrustée dans la paume des mains l’odeur chaude du poisson séché qu’il aidait à ranger dans les cageots, et surtout il connaissait les coquillages

les coquillages

il avait grandi dans le Bengo, de fleuve en fleuve, de cacusso en cacusso, mais un jour il avait rencontré la mer salée avec ses barques, ses bâtons à ximbicar [2] et les coquillages

– l’ancien, fais-moi un bâton pour ximbicar

– pour quoi faire ? tu n’as pas de barque et tu ne pars pas en mer

– mais je veux un bâton pour ximbicar dans la terre : je vais ximbicar la vie !

sur la PraiaDaIlha il était tenu pour un garçon sérieux et honnête

il aidait à transporter le poisson, toujours avec un sourire sympathique et innocemment séduisant, il vendait et faisait des commissions, il envoyait du sel et de l’argent à sa famille du Bengo

les pieds du MarchandDeCoquillages, tout au long des années, s’étaient endurcis tel le fond extérieur des barques de Ilha, les morceaux de verre et les clous ne lui causaient qu’un léger chatouillement, mais malgré tout il portait les sandales en cuir offertes par son cousin

un collier de perles en verroterie autour du cou

son sac de coquillages sur le dos, les yeux plissés pour ne pas laisser entrevoir ses secrets

il avait entendu parler de MariaComForça, qui se consacrait à de multiples activités financières, et il s’était dit qu’elle s’intéresserait peut-être à ses coquillages

il en avait de toutes les couleurs, de toutes les formes, pour une utilisation pratique ou juste pour les admirer, dans des formats et des prix si variés qu’il était impossible de croiser ce garçon sans céder à la tentation de vouloir posséder un de ses coquillages pour un usage immédiat ou futur : il s’adressait aux femmes avec lenteur pour laisser l’espace à l’imagination ou aux besoins de chacune, aux policiers en faction dans la rue il offrait des coquillages à accrocher dans les cheveux pour qu’ils en fassent cadeau à leurs maîtresses, aux hommes il faisait des suggestions concrètes pour une utilisation au bureau ou dans leurs voitures, aux femmes d’ambassadeurs il présentait les coquillages comme des objets exotiques que personne ne pensait plus à offrir à Noël, aux fabricants de lampes il parlait des avantages que présentaient les énormes coquillages creux et de l’effet de la lumière à travers ce matériau marin, aux curés il expliquait la différence que cela ferait sur les autels, aux vieilles il les recommandait comme souvenirs, aux jeunes comme parures originales, aux enfants comme jouets à rendre jaloux les autres enfants, aux bonnes sœurs il vendait des coquillages qu’il avait assemblés en forme de crucifix, aux propriétaires de restaurants il les proposait comme coupelles à apéritifs ou cendriers, aux couturières il faisait remarquer le potentiel créatif du matériau et de ses cliquetis, aux coiffeuses il faisait constater que les verroteries étaient passées de mode et, auprès des bandits, le MarchandDeCoquillages s’excusait rapidement du fait de ne transporter qu’un sac rempli de choses qui ne servaient à rien

c’est à un feu rouge que le MarchandDeCoquillages rencontra l’Aveugle pour la première fois, il fit glisser son sac de son dos sur le sol et le bruit des coquillages s’entrechoquant plut à l’Aveugle

– tu entends ça ?

– pas vraiment

– mais est-ce que tu entends vraiment bien ?

– j’entends juste normalement. vous parlez du bruit du sac ? ce sont des coquillages

– je sais bien que ce sont des coquillages. je suis aveugle mais je connais le bruit des choses. ce n’est pas ça…

– alors c’est quoi ?

– c’est que je peux entendre le bruit du sel dans les coquillages

le MarchandDeCoquillages ne sut que dire, l’Aveugle ne dit rien

le signal passa au vert mais aucun des deux ne bougea.

2

Xilisbaba sortit du candongueiro avec ses paniers remplis de légumes accompagnée de sa fille Amarelinha, les lèvres du MarchandDeCoquillages se firent sérieuses, il ne comprenait pas le regard d’Amarelinha qui transpirait en transportant d’autres sacs

– c’était quoi alors ? demanda l’Aveugle

– je ne sais pas – le MarchandDeCoquillages hissa le sac sur son épaule

le bruit des coquillages, ou du sel, attira l’attention d’Amarelinha

elle passa tout près d’eux, mais seul l’Aveugle sut percevoir tous les parfums que dégageait ce corps : mangue mûre, larmes nocturnes, thé noir et thé de racines de papayer mâle, argent sale, omo pour la lessive, vieux sisal, journal, poussières de moquette, poisson grillé

mère et fille marchaient rapidement en direction de l’immeuble, elles y pénétrèrent en contournant les flaques d’eau qui s’étalaient à côté de la cage vide de l’ascenseur, Amarelinha releva un peu sa robe et suivit sa mère qui connaissait l’escalier mieux qu’elle

au quatrième étage, déjà essoufflées, elles croisèrent leur voisin Edú

– ça va mieux, Edú ?

– mieux, pas vraiment, mais pas plus mal, on fait aller, dona Xilisbaba

– tant mieux

– je vous aiderais bien, mais je n’ai pas la force – et il écartait ses énormes mains dans un geste d’excuse

– ne vous en faites pas, il ne reste plus que deux étages

– les eaux sont tranquilles en bas ?

– oui, tout est normal

Edú vivait en permanence au quatrième étage, et le plus long trajet qu’il faisait était de l’intérieur de son appartement jusqu’au palier pour fumer ou pour respirer l’air pollué de Luanda, il marchait avec difficulté et avait déjà reçu la visite de spécialistes internationaux extrêmement intéressés par son cas

il avait une hernie gigantesque près de son testicule gauche, quelque chose que les gens ici appelaient mbumbi, qui changeait de volume selon les variations climatiques mais obéissait également à des facteurs psychosomatiques, raison pour laquelle des chercheurs de toutes sortes étaient venu le voir, spécialistes en sciences exactes comme en sciences sociales en passant par la métaphysique, des rebouteux et même quelques curieux. d’après ce qui se disait, il avait refusé les invitations de médecins angolais, suédois ou cubains qui proposaient de l’opérer car aucun d’entre eux ne lui avait offert une somme suffisante pour compenser la peur que la seule idée de l’opération faisait naître en lui

– et puis, je m’y suis habitué : on est comme on est…

Amarelinha regardait le sol, en attendant que sa mère reprenne son souffle pour continuer leur montée

– votre fille est de plus en plus jolie – commenta Edú – un de ces jours elle va nous présenter un amoureux

Amarelinha, intimidée, sourit gentiment, elles grimpèrent le reste de l’escalier en silence

au cinquième étage vivait le CamaradeMuet, complaisant et silencieux, excellent cuisinier de grillades grâce à sa façon secrète de préparer le charbon, surtout dans les cas où il y avait peu de charbon

de son appartement jaillissait la musique muxima, sentimentale, chantée par WaldemarBastos et Xilisbaba repensa à son mari

le CamaradeMuet était assis devant sa porte, il épluchait des pommes de terre et des oignons, deux sacs énormes, et Amarelinha s’étonna, une fois encore, de la patience que montrait cet homme dans l’exécution de sa tâche

tout le monde savait qu’en matière d’épluchage le CamaradeMuet était infatigable et perfectionniste

– bonjour – murmura-t-il

– bonjour – répondit Xilisbaba

les voisins recouraient régulièrement à son coutelas militaire parfaitement aiguisé, les marchandes ambulantes du rez-de-chaussée, qui vendaient des brochettes et des sandwichs au chorizo pour les gens pressés, faisaient également appel à ses services domestiques pour préparer les pommes de terre frites dans sa vieille huile

elles arrivèrent au sixième étage

Amarelinha lâcha ses sacs devant la porte et frappa deux coups, doucement

GrandMèreKunjikise vint ouvrir

un vieil arrosoir en zinc attendait Amarelinha dans le couloir et elle arrosa soigneusement la rangée de pots de fleurs. Amarelinha avait les mêmes gestes précieux et délicats que GrandMèreKunjikise, comme si elles avaient été du même sang, et ces mêmes mains, le soir, travaillaient les fils et les perles de verre et inventaient des colliers, des bagues et des bracelets pour des gamines qui s’inventaient des raisons de les acheter

– nous allons faire une bonne affaire, mon chou – lui disait MariaComForça, la locataire du deuxième étage – tu entres dans notre association avec tes mains habiles à l’ouvrage, et moi je m’occupe de la vente directe aux clients

sous le regard attentif de son mari, Xilisbaba rangeait les courses dans les placards de la cuisine, Odonato observait les gens, attentif aux gestes de leurs mains, il aimait voir GrandMèreKunjikise cuisiner calmement, il faisait semblant de lire le journal mais il admirait la rapidité et la précision des gestes de brodeuse de perles de sa fille, lui-même avait été bien habile avec le bois mais les occupations du temps où il était fonctionnaire public avaient fait disparaître une part de sa sensibilité

– donner des coups de tampon… c’est ça qui a tué la rondeur de mes gestes

Odonato observait les mains de sa femme et les aliments : tout avait été offert ou trouvé dans les restes d’un supermarché où travaillait quelque connaissance

– maintenant nous ne mangeons que ce dont les autres ne veulent plus – remarqua-t-il

– c’est un péché que de jeter de la nourriture encore bonne

– c’est un péché qu’il n’y ait pas à manger pour tous – conclut Odonato, sortant de la cuisine et se dirigeant vers la terrasse

il contemplait la ville, l’agitation désordonnée des voitures, les passants qui se hâtaient, les marchands, les motos chinoises, des 4 x 4, un facteur, la voiture à la sirène hurlante et un aveugle donnant la main à un jeune garçon qui portait un sac à dos

– tu as des soucis ? – Xilisbaba s’approcha

– Ciente n’a plus donné de nouvelles, personne ne sait où il est

CienteDoGrã, le fils aîné d’Odonato, avait passé son adolescence à errer de bar en bar, il avait été associé dans une discothèque réputée mais avait fini comme videur toujours en retard, puis devenu consommateur régulier d’héroïne il avait volé des seringues dans une pharmacie, et, adolescent attardé, il avait rejoint un groupe rastafari de Luanda et avait survécu grâce à la diamba et à des petits vols

inadapté par vocation, il se réveillait tôt afin d’avoir plus de temps pour ne rien faire et entretenait l’obsession de posséder un jour une jeep américaine GrandCherokee. ses amis l’avaient surnommé “Ciente du GrandCherokee” qui se transforma bientôt en CienteDoGrã (CienteDuGrand)

– on peut faire quelque chose ?

– attendre en espérant qu’il ne fasse pas d’autre bêtise

le Facteur transpirait et se servait d’un mouchoir trempé pour éponger sa sueur. quelques mois auparavant, il avait sollicité de son chef, un gros mulâtre de Benguela, une moto pour l’aider dans son dur labeur de distribution du courrier

– une moto ? ne me fais pas rire, estime-toi heureux si on te donne une trottinette. si tu ne veux plus de ce travail, il y en a plein qui le voudront. une moto… manquerait plus ça !

le Facteur se dit que par écrit il aurait peut-être plus de chance

il écrivit soixante-dix lettres à la main, sur un papier bleu de vingt-cinq lignes, toutes dûment timbrées, et il les distribua parmi la clientèle chic de Alvalade, Maianga et Makulusu, sans oublier des députés, des hommes d’affaires influents et le MinistreDesTransports lui-même

il y expliquait la relation des causes et des effets, le kilométrage que sa fonction impliquait, les discontinuités géographiques et, invoquant une convention internationale des facteurs, il demanda qu’on lui octroie, au moins, une bicyclette à dix-huit changements de vitesse avec entretien garanti par les services compétents mais

il n’obtint jamais de réponse

– ton boulot c’est de distribuer les lettres, ce n’est pas d’en écrire – ricana le chef

le Facteur décida de marquer une pause, il ouvrit son sac en cuir et choisit une lettre au hasard, l’ouvrit délicatement, s’assura qu’il lui restait un peu de la colle blanche de farine dont il se servait pour recoller les enveloppes des lettres qu’il lisait

il y avait une écriture belle mais incertaine et, dans les marges, des dessins d’oiseaux et de nuages, d’autres signes évoquaient des coordonnées géographiques pareilles à celles qu’il avait étudiées, du temps des portugais dans sa ville natale

– je vous prépare une brochette, camarade Facteur ? – demanda MariaComFrorça en faisant danser les braises

– préparez, mais faites-moi un kilape, je suis un peu faible en kwanza en ce moment

– d’accord pour le kilape mais il me faut une avance en argent – répondit-elle en riant

– vous êtes une maligne, vous ! c’est un contrekilape, alors. ça peut se faire, ça ?

– y a-t-il quelque chose ici à Luanda qu’on ne peut pas faire ?

le Facteur, affamé et mort de soif, ravala sa salive, MariaComForça eut pitié de lui, mais la pitié ne remplit pas les poches et la vie à Luanda était bien trop chère pour faire la charité

– et comme ça vous lisez les lettres des autres, camarade Facteur ?

– c’est juste une distraction pour se distraire. mais je suis comme les enfants : j’oublie tout tout de suite après

MariaComForça remua les braises avec ses doigts, souffla sur le charbon avec précision et, entre les rubans de fumée, regarda le Facteur

– comme j’aimerais encore savoir oublier…

le Facteur fit une grimace, il demanda un verre d’eau histoire de chasser un peu la chaleur qui l’accablait, relut des passages de la lettre et confirma que celle-ci avait été remise à la poste de la ville de Sumbe

– des bonnes nouvelles ?

– je ne sais pas quoi vous dire : qui habite ici au cinquième étage ?

– le CamaradeMuet

– vous pensez qu’il me donnera un petit pourboire si je monte ?

– ça je ne sais pas…

le Facteur s’arrêta au premier étage pour habituer ses yeux à l’obscurité

l’eau se déversait par des couloirs invisibles, trempait ses pieds dans ses sandales éculées

d’abord il sentit un vertige, un vertige au contraire, ce n’était pas sa tête qui tournait, c’était ses pieds qui semblaient vouloir essayer de minuscules pas de danse

“c’est peut-être la faim”, se dit-il

la faim qui fait vivre aux humains les sensations les plus bizarres et accomplir les actions les plus improbables, la faim qui invente des capacités motrices et des illusions psychologiques, la faim qui ouvre des chemins ou promeut des malheurs, mais non,

il comprit que cela venait de l’endroit, parce qu’il y régnait une odeur qui ne se laissait pas sentir et un vent qui ne voulait pas circuler, l’eau qui se devinait sans se laisser voir obéissait à un flux qui n’était pas naturel, peut-être une force circulaire

– ce qu’une personne peut s’imaginer au milieu de la journée… ou de la faim…

ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et il lui sembla être isolé du monde extérieur

il écoutait les bruits de la rue comme à travers un filtre qui ne laisserait passer que l’essentiel de chaque conversation ou de chaque pensée

– d’ici à ce qu’on m’accuse d’être en train de fumer de la diamba pendant le travail

la lumière n’avait pas d’explications de couleur, elle inventait des tons de jaune sur le blanc sale des murs, elle se servait de l’eau pour recréer des nouveaux gris qui ne réussissaient pas à être sombres ; l’eau offrait aux yeux du Facteur de toutes petites gerbes bleues, rouges, des cascades concentrées

sa pensée se fit plus claire, la faim s’apaisa

– si c’est comme ça, il vaut mieux que je reste encore un peu ici

alors qu’il allait s’appuyer contre la porte de ce qui jadis avait été un ascenseur, il sentit qu’une chaleur intense naissait dans ses testicules, une sensation qu’il n’avait pas ressentie aussi nettement depuis longtemps, il regarda vers l’entrée, puis vers les escaliers, personne

il passa légèrement la main sur son pantalon, son pénis était presque en éveil dans son caleçon usé, il ferma les yeux, absorba encore une fois cette absurde fraîcheur

ses testicules se réveillèrent

il se sentit embarrassé, il couvrit son bas-ventre et respira profondément ; des pensées humides envahirent son esprit, il transpirait à l’intérieur comme si une peur infantile lui parvenait, amusante ;

ce n’est qu’après qu’il reprit sa montée

s’étonnant du silence

il ne rencontra personne sur les paliers, et l’absence d’enfants l’étonna

il entendit, en arrivant au troisième étage, une voix qui chantait une mélodie simple, provenant certainement d’un antique tourne-disque de quarante-cinq tours

du jazz

il souleva son sac pesant, le changea d’épaule, ce qui le soulagea

l’endroit où le sac avait exercé sa pression laissa réapparaître les contours naturels de sa peau, il se frotta avec des mouvements circulaires de ses doigts joints, il aimait sentir que sa peau reprenait sa place, il caressa aussi son autre épaule, celle qui commençait à se déformer

la large bandoulière était faite d’un matériau qui imitait une corde robuste mais qui ne l’avait jamais meurtri durant toutes ces années, seules ses épaules connaissaient les secrets de la texture, sous forme d’une sorte de cicatrice provisoire qui disparaissait grâce à l’alternance des épaules et aux massages circulaires

– au moins une bicyclette, je ne parle même plus d’une mobylette

il s’approcha lentement, remettant droit le carton usé et poussiéreux qui l’identifiait comme travailleur du ServiceNationalDesPostes, il reprit la lettre et, d’un coup d’œil sûr, vérifia qu’il l’avait bien refermée, feignit de relire l’adresse

cinquième étage, immeuble de la Maianga, au porteur. ps : immeuble avec un énorme trou au rez-de-chaussée. on ne peut pas se tromper

le CamaradeMuet épluchait des pommes de terre sans sourire, il caressait de temps en temps ses grosses moustaches, ses savates posées à côté de lui, bien qu’il se déplaçât habituellement pieds nus, y compris en présence des voisins

le Facteur toussa

quelque part dans Luanda, loin de là, un crocodile siffla la même mélodie qui passait sur le tourne-disque, le Facteur regarda le CamaradeMuet avec le couteau aiguisé dans la main gauche, la pomme de terre laissant goutter une eau terreuse

– excusez-moi de ne pas me chausser – prononça au bout d’un moment le CamaradeMuet

– pas de problème, je ne suis qu’un simple Facteur, je viens apporter une lettre au cinquième étage

– ça doit être une erreur, personne ne m’a jamais écrit de lettre

– il n’y a pas d’erreur possible. vous voulez voir ?

– je vois très mal – le CamaradeMuet essuya son couteau sur sa jambe gauche

– ami, prenez cette lettre ! mon chef ne sera pas du tout content si je rapporte des lettres non distribuées

– c’est bon, laissez-la sur la table

– quelle table ?

– celle qui est à l’intérieur

le CamaradeMuet continuait à éplucher ses pommes de terre à un rythme féminin, son regard se perdait si loin que le Facteur n’eut plus le moindre doute sur le fait que l’homme assis là, le couteau à la main et une montagne de pommes de terre à éplucher, ne voyait pas très bien

et ne le voyait déjà plus

qu’il reste planté là, qu’il se mette à courir ou à crier, qu’il entre ou non dans sa maison

– avec votre permission – bredouilla le Facteur, en pénétrant dans l’appartement

la moitié du bruit venait de la musique, l’autre moitié, magiquement cadencée, était le craquement de la vieille aiguille du tourne-disque

le Facteur déposa son sac à l’entrée et s’approcha de la petite table

deux fils rouges traversaient la pièce comme un double étendoir à linge, permettant aux haut-parleurs de tenir sur les petites fenêtres qui donnaient sur le couloir

le son de la trompette lui massa l’épaule, siffla délicatement dans ses oreilles mouillées de sueur, l’invita à s’asseoir et à trouver le verre rempli d’eau, il regarda vers la porte, distingua les gestes résolus, entraînés et tranchants du CamaradeMuet, constata que son genou bougeait d’un côté et de l’autre à un rythme saccadé qui n’était pas celui de la musique

– je peux attaquer ce verre d’eau ?

le silence répondit que oui, le disque arriva à la fin de la face a, l’aiguille insistait, cherchant encore des notes de jazz

– mettez la face b, ce trompettiste n’est bon que sur les faces b – dit le CamaradeMuet

le Facteur but l’eau et en désira encore, mais resta sur son désir, sur les murs de la pièce d’étranges figures s’étalaient sur des photos et des posters écrits dans des lettres étrangères, quelques-uns étaient des photos de chanteurs, d’autres montraient les détails de mains sur des claviers de pianos, des saxophones et des gros micros, il reconnut l’un d’eux, sur le mur, un visage qu’il connaissait de quelque part, il s’approcha, essuya la sueur qui coulait de ses sourcils et lut le nom, c’était le même que celui du disque qui passait maintenant sur la face b,

il entendit des voix à l’extérieur, reposa le verre et rejoignit son sac plein de lettres, une vieille dame aux cheveux blancs était à côté du CamaradeMuet, ils parlaient

mercredi je vous apporterai la racine, aujourd’hui il n’y en avait pas. vous vous sentez mieux ?

– si je me sens mieux ? je ne sais pas. je ne vais pas plus mal non plus, c’est ce qui me soutient. mais j’ai des douleurs partout dans le corps, dans les os de dedans…

la vieille femme prit congé d’un geste léger, monta les escaliers, le Facteur en profita et sortit de l’appartement

– j’ai pris un verre d’eau

– vous avez bien fait, pardonnez-moi de ne pas me lever, je me sens bien faible en ce moment

le CamaradeMuet repoussa le seau, prit un vieil éventail à barbecue, large et usé, il s’éventa trois fois, l’homme avait une sorte de pacte secret avec le “catolotolo”, un ensemble de fièvres et de malaises qui, sans traitement, peut accompagner le patient pendant des années, disparaissant puis revenant en ramenant à chaque fois les symptômes

catolotolo têtu – sourit doucement le CamaradeMuet – que les médecins ont diagnostiqué il y a longtemps… c’est une maka chronique

le Facteur se gratta la tête en cherchant quelque chose à dire, rangea son sac, s’essuya les mains sur ses jambes de pantalon

– bon, eh bien si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi signe

– merci. le soda, ce sera pour la prochaine fois, je suis à cours de cumbú

– pas de problème, l’ancien – dit le Facteur en prenant congé

dans l’escalier, GrandMèreKunjikise regarda le Facteur dans les yeux, celui-ci détourna le regard

il se sentait bien, il n’avait pas grand-chose à cacher et n’avait jamais nourri de méfiance envers les vieilles personnes, surtout celles qui avaient des cheveux blancs

GrandMèreKunjikise sourit, émit un son presque inaudible et poursuivit sa montée vers le sixième étage

où elle retrouva Odonato qui regardait au loin,

GrandMèreKunjikise le vit de dos, dans le soleil dilué, et frémit comme elle n’avait pas frémi depuis longtemps, elle ferma les yeux, fit un effort, elle aurait voulu verser deux ou trois larmes pour éloigner cette vision

mais la vérité est limpide et connaît des sentiers secrets pour arriver à sa destination

Nato… – prononça GrandMèreKunjikise, tout doucement

Odonato se retourna lentement sans laisser à la vieille femme le moindre espace pour l’ombre d’un doute

le soleil, divisé en portions d’intensité, chaud et perpendiculaire à cette heure-là, le soleil, ses rayons de lumière qui voyageaient depuis une distance et une immensité sidérales traversaient le corps de cet homme sans obéir aux limites logiques de son anatomie

il y avait la lumière qui le contournait et la lumière qui ne le contournait plus

Nato… ton corps… – la vieille femme posa ses deux mains sur sa poitrine comme elle le faisait depuis son enfance quand elle voulait se calmer

de timides rayons de soleil, d’une extrême maigreur, lambeaux tristes de couleur jaune, traversaient Odonato dans les zones périphériques de son corps mince, le long de sa taille, de ses genoux, sur le dos de ses mains et ses épaules, la lumière allongée passait comme si son corps humain, réel et sanguin, était une sorte de tamis ambulant

– calmez-vous, mère – dit Odonato en s’approchant

ce n’est pas ça – dit GrandMèreKunjikise –, je pense à ta famille, aux tiens… ma pauvre fille !

Odonato alla chercher un jus de maracuja que la vieille femme adorait

– il n’y a plus de sucre, mais buvez quand même

le bruit du cinquième étage arrivait jusqu’à eux, la vieille femme tapait la mesure avec son pied, souriant à Odonato tout en remettant en place le pagne qui lui couvrait les épaules et une partie du cou

les mains desséchées, la peau flasque, les gestes fermes

– vous avez remarqué, mère ?

GrandMèreKunjikise le regarda droit dans les yeux, ce qui était une façon de parler avec ceux qui ne comprenaient pas bien son umbundu, elle lui révéla beaucoup de choses, des choses sues et devinées depuis bien longtemps, mais seulement maintenant, à cet instant brûlant, enfin comprises

j’ai vu l’avenir – murmura-t-elle.

[1] Les mots en italique sont de l’umbundu ou du kimbundu, deux des principaux dialectes parlés en Angola. On trouvera un glossaire en fin d’ouvrage. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[2] Long bâton à planter dans le sable pour faire avancer une barque.

Ndalu de Almeida, Ondjaki, né à Luanda en 1977, est l’un des écrivains lusophones les plus prometteurs du continent africain. Après des études de sociologie, il travaille sur des projets cinématographiques. Ondjaki a déjà reçu de nombreux prix importants, dont le prestigieux prix Jabuti (jeunesse). Il vit à Rio de Janeiro. Il figure dans le Top 39 des écrivains africains de moins de quarante ans de l’anthologie Africa 39.

Bibliographie