Publication : 23/08/2007
Pages : 192
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-618-3

New Thing

WU MING

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17 €
Langue originale : Italien
Traduit par : Serge Quadruppani

1967, les États-Unis sont secoués par les troubles raciaux et les manifestations contre la guerre au Viêtnam. À New York, après la mort violente de quelques musiciens de l’avant-garde du jazz, les assassinats sont revendiqués par le Fils de Whiteman. Agit-il pour son propre compte ou bien est-il un instrument de l’establishment ? Quarante ans plus tard, des rescapés racontent l’histoire de la jeune journaliste Sonia Langmut, disparue quelques semaines après avoir enquêté sur les faits.
En toile de fond, la montée du Black Power et de la new thing : le free-jazz de Albert Ayler, Archie Shepp, Bill Dixon, et de leur divinité tutélaire, John Coltrane, qui, sur le point de mourir pendant la période des meurtres, évoque sa vie, ses grandeurs et ses faiblesses.
Écrit sur un mode syncopé en plein accord avec son sujet, avec des échappées fantastiques, des vols d’oiseaux sur la ville et le parler du ghetto, le récit réussit en peu de pages à restituer, derrière les discours de la révolte et les manipulations du pouvoir, la voix d’une époque tout entière.


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  • , chronique de François Prost
    ARTSLIVRES.COM
  • "Une rythmique syncopée, pulsion venue d'Afrique, des sons éructés au travers d'un saxophone et qui se muent en un cri de colère, des musiciens se retrouvant dans des caves pour y souffler leur rage, c'est le free jazz, vague de libération musicale et politique. C'est aussi le sujet de New Thing de Wu Ming 1. Wu Ming, contrairement à ce que son nom laisse entendre, n'est pas chinois mais italien. De plus, ce n'est même pas un auteur. Ou disons : plus qu'un auteur. Il s'agit en réalité d'un collectif de cinq écrivains, formé en janvier 2000 : le nom chinois Wu Ming, selon la façon dont on le prononce, signifie ?pas d'auteur' ou ?cinq auteurs', une signature également appréciée des dissidents chinois. Derrière ce nom se cache un collectif d'activistes présents sur différents médias, héritiers du Luther Blissett Project, dont l'un des objectifs était d'introduire sciemment des informations erronées dans le circuit médiatique afin de démontrer le manque de sérieux de la plupart des ?faiseurs d'opinion'. Entre autres canulars, ils ont inventé de toutes pièces l'artiste conceptuel Harry Kipper, auquel l'émission Chi l'a visto ? consacra un numéro lors de sa ?disparition'. Ils ont également réussi à faire croire que Nike avait soudoyé la municipalité de Vienne afin qu'elle rebaptise la Karlsplatz en Nikeplatz. Les Wu Ming se consacrent pour l'essentiel à la littérature ; leurs identités ne sont pas secrètes, mais ils préfèrent mettre en avant le texte plutôt que de mettre en avant la célébration de l'écrivain, et aiment donner des conférences de presse en passe-montagne ? leur côté ?Canal Littéraire Historique'.Les Etats-Unis, 1967, c'est le pic de la lutte pour les Droits Civiques. Malcolm X a été assassiné, ce sera bientôt au tour de Martin Luther King, la lutte s'intensifie, et certains comme les Black Panthers prennent les armes. La guerre civile n'est pas loin. Cette colère s'exprime aussi dans la scène jazz. Suivant l'impulsion de John Coltrane, des musiciens rompent avec les règles harmoniques européennes, blanches pour tout dire, cassent les règles, retrouvent la voie des rythmes africains, et leur colère prend la forme d'une musique nouvelle. Au milieu de cette effervescence, des musiciens sont assassinés, le tueur est vite surnommé Le Fils de Whiteman. Une journaliste enquête. C'est tout cela que raconte New Thing, un roman polyphonique qui donne parfois l'impression de visionner un documentaire : Wu Ming donne la parole à quatre personnages principaux, témoins des faits. Flaubert testait ses textes en les hurlant sur une berge des bords de Seine, et il faudrait idéalement faire de même avec New Thing : ce roman est à lire à voix haute, à gueuler par moments, pour en faire ressortir la pulsion qui rythme ses pages : ces voix qui se recoupent et se contredisent parfois prennent la forme d'un chorus où les instruments viennent s'entrechoquer, formant un maelstrom de sons et de couleurs. Le tout entrecoupé d'articles de journaux et de sources extérieures diverses. L'auteur-compositeur n'oublie jamais de pratiquer le contrepoint. Rares sont les livres dont l'écriture épouse autant le sujet, jusqu'à devenir le sujet-même. C'est pourtant ce petit miracle qu'a accompli Wu Ming 1, qui associe la force du thème et la puissance de la langue. L'écriture de New Thing est exigeante ? à peu près autant que l'écoute d'un live d'Ornette Coleman -, mais le lecteur qui saura pénétrer ce flot de paroles entrechoqué découvrira l'un des romans les plus passionnants de cette rentrée."
    BLOG DE LA SFL

  • « Wu Ming 1 nous plonge dans les Etats-Unis de 1967, du jazz de Coltrane, du Black Power et du "new journalisme". Et Wu Ming 2 dans l'écoterrorisme, les combats de gladiateurs et la naissance de la "civilisation troglodyte". C'est rafraîchissant, ébouriffant, totalement novateur. A (re)lire, à voir et à comprendre le 23 avril à Liège. »
    Hugues Dorzée
    LE SOIR

  • « Un roman à suspense, sur fond d’émergence des Black Panthers et de manifestations contre la guerre du Vietnam. »

    Baudouin Eschapasse
    ATMOSPHERES

  • « Le roman de Wu Ming 1 restitue cette période en s’inspirant de la puissance mystique de cette musique (la "New Thing" du titre), c’est-à-dire de sa faculté à plonger son auditeur dans un état extatique, de lui tirer, dans un même élan, un rire et des larmes célestes. »

    Patrick de Sinety
    A NOUS PARIS

  • « Organisé autour d’un monologue intérieur de John Coltrane, New Thing croise les voix de musiciens, de journalistes ou de gens de la rue. Gigantesque collage, équivalent littéraire de la technique musicale du remix […], New Thing est lui aussi une "nouvelle chose" littéraire assez passionnante. »

    Bernard Loupias
    LE NOUVEL OBSERVATEUR

  • « Il y a, dans ce choix, une nostalgie, celle d’un temps où existaient des saints et des héros, des combats clairs, des horizons à inventer, où l’art et la conscience politique se nourrissaient pour changer le monde, sans pour autant donner le "message", et c’est poignant ? »

    Evelyne Pieillier
    L’HUMANITE

Mon nom est personne
ou Wu Ming,
refaire le monde en le racontant

Voici une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’a guère d’imitateur. Auteur collectif de romans-fleuves best-sellers en Italie et bien vendus en Angleterre comme en Allemagne ou en Espagne ; théoricien à cinq têtes sur des thèmes aussi divers que la mitopoiese (création des mythes), la culture pop ou le copyleft (gratuité de la culture) ; bouillonnant foyer de création dans l’écrit, la musique, la vidéo, le cinéma, l’ensemble entrant en fusion sur internet ; animant un site en italien, anglais, espagnol, portugais, français, allemand, suédois, hollandais, catalan, slovène et quelques autres langues, en contact avec des dizaines de milliers d’internautes de tous pays ; acteur important des manifestations de Gênes 2001 ; menant, en Italie et dans le reste du monde, maints combats sur la toile et dans la rue, Wu Ming est encore fin 2007 à peu près inconnu en France. S’il faut chercher un retard français, on le trouvera non pas dans les supposées réticences hexagonales aux merveilles de la mondialisation des capitaux, mais bien plutôt dans les pesanteurs des systèmes de légitimation et de diffusion culturelles, si peu armés pour apercevoir la vraie nouveauté, quand bien même elle est sous leurs yeux.
De fait, la publication du présent livre, écrit par Wu Ming 1, et de Guerre aux humains, de Wu Ming 2, n’est pas la première apparition du phénomène en français. En 2001 a été publié aux Éditions du Seuil un livre qui n’a pas remporté le succès qu’il aurait mérité (rien de comparable en tout cas avec celui qu’il a connu en Italie et en bien d’autres pays) : L’Œil de Carafa. En italien, le titre avait la puissance de sa brièveté : Q. Fresque des révoltes paysannes levées au XVIe siècle dans le sillage de la Réforme, ce livre polyphonique, ode à la communauté humaine en marche dès l’aube des temps modernes, était aussi une œuvre collective, signée Luther Blissett.
À ce point, on espère que le lecteur, renvoyé d’un nom mystérieux à un autre, se demande avec l’ardeur d’un amateur de roman-feuilleton parvenu à la fin d’un chapitre : qui est Luther Blissett ? Qui est Wu Ming ?
C’est ce que vous saurez en lisant :

Les ténébreux complots de Luther Blissett

Luther Blissett est une signature partagée par des centaines d’artistes et d’activistes à travers l’Europe et l’Amérique du Sud depuis l’été 1994. Pour des raisons qui restent inconnues, ce nom a été emprunté à un joueur de football d’origine afro-caribéenne. Lequel a montré, avant et après quelques autres, que bien des footballeurs savent se servir de leur tête autrement qu’en l’enfonçant dans la poitrine de l’adversaire : lors d’une émission de la BBC, en 2004, il a manifesté son amusement pour cet usage de son nom et brandi un exemplaire d’un livre de théorie critique signé Wu Ming. En Italie, entre 1994 et 1999, le Luther Blissett Project, réseau organisé, devint un phénomène très répandu, réussissant à créer la légende d’un héros populaire. Un Robin des Bois de l’information qui multiplia les canulars médiatiques durant cinq ans. On n’en citera que quelques-uns.
En 1995, Harry Kipper, artiste conceptuel britannique disparaissait à la frontière italo-slovène lors d’un voyage en VTT mené dans l’intention de dessiner sur la carte de l’Europe le mot ART. Chi l’a visto ?, célèbre émission italienne (équivalente de Perdu de vue), tomba dans le panneau et se couvrit de ridicule. Harry Kipper n’avait jamais existé.
Le canular le plus complexe fut mis en œuvre dans le Latium, en 1997. Il dura un an. À grand renfort de fausses traces de rites, de communiqués jamais vérifiés par les rédactions, politiciens et journalistes de la presse écrite et télévisée furent poussés à développer les plus extravagantes théories sur la renaissance du satanisme. Le canular fut ensuite loué et analysé par des universitaires et des experts des médias, et devint un cas d’étude dans plusieurs textes scientifiques.
C’est ce que les activistes du Luther Blissett Project appelaient “la contre-information homéopathique” : en injectant une dose calculée de fausseté dans les médias, ils visaient à montrer le manque de sérieux de beaucoup de créateurs d’opinion et le manque de fondement des climats de panique morale. Renversant la célèbre sentence de Debord (qu’ils n’apprécient guère), ils font en sorte que le “faux soit un moment du vrai”. Le canular final advint avec l’emprisonnement en Serbie du sculpteur et performeur serbe Darko Maver, tué ensuite dans un bombardement de L’OTAN. Ses tableaux furent exposés à Rome et à Bologne et de prestigieux magazines artistiques publièrent un appel de solidarité. Certains critiques respectés prétendirent même connaître personnellement l’artiste. Il fallut attendre que Luther Blissett se fasse hara-kiri pour que la vérité soit révélée : Darko Maver n’avait jamais existé.
Au terme de ce plan quinquennal de dévoilement des mécanismes médiatiques, en 1999, le Luther Blissett Project se saborda, donnant naissance à des groupes divers. L’un d’eux fut 0100101110101101.org, groupe de média artistes qui réussirent à convaincre la population de Vienne que Nike voulait racheter la Karlsplatz et la rebaptiser Nikeplatz, ce qui entraîna les débats qu’on imagine en Autriche.
Un autre groupe fut constitué par quatre activistes bolonais qui, gardant le nom du footballeur, écrivirent Q. Publié en Italie en 1999, le livre a été édité ensuite en anglais (britannique et américain), espagnol, allemand, néerlandais, français, portugais (brésilien), danois, polonais et grec.

Le code Wu Ming

En janvier 2000, une cinquième personne se joignait aux quatre auteurs de Q, et un nouveau groupe d’auteurs était né, Wu Ming. Selon la manière dont on prononce la première syllabe, ce mot chinois signifie soit “anonyme” (signature habituelle des tracts des dissidents chinois), soit “cinq noms”. Le nom fut choisi à la fois comme hommage à la dissidence et par rejet explicite de l’auteur star. Publié en 2004 en italien, et ensuite en bien d’autres langues (mais pas en français), 54, la première grande œuvre collective de Wu Ming, faisait croiser l’histoire d’une douzaine de personnages (dont Cary Grant, Tito et le général Giap). Ce roman a inspiré le groupe de folk-rock Yo Yo Mundi, dont l’album porte le même titre que le livre (8 000 exemplaires vendus, ce qui en Italie est un excellent résultat, surtout quand la vente se fait pour l’essentiel hors des circuits institués). Wu Ming a aussi écrit le scénario d’un film de Guido Chiesa, Radio Alice, qui a enregistré 500 000 entrées en Italie, et lauréat de nombreux prix dans des festivals.
Bien qu’ils affectionnent les apparitions publiques en passe-montagne, l’identité des cinq membres de Wu Ming n’est pas secrète, mais ils considèrent que leur travail est plus important que leurs biographies ou leurs visages. Par ordre alphabétique, Roberto Bui est Wu Ming 1, Giovanni Cattabriga, Wu Ming 2, Luca di Meo, Wu Ming 3, Federico Guglielmi, Wu Ming 4 et Riccardo Pedrini, Wu Ming 5. Pour une bibliographie complète, comprenant les œuvres individuelles, on se reportera en fin de volume.
Entre-temps, en 2001, les quatre auteurs de Q avaient écrit une série d’appels, qui furent très largement diffusés. Ils annonçaient et accompagnaient le mouvement de contestation du sommet du G8 en juillet à Gênes, énorme rassemblement, immense espérance d’un autre monde possible qui devait se conclure, comme chacun devrait se souvenir, par une répression féroce de manifestants désarmés et la mort de Carlo Giuliani, tué par un carabinier. Titrés “Des multitudes d’Europe en marche contre l’Empire et vers Gênes”, ces textes publiés avant le rassemblement frappent par leur qualité littéraire et leur ton millénariste, qui évoque la thématique de Q :
“Nous sommes nouveaux, mais nous sommes de toujours. Nous sommes anciens pour le futur, armée de la désobéissance dont les histoires sont des armes, en marche depuis des siècles sur ce continent. Sur nos étendards est écrit ‘dignité’. En son nom, nous combattons quiconque se veut maître des personnes, des champs, des bois et des cours d’eau, gouverne par l’arbitraire, impose l’ordre de l’Empire, réduit les communautés à la misère. Nous sommes les paysans de la Jacquerie […]. Nous sommes les ciompi de Florence, petit peuple des fabriques et des arts mineurs. En l’an du Seigneur 1378, un cardeur nous conduisit à la révolte. […] Nous sommes les paysans d’Angleterre qui prirent les armes contre les nobles pour mettre fin à la gabelle et aux impôts. En l’an du Seigneur 1381, nous avons écouté la prédication de John Ball : ‘Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était le maître… ?’”
Voici un autre aspect qu’il importe de saisir et qui nous renseigne autant sur Wu Ming que sur notre époque : si son site (www.wumingfoundation.com) a 90 000 visiteurs par mois, avec un bulletin (Giap) diffusé à 9 000 abonnés, si les quelque 300 rencontres qu’ils ont effectuées à travers l’Italie et d’autres pays ressemblaient souvent aux assemblées d’un mouvement social, c’est parce que WM a des idées, et une pratique qui va avec.

S.Q.


Quelques dates

20 février 1933. La famille Langmut abandonne l’Allemagne, pour toujours.
6 juillet 1945. John Coltrane, jeune saxophoniste, s’enrôle dans la marine des États-Unis.
Un mois plus tard. Le bombardier américain Enola Gay lâche une bombe atomique sur la ville japonaise d’Hiroshima. La bombe a un surnom : Little Boy.
17 mai 1954. La Cour suprême des États-Unis ordonne la déségrégation raciale dans les écoles publiques.
28 août 1955. Money, Mississipi. Emmett Till, noir de 14 ans, est victime d’un lynchage. Il a dit bonjour de manière trop décontractée à la caissière blanche d’un drugstore.
1er décembre 1955. Montgomery, Alabama. Une Afro-Américaine dénommée Rosa Parks monte dans un autobus, occupe un siège réservé aux blancs et refuse de le quitter.
1er août 1964. Golfe du Tonkin, Viêtnam. Le torpilleur états-unien Maddox essuie une attaque de torpilles vietnamiennes. C’est le début officiel d’une guerre qui marquera le XXe siècle. En réalité, on découvrira qu’il n’y a pas eu d’attaque. L’“incident” a été entièrement fabriqué par le Pentagone.
21 février 1965. Audubon Ballroom, New York. Malcolm X est assassiné par un commando d’hommes noirs glissés parmi les spectateurs.
Octobre 1966. Oakland, Californie. Huey P. Newton et Bobby Seale fondent le Black Panther Party for Self-Defense.
4 avril 1967. Riverside Church, New York. Le révérend Martin Luther King prononce un de ses plus célèbres discours, dénonciation véhémente et articulée de la guerre au Viêtnam.
21 juillet 1967. St. Peter’s Church, New York. Funérailles de John Coltrane.
Quelques jours plus tard. Sonia Langmut laisse New York derrière elle, pour toujours.

À Stefano Roveri,
dix ans après.

À la mémoire de Kwame Ture,
Port-of-Spain, Trinidad 1941,
Conakry, Guinée, 1998.

Prologue, 12 avril 1967

Le chœur répète dans la salle de classe d’une école primaire. Pas d’auditions, n’importe qui peut venir. Tu sais chanter ? Tu chanteras. Tu chantes faux ? Tu peux écouter, boire un café, regarder les dessins des gamins sur les murs.
Ce soir, il y a des nouveaux. Présentations, mains qui se serrent. C’est la classe de mon fils. Le gardien est mon cousin. Dans les toilettes, il y a l’inscription que j’ai gravée à sept ans avec un clou.
Anita a un sourire pour tous, elle écoute les voix, divise les gens en trois groupes puis les fait asseoir en cercle. Sur le tableau noir, le texte d’un spiritual.
Anita chante les premiers vers, cherchant le ton juste sur un piano vertical. Elle enseigne les rôles à chacun, fait chanter une section à la fois. On démarre trop bas ou trop haut, des voix qui se brisent, des accès de toux, des rires. Anita explique les rudiments : “Deuxième voix”, “Appel et réponse”… Des tasses de café passent de main en main.
Et maintenant, tous ensemble. Un garçon s’assied au piano, Anita chante.

I feel like, I feel like, Lord
I feel like my time ain’t long.*

Le chœur répond et continue. Tu t’aventures avec embarras dans la tradition, tu suis à rebours de vieilles empreintes dans la boue. Tu ne t’attends pas au veau gras, tu te contentes de café, de biscuits, d’une soirée en compagnie. L’attention est partagée entre la respiration, le tableau noir et les mains d’Anita qui dirige.

Mind out, my brother, how you walk de cross,
I feel like my time ain’t long
Yo’ foot might slip an’ yo’ soul git los’
I feel like my time ain’t long.*

L’ultime réverbération dispersée, certains s’exclament : “Wow !”, d’autres sautent sur leur siège, ou battent des mains. Anita est surprise : pas mal. Recommençons.

Une demi-heure est passée et déjà tu chantes sans trop de bavures. Pause, cigarettes, autre café. Pas d’alcool. Bedford-Stuyvesant, Brooklyn. Troisième soirée de répétition, le chœur n’a pas encore de nom.
Anita a vingt ans et va se marier.

0. Si tu oublies

“Le traducteur kleptomane : bijoux, candélabres et objets de valeur disparaissaient du texte qu’il traduisait.”

Jean Baudrillard



ROWDY-DOW Dans l’appartement au-dessus vivait une dame blanche dans les soixante ans, un peu dingue, séparée de son mari. Ex-enseignante, je crois qu’elle était. De grands mouvements d’humeur, elle en avait après la moitié des gens de l’immeuble, pour des conneries surtout. Le mardi matin, un Dominicain venait faire le ménage, un bordel je te dis pas, il marchait au plafond et, comme si ça suffisait pas, il chantait. Pas de mal à chantonner, mais lui il beuglait à gorge déployée, en espagnol. Quand il déplaçait les meubles, on aurait dit la riot de Harlem en 1964. Il passait la serpillière qu’on aurait cru qu’il voulait faire un trou dans le parquet. L’aspirateur hurlait genre Algérien torturé à l’électricité. Tout ça avant huit heures du matin, que moi je pouvais être rentré à quatre heures après avoir joué Dieu sait où. Je me réveillais avec les palpitations. Une fois, il m’est même tombé sur la tête un morceau de crépi du plafond.
La première fois, je téléphone à la vieille pour me plaindre, je lui demande si c’est pas possible de faire venir le domestique plus tard, deux heures après, déjà ce serait différent. Elle me répond gentiment, elle dit que c’est pas possible mais qu’elle en parlera au type et “vous verrez que la semaine prochaine, il fera moins de bruit”.
La semaine suivante, que dalle : je suis réveillé à huit heures moins le quart par un boum ! boum ! boum ! genre tambours de Chano Pozo, ma femme est déjà sortie et le couillon est là, au-dessus, qui chante. Je tape avec un manche à balai mais ça sert à rien. Je m’habille et je monte, je sonne à la porte.
Sans m’ouvrir, le couillon hurle :
– La señora no está en la casa.
Et moi :
– Je suis le voisin du dessous, ouvre une seconde, homme, il faut que je t’explique un truc…
Et lui :
– La señora no está en la casa.
Je comprends que ça sert à rien et je redescends furibard. Plus tard, je re-téléphone à la dame qui se ré-excuse et me ré-assure que etc., etc.
Troisième mardi, même rengaine, et la señora no está en la casa. Troisième coup de fil et qu’est-ce qu’elle me répond, la nana ? Alors, qu’est-ce qu’elle devrait dire, elle, moi aussi je fais du bruit quand je ferme la fenêtre la nuit, j’ai quel droit de me plaindre, etc., etc. Ma putain de fenêtre la réveille en pleine nuit et elle n’arrive pas à se rendormir.
Quatrième mardi, j’intercepte le type qui vient juste de finir son boulot, dans la cage d’escalier. Je lui plante l’index sur le sternum et je lui dis :
– Amigo, c’est pas des façons de faire, essaie d’être moins bruyant et évite de chanter, dans cet immeuble on entend tout et moi, je travaille de nuit.
Lui, il me regarde et fait : “Vale, vale, ’scuse-moi”, et il va pour s’en aller mais moi j’ajoute et, c’est là que je commets une erreur : “Moi, je suis musicien et permets-moi de te dire, tu chantes faux à faire pleurer le cœur, entiendes ? On dirait un coyote qui grimpe sur du fil de fer barbelé.”
Le type me balance en pleine face un regard de tueur et me fait :
– No es asunto tuyo.
La semaine suivante, blessé dans son orgueil latin, il fait un boucan pire que d’habitude et chante à pleins poumons : “Tilín, tilín, tilán / oye que bonito es el tilín / de mis campanitas de cristal…”
Vu que je n’ai pas envie de me chicorer, j’achète des boules Quiès, mais je médite de me venger.
Rappelle-toi bien ces deux détails : mardi matin, boules Quiès. Si tu les oublies, tu ne comprends pas le rapport entre ça et tout le reste.

WU MING  est un collectif  réunissant quatre jeunes auteurs italiens dont les romans collectifs ambitieux, best-sellers en Italie, ont été traduits en de nombreuses langues.

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Qui est Wu Ming ?
Depuis huit ans, sous ce pseudonyme qui signifie “ anonyme” en chinois, un groupe de cinq jeunes auteurs creuse un sillon profondément original dans la littérature italienne. Tout en menant une activité multimédia intense, Wu Ming a écrit plusieurs best-sellers aux sujets ambitieux, brassant des dizaines de personnages réels ou imaginaires, embrassant des époques charnières de l’histoire mondiale : de 54 à Manituana, qui vient de sortir avec un succès foudroyant. Quatre des cinq ont publié, avec succès également, des ouvrages individuels gardant la signature Wu Ming assortie d’un numéro. Pour commencer, les éditions Métailié publient deux d’entre eux.


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Bibliographie