Publication : 13/01/2023
Pages : 352
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1238-8
Couverture HD
Numerique
EAN : 9791022612586

Roca Pelada

Eduardo Fernando VARELA

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22,50 €
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14,99 €
Titre original : Roca pelada
Langue originale : Espagnol (Argentine)
Traduit par : François Gaudry
Prix
  • Prix Littéraire des Écrins (catégorie roman) - 2023

Le détachement militaire du col de Roca Pelada est perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, pour y accéder il est plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Entre orages magnétiques et pluies de météorites, avec pour tout horizon le désert qui mène aux volcans et aux geysers, face à face deux garnisons de postes de frontière se surveillent. Un jour le commandant de l’un des postes change, et son remplaçant est une femme…

Après le succès public et critique de Patagonie route 203, Eduardo Fernando Varela nous fait découvrir cette fois-ci la vie au sommet des plus hautes montagnes du monde. Un rythme hypnotique, des paysages sauvages et sans limites, des dialogues et des situations aussi surréalistes qu’hilarants et une puissante réflexion sur les grands détours de l’existence aux côtés d’un lieutenant solitaire, un sergent impertinent, une escouade de caporaux venus des tropiques, malades mais très polis, de mineurs faits de pierre et d’os, et même un vieux sorcier ! Un roman unique et intemporel.

  • "J’y ai retrouvé exactement la même ambiance que celle que j'avais tant appréciée dans « Patagonie route 203 ". Dans ce nouveau livre, ce n’est pas le vent et l’immensité des plaines, mais l’altitude, son environnement implacable et son manque d’oxygène qui rend les gens étranges et semble modifier leurs perceptions et leurs comportements. Un poste frontière qui garde on ne sait quelle frontière et la préserve d’on ne sait quelle possible invasion m’a bien sûr fait penser au Désert des Tartares, mais l’auteur y apporte son empreinte personnelle en y distillant de l’humour, de la poésie, de la fantaisie, de la tendresse et de l’inattendu. On s’attache terriblement au lieutenant Costa qui, devant faire face aux aléas du ravitaillement, aux recrues nostalgiques de leurs terres natales, à l’arrivée de la belle capitaine dans le poste d’en face, aux promeneurs du dimanche, mais aussi aux égarements et aux hallucinations dus à l’altitude, tente vaille que vaille de maintenir un semblant d’ordre et de hiérarchie militaire dans le chaos. Mais à cette altitude, peut-on vraiment contrôler quoi que ce soit ? Très bien écrit et très bien traduit, ce livre sera revêtu d’un coup de cœur dès sa parution sur nos tables et je suis sûre que nos lecteurs apprécieront ce monde incertain et loufoque posé en équilibre sur l’altiplano !"
    Véronique
  • Au col de Roca Pelada, dans un poste frontière loin de tout, le lieutenant Costa passe ses journées à scruter volcans, montagnes, animaux... Jusqu'au jour où le commandant du poste ennemi est remplacé. Un roman dépaysant, loufoque et poétique.
    Nicole
  • Eduardo Fernando Varela nous emmène au sommet de la Cordillère des Andes, à la frontière entre deux pays, pour y vivre des situations parfois si absurdes qu'elles en deviennent cocasses. Plus profondes qu'elles n'y paraissent, elles donnent lieu à un roman aux accents kafkaïens, remettant en cause les limites que l'on s'impose.
    Christophe Gilquin
  • "J’ai beaucoup aimé Roca Pelada. Les dialogues sont savoureux, entre dialogues de sourds et philosophiques à la fois. Sur leur haut plateau andin, on a l’impression que les deux armées sont devenus un peu cinglés avec le manque d’oxygène. La description des paysages est juste sublime, j’ai adoré être entouré par les sommets. C’est un roman assez contemplatif et drôle."
    Novelenn
  • Un délice ! Voyagez à 4000 mètres d’altitude à la frontière entre deux pays d’Amérique du Sud aux côtés du lieutenant Costa, un garde-frontière un brin misanthrope, qui occupe ses journées à observer les cailloux aux jumelles. Un voyage immobile, où les hommes du lieutenant trouvent le moindre prétexte pour ne rien faire, où des indiens Quechua jouent à cache-cache entre deux cols, où l’on fricote avec l’ennemi pour tromper l’ennui… Une écriture magique, pleine d’humour et de poésie : un délice !
    Thomas
  • Dépaysement garanti avec le fantastique second roman d'Eduardo Fernando "Varela" ! Après la traversée des plaines patagoniennes, l'argentin nous embarque à cinq mille mètres d'altitude dans la cordillère des Andes, au col de Roca Pelada, lieu fictif frontalier entre deux pays d'Amérique du Sud. C'est sur ces terres hostiles à l'aridité extrême et qui surplombent le monde que vivent tant bien que mal les deux détachements de soldats censés surveiller la frontière. Au risque à tout moment de se prendre un débris de météorite sur la tête, ils scrutent l'horizon inlassablement avec pour seul contact une radio défectueuse et un train de ravitaillement qui n'arrive jamais. Il ne se passe rien et il n'y a rien à faire dans ces lieux désolés, le temps s'est arrêté il y a des lustres; pourtant l'arrivée inopinée d'une femme au commandement va bouleverser l'austère quotidien des troupes et faire perdre le contrôle des émotions. C'est complètement décalé, drôle et étourdissant. Cette littérature qui vient des confins du monde est bien sûr fascinante par son cadre inhospitalier exceptionnel mais aussi par sa merveilleuse leçon d'humanité. On a une tendresse toute particulière pour cet auteur si original.
    Rosalie
  • Absurde et magnifique roman d'aventure et d'amour. Sur l'Altiplano de la Cordillère des Andes, le lieutenant Costa attend. Dans une guerre de position qui s'éternise, rappelant Le Désert des Tartares de Buzzati, il épie son ennemi à la recherche d'un signe de mouvement. A la fois roman d'aventure et texte absurde (et drôle!), Roca Pelada est surprenant et excellent.
    Victoire
  • Une aventure drôle et absurde. Un poste frontière, loin de tout en pleine cordillère des Andes. Eduardo Fernando Varela nous entraîne pour son deuxième roman de part et d'autre de cette frontière au milieu de nulle part, où les hommes parfois marqués par le manque d'oxygène mènent une vie hors du temps et du monde. Une aventure drôle et absurde, d'autant plus quand l'un des commandants est remplacé par une femme…
    Elsa
  • J'ai terminé Roca pelada en début de semaine, et j'ai vraiment adoré. C'est un super texte, le duo Costa / Quipildor est mémorable. Et la façon dont Varela met à mal la logique est très intéressant. Et que dire du match de foot... et de la première apparition du sorcier... et des rencontres interdites avec Vera... et des fabuleux instants de contemplation de la nature. Bref, une belle réussite ce roman.
    Thibault
  • C’est un roman dont la lecture n’est que ravissement et émerveillement. On y rit, il y a du suspense, de l’amour, des descriptions magnifiques, un paysage unique, et à la fin on en redemande tellement c’est bien !
    Adrien
  • Quel plaisir de s'oublier dans la Cordillère des Andes dans ce poste frontière oublié de tous, où l'on tue le temps à manger des beignets et à regarder les montagnes bouger. Un livre doux avec des personnages attachants.
  • Costa est le commandant d'un poste frontière, en haut d'une montagne désertique où l'air se fait rare : Roca Pelada. Observer les minuscules changements sur la montagne et discuter avec son homologue de l'autre côté de la frontière suffisent amplement à son caractère routinier et pointilleux. Mais rien n'est jamais stable et d'imperceptibles changements s'immiscent dans son quotidien; et bientôt une nouvelle commandante ennemie est nommée, des fourmis apparaissent, un puma se promène. Un univers comico-onirique se déploie sur ces roches chauffées à blanc le jour et gelées la nuit, entre situations improbables et montagne indomptée. Pour les amoureux des espaces atemporels et surréalistes.
    Laure
  • Lunaires, absurdes, mais aussi touchantes et drôles : les tribulations du lieutenant Costa dans la garnison chargée de surveiller la frontière à un sommet de la cordillère des Andes nous portent dans des territoires inconnus ! Un oxygène trop rare, un train de ravitaillement que l’on entend mais qui n’arrive pas, des bornes qu’on bouge en trompant l’adversaire mais aussi des mouvements suspects, des orages infernaux, des secousses telluriques et… et l’arrivée d’une femme au commandement de la garnison adverse qui va tout bouleverser… Un roman subtil, intelligent et réjouissant !
    Olivier
  • L'immensité de la Cordillère, les légendes, le manque d'oxygène et ce poste frontière absurde où se côtoient, s'épient, se narguent, dans l'inconsistance des jours, de drôles de frères ennemis, nourris à la coca, beignets, et autres agréments : difficile de trouver un sens à sa vie ici. Reste la détermination des fourmis…
  • Roca Pelada se situe entre réalité et conte andin et nous transporte à travers beaucoup d'humour et de dérision, dans la cordillère et son paysage hors du commun. On fini par s'attacher à ces personnages, et malgré quelques longueurs, on se laisse porter par cette sublime écriture pleine de poésie. Un livre que j'ai plaisir à conseiller !
    Eliane
  • "Orage magnétique, pluie de météorites, ivresse des sommets, hallucinations, vous serez fascinée par les situations délirantes auxquelles sont confrontées les deux garnisons qui se font face sur cette frontière de la cordillère..."
    Femitude
  • "Roca Pelada est drôle et intelligent. Sur le toit du monde, il existe une autre loi des hommes, décalée. De toute façon, à cinq mille mètres d'altitude, au milieu d'un paysage lunaire qui peut nous surveiller vraiment ?" Lire la chronique ici
    Blog Fragments de lecture
  • "Imagination débridée, humour qui ne diminue pas au long des pages, une foule de thèmes évoqués (en vrac : nationalisme, autorité, racisme social, amitié, trahison, empire des apparences plus quelques autres), sans oublier une pointe de poésie sauvage, cela fait un bon, un très bon roman." Lire la chronique ici
    Site America Nostra / Nos Amériques
  • "Roca Pelada est un récit loufoque pétri de dérision, à l’humour savamment dosé, qui incarne la folie latente propre aux grands espaces. […] Les personnages, tout à la fois hilarants et touchants, se mêlent avec le panorama somptueux et menaçant pour créer un univers magnétique - inoubliable."
    Camille Cloarec
    Le Matricule des anges
  • "Dans ce roman tout à la fois triste et gai, l’écrivain argentin Eduardo Fernando Varela raconte la nature : les paysages, les volcans, les orages, le manque d’air, et les hommes face à eux-mêmes."
    Les Affiches de la Haute-Saône
  • "Après la Patagonie, Eduardo Fernando Varela a pris de la hauteur pour son deuxième roman, en conservant son humour et sa maîtrise pour implanter le décor d’un univers décalé. Un subtil mélange entre dialogues incisifs et réflexions éloquentes, pour une plongée dans un monde où les hommes sont aux prises avec une solitude inquiète et hostile à autrui, où la majesté des paysages suscite anxiété plutôt qu’ataraxie, malgré l’indolence généralisée et le temps qui se confond entre présent, passé et futur." Lire la chronique ici
    Site Benzine Magazine
  • Ecouter le podcast de l'émission ici (émission du 20/01/2023
    Michèle Beauxis
    RCF Haute-Normandie - Boîte à livres
  • "Dans Roca Pelada, Eduardo Fernando Varela use de la même poésie des grands espaces que dans Patagonie route 203. Entre Samuel Beckett et Dino Buzzati, au gré de descriptions magnifiques et de traits d’un humour absurde, il mène une réflexion décalée sur les frontières et l’emprise de la nature sur les minuscules consciences des humains."
    Antoine Faure
    Lire Magazine Littéraire
  • "Un grand roman d'un maître-romancier !"
    Damien Aubel
    Transfuge
  • "Mêlant des dialogues absurdes et drôles à une ambiance moite et floue à la limite de l'hallucination, c'est un univers à part entière dans lequel le lecteur est totalement absorbé, captivé par les aventures de Costa."
    Victoire Vidal-Vivier
    Page des libraires - Librairie Le Marque-page
  • "Un roman original, intemporel qui ne se lâche pas." Lire l'article ici
    Marie-Christine Luton
    Pep's magazine
  • "Une écriture enlevée, une intrigue abracadabrantesque, un délicieux moment de folie douce."
    Béatrice Sarrot
    L'amateur de cigare
  • "Perché et drôlement savoureux !"
    Anne Lessard
    Le Télégramme
  • "Métaphore de l’absurdité de l’existence et d’une humanité qui pédale dans le vide, Roca pelada déploie une métaphysique clownesque dans un décor lunaire et somptueux, où peuvent émerger toutes sortes de créatures, réelles ou fantasmées."
    Sophie Joubert
    L'Humanité
  • "C’est le Désert des tartares façon Varela, en moins philosophique et plus rocambolesque."
    Didier Jacob
    L'Obs
  • "Franchement addictif et irrésistible."
    Blog Le photoblog de Renaud Monfourny
  • Voir le replay ici (à partir de 30min)
    Renaud Junillon
    France 3 Auvergne-Rhône-Alpes - Vous êtes formidables

Ne fais pas attention à moi, je suis d’une autre planète,
je vois toujours des horizons où tu dessines des frontières.

Frida Kahlo

 

 

 

 

 

 

 

Le détachement militaire du col de Roca Pelada était perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie, et pour y accéder il était plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Un peu plus haut commençait la zone de la mort où ne pouvait subsister longtemps aucun type d’organisme, la nature n’y permettait que de brèves escapades à condition de se contenter de planter rapidement un drapeau sur un sommet, d’enterrer un parchemin pour mémoire, ou de placer une borne frontalière et de redescendre immédiatement. Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. L’ivresse des sommets, les hallucinations et la perturbation des fluides qui provoquait des œdèmes mortels étaient une menace constante. La vie quotidienne dans ce lointain poste-frontière avait ses règles propres, même si personne ne savait précisément lesquelles. Une géographie indomptée, les énormes distances et l’absence de chemins dissuadaient le passage par ces cols aberrants à près de cinq mille mètres qui ne menaient nulle part ailleurs qu’au ciel.

Ce matin-là, le lieutenant Costa se retournait dans son hamac à la recherche d’une position stable d’un bord ou l’autre de la conscience. Une partie de son esprit glissait comme une ombre entre les abîmes du sommeil, l’autre flottait vigilante dans le silence glacial qui régnait à l’aube sur l’altiplano. Une heure plus tard il sentit dans son dos un fugace tremblement de la cordillère qui parcourut son corps comme un frisson et l’air raréfié des hauteurs finit par le réveiller. Ces brefs séismes provenant de la chaîne des volcans n’étaient perceptibles que dans le silence immobile de la nuit, mais ils se prolongeaient subtilement comme une caresse invisible. Il attendit le lever du jour où se déployait dans ces hauteurs une lumière circulaire enveloppant cimes et collines, puis il emplit ses poumons d’air à plusieurs reprises et marcha déchaussé, en frottant ses pieds sur le sol pour décharger l’électricité statique accumulée dans son corps. Ses jumelles autour du cou il monta sur la terrasse, comme tous les matins, pour observer le paysage. Un étrange éclat qui surgissait entre les pierres comme une eau de source permettait que la vue s’égare dans l’immensité de la cordillère. Une centaine de kilomètres en aval, des deux côtés de la frontière, les immenses taches des salines formaient une autre galaxie dont les reflets défiaient les astres. L’air extrêmement sec et transparent qui crissait au moindre frôlement aplatissait le paysage et plaçait chaque chose sur le même plan en gommant la perspective.

Costa voulut inspirer profondément mais il dut recommencer plusieurs fois, le regard errant dans l’air raréfié au-dessus de sa tête. Sur ces hauteurs le cœur devait redoubler d’effort pour faire circuler la vie dans le corps, le poids de l’atmosphère était si léger que la pression était réduite au minimum et le débit du sang dans les artères devenait faible, mesquin. Il continua d’inspirer mais dans cet air éthéré les molécules ne s’agrégeaient pas et se défaisaient comme de l’écume. Cet oxygène de mauvaise qualité était comme du vin coupé d’eau dont il fallait boire plusieurs litres pour ressentir une légère ébriété. Costa scrutait attentivement chaque parcelle du territoire désert qui l’entourait, et que la pureté de l’air morcelait en éclats brillants. Des millions et des millions de roches de toutes tailles et formes, de la pierraille jusqu’aux énormes blocs, étaient disséminés sur les flancs des cratères à perte de vue et cette étendue de décombres volcaniques évoquait les vestiges d’une explosion nucléaire. Au milieu de ce paysage affligeant ceinturé de volcans passait une frontière où, de part et d’autre, se trouvaient les deux détachements militaires du col de Roca Pelada, Roche Pelée, séparés par une ligne de pierres badigeonnées de blanc. Plus qu’une limite, c’était comme une couture faufilée. À l’est, la Garde-Frontière; à l’ouest, les carabiniers de la Ronde des Confins. Au cours de leur histoire les deux pays avaient creusé des tranchées, miné des champs, et bien qu’il n’y ait jamais eu de déclaration de guerre, les mouvements de troupes, les incursions et les escarmouches, les échanges d’artillerie et les signatures de traités d’amitié avaient été constants.

Costa braqua ses jumelles sur le poste voisin à une centaine de mètres et l’observa calmement. Tout paraissait normal, mais ce jour-là n’était pas comme les autres et une certaine tension était perceptible. Vers midi, après une longue attente, il repéra trois carabiniers de la Ronde des Confins qui sortaient par une porte chargés de caisses vert foncé et à pas lents se dirigeaient vers la frontière par un sentier caillouteux. Costa remarqua l’aisance avec laquelle ces hommes portaient des poids que l’altitude normalement alourdissait. Il imagina ses propres hommes traînant péniblement des caisses comme si la loi de la gravité leur était appliquée avec des circonstances aggravantes, tombant, se relevant, le visage douloureux, pauvres christs sur leur chemin de croix. Ses soldats étaient des renforts récemment arrivés des régions tropicales, des gens indolents, végétaux, au tempérament fragile et vulnérables au mal des montagnes. Mais le lieutenant avait pris ses précautions en confiant l’échange qui devait avoir lieu à des mineurs natifs des montagnes, au thorax solide et aux poumons robustes, des hommes au caractère rugueux de la roche.

Costa chercha avec ses jumelles le commandant du poste ennemi, le lieutenant Gaitán, qu’il rencontrait parfois en zone neutre, dans le no man’s land, pour discuter de problèmes communs, mais ce maudit Gaitán était devenu invisible, sans doute posté hors du champ visuel, d’où il dirigeait l’opération en jouant à cache-cache. Les trois carabiniers portèrent les caisses jusqu’à la ligne de pierres blanches délimitant la frontière et attendirent les ordres. Le sergent Quipildor, le bras droit de Costa, suivait lui aussi la manœuvre depuis les hangars du chemin de fer et attendait un signe de son chef. C’était un homme au teint olivâtre, de taille moyenne, l’air fuyant, qui observait la scène avec un sourire malicieux, bien que son regard bovin suggérât le contraire. Ses yeux paraissaient des cavernes communiquant avec des mondes inconnus, ou plutôt avec le néant pour Costa qui estimait l’homme aussi vide que le territoire qu’ils devaient surveiller. Une de ses joues présentait un léger renflement dû à la boule de feuilles de coca qui macérait constamment dans sa bouche, donnant un aspect grotesque à ce visage tanné par le soleil et l’air de la cordillère. Quipildor avait effectué toute sa carrière dans des casernes et des postes-frontières du pays, et les derniers souvenirs de sa vie civile s’étaient dissous depuis des années dans les hauteurs de Roca Pelada. Insolent et désobéissant, il avait été condamné à servir sur cette frontière inclémente après plusieurs actes d’insubordination, puis on l’avait oublié. Il portait un uniforme soigné mais usé, d’un vert fané déprimant, parsemé de grossiers raccommodages faits de sa main. Sur la poitrine, la petite étiquette de tissu portant son nom et son grade, à peine faufilée de blanc, était toujours sur le point de tomber.

Le lieutenant Costa lui fit signe d’attendre, il continua de scruter aux jumelles le détachement voisin pour repérer le lieutenant Gaitán, mais au bout de quelques minutes, lorsque la tension devint insupportable, il lança un ordre à ses hommes. Trois mineurs trapus et râblés sortirent du bâtiment en portant des caisses et se dirigèrent à pas lents vers la frontière. Les carabiniers en alerte étaient attentifs au moindre mouvement pouvant cacher un piège. Si l’un des hommes s’arrêtait ou pressait le pas, les autres l’imitaient, de façon à ce que tous atteignent en même temps l’endroit où devait se faire l’échange. Une fois arrivés, ils posèrent les caisses contre la borne frontalière, un monolithe portant les armes nationales, des plaques commémoratives et un écriteau ambigu annonçant “Col de Roca Pelada – Limite internationale – Altitude 4 980 mètres – Surveillance armée – Interdiction de passer”.

Face à face, mineurs et carabiniers se jetaient des regards furtifs en guettant les ordres de leurs supérieurs. Il s’écoula un temps indéfini pendant lequel toute la cordillère sembla dans l’attente de l’étape suivante. Enfin ils échangèrent les caisses en les déplaçant avec prudence, contrôlèrent leur contenu et repartirent d’un même pas vers leurs cantonnements respectifs. L’opération terminée, le lieutenant Costa continua de chercher avec ses jumelles le lieutenant Gaitán, de plus en plus intrigué par son absence. Quelque chose ne tournait pas rond et sa méfiance augmentait de minute en minute. Peu après le col de la Roca Pelada redevint désert et silencieux. Quipildor monta sur la terrasse et salua martialement, mais Costa ne quittait pas des yeux le terrain.

– J’espère qu’ils ne nous ont pas encore embobinés, dit-il.

Le sergent sourit, satisfait :

– Négatif, lieutenant : vingt kilos de farine et quinze de sucre, contre quinze litres d’huile et quatorze kilos de riz, dit-il sur un ton emphatique en détaillant le succès de l’opération.

– Pas de viande ?

– La viande était très chère, ils savent que notre train est retardé et ils ont augmenté le prix.

– Maudits carabouffons, je vais en parler au lieutenant Gaitán dès qu’il se montrera. Et nous, on les a un peu roulés ? demanda Costa le regard fixé maintenant sur la lointaine couronne de volcans qui bordait l’altiplano, dont les fumerolles mêlaient des gaz terrestres aux vapeurs célestes.

Quipildor eut un rire goguenard.

– Affirmatif, lieutenant. On leur a refilé de la farine avec des vers et le sucre est du siècle dernier, tout collant. Leur huile est un peu rance, mais ça peut aller.

À l’exception de quelques traces, de sentiers abandonnés et d’une voie ferrée qui s’interrompait à la frontière, il n’existait pas de chemins dans ces montagnes, un des endroits les plus inhospitaliers du monde. Costa et Quipildor passèrent le reste de la journée à observer le vaste paysage qui s’ouvrait autour des détachements, surveillant les vallons gelés, la position des bornes et les colonnes de vapeur qui s’élevaient de la zone dite des Bouillonnants. Au loin les sommets des Sept Mille et des Six Mille, les immenses volcans qui entouraient le vertigineux altiplano apparaissaient comme de simples collines dessinées par un enfant. Les cratères souvent enveloppés de nuages étaient protégés par de hautes parois rocheuses que personne ou presque n’avait pu franchir. Tout semblait en ordre, mais une inquiétude croissante conseillait la prudence. Un étrange monticule de pierres apparut soudain dans les jumelles de Costa, à trois ou quatre mille mètres en direction du Jardin du Ciel, sur un versant du volcan Intillaku, mais la distance ne permettait pas d’en distinguer précisément la nature.

– Regardez là-bas, sergent, on dirait une apacheta. Je suis sûr que hier elle n’y était pas, on l’aurait vue. Tout ça devient suspect, dit le lieutenant Costa excité.

Les apachetas, des monticules de pierres, étaient les anciens repères avec lesquels les Indiens déterminaient leurs juridictions et leurs limites, une cartographie ancestrale qui s’opposait à l’officielle fondée sur des traités et des différends négociés dans des salons lointains. L’apparition d’une apacheta indiquait que quelque chose d’inhabituel se passait dans la cordillère, car personne n’était autorisé à circuler dans cette zone. Costa le percevait sur chaque mètre carré qu’il scrutait, les rochers le lui murmuraient ainsi que le calme inquiétant de l’atmosphère cristalline qui enveloppait le paysage comme une feuille de cellophane.

– Je ne crois pas que ce soit une apacheta, lieutenant, peut-être un éboulis, cette nuit il y a eu des secousses, dit Quipildor, sceptique.

– Les tremblements de terre n’empilent pas des pierres, ne dites pas n’importe quoi, sergent. Au contraire ils font s’écrouler les monticules. Ces derniers mois on a découvert de nouvelles apachetas un peu partout, mais jamais les intrus.

– Ici rien n’est impossible, j’ai vu des tas de trucs bizarres dans ces montagnes, vous êtes un peu obsédé. Pensez à autre chose, détendez-vous, lieutenant, lui conseilla Quipildor.

Il savait que, lorsque son chef avait ce genre d’idées fixes, il finissait par ordonner des patrouilles épuisantes, des journées de marche pour rien. Les apachetas supposées n’étaient finalement que de simples éboulis ou des illusions d’optique provoquées par les distorsions capricieuses du terrain dans un paysage immobile et vide.

Costa baissa ses jumelles pour le foudroyer du regard et reprit son observation minutieuse. Puis il décida que le soir même une patrouille partirait en reconnaissance au Jardin du Ciel, en profitant de la lune décroissante pour se déplacer dans l’obscurité.

– Il y a des années qu’on n’y est pas allés, sergent, il faut contrôler le tracé de la frontière. Les caporaux sont levés ou ils attendent qu’on leur apporte le petit-déjeuner au lit ?

Quipildor comprit que la situation se compliquait.

– Ils dorment, ils ne se sont pas encore acclimatés, les pauvres.

– Préparez une patrouille pour cette nuit, on part en reconnaissance.

– J’ai le devoir de vous rappeler que pour aller au Jardin du Ciel il faut traverser le territoire ennemi, les vautours vont nous tirer dessus.

– Négatif, sergent, on suivra la ligne de notre côté, on ne mettra pas un pied chez les vautours.

– J’insiste, lieutenant. Ça allonge le trajet, les tropicaux vont crever à mi-chemin et creuser des tombes dans la pierre, c’est pas gagné. Ils supportent l’humidité et la malaria, mais au moindre manque d’oxygène ils tombent comme des mouches, l’air des hauteurs leur durcit la gorge et ils deviennent aphones, leurs yeux deviennent secs et ils titubent toute la journée. Ils n’ont pas assez de prise de terre et quand ils touchent un truc ça fait des étincelles, moi je ne compterais pas sur eux.

Quipildor cherchait à mettre en garde son supérieur sans le contredire frontalement, mais Costa était décidé.

– Il n’y aura pas besoin de creuser des tombes, ici les corps se momifient. Nous sortirons discrètement dès que la lune sera cachée, les carabouffons nous surveillent mais l’obscurité sera totale. Il me faut cinq tropicaux, choisissez-les. Rassemblement derrière le hangar. Et ne discutez pas, sergent. Ou vous voulez une nouvelle sanction ?

– Oh, j’ai rien à perdre. Dans quel endroit pire qu’ici on pourrait m’envoyer ? On m’a d’abord expédié à deux mille mètres, puis à trois mille, puis cinq mille. On peut juste me faire redescendre, parce que plus haut il n’y a rien, dit Quipildor avec fatalisme.

Il demanda la permission de se retirer et s’éloigna en maugréant. Il avait préparé une petite veillée pour le soir, avec du vin et des beignets à la graisse, dans le baraquement des mineurs, mais il devait maintenant la remettre à plus tard à cause des obsessions de ce lieutenant à la gomme qui passait son temps à voir des trucs bizarres, maniaque et capricieux comme tous les officiers qu’il avait connus.

Costa resta toute la journée sur la terrasse à observer l’altiplano, puis il s’enferma dans sa chambre et prit au hasard un volume sur une pile de livres. Il relut un bon moment quelques pages sans en saisir le sens, finit par se concentrer sur le titre en faisant appel à sa mémoire, mais il ne put se souvenir s’il l’avait lu ou non, aussi revint-il à ses cogitations. Il soupçonnait les carabiniers de Gaitán d’avoir effectué des sorties ces derniers mois, il devinait leurs pas dans la montagne, croyait repérer des silhouettes furtives sur les collines, autour des volcans, mais il n’arrivait pas à les surprendre, eux aussi profitaient sûrement des ombres pour se déplacer la nuit, et de jour se confondaient avec le terrain. Il se dit que les mouvements de l’ennemi étaient aussi insaisissables que les histoires qu’il lisait dans ses livres. Il devait en plus commander une troupe de renforts envoyés des régions mésopotamiennes, des soldats originaires de zones sillonnées de grands fleuves, qui passaient leur temps au lit à se plaindre de tous les maux que leur pauvre imagination pouvait concevoir : nausées, fièvres, arythmie, tachycardie, hallucinations, somnolence, suffocations, vertiges, hypothermie, chagrins, insomnie et nostalgie, pour n’en citer que quelques-uns. À peine se sentaient-ils un peu mieux, ils se réfugiaient dans les baraquements des mineurs pour jouer aux cartes ou chanter jusqu’à pas d’heure sous la lumière blafarde des braseros et des lanternes, dans l’air poisseux et mal ventilé des fritures. Par manque de moyens, l’administration militaire lui envoyait les premiers éléments qu’elle trouvait, lesquels demandaient aussitôt à être transférés dans des zones moins extrêmes, et le poste-frontière se retrouvait à nouveau dégarni. Seuls quelques désespérés tentaient de déserter, bien qu’il n’y eût nulle part où aller, et revenaient à la tombée de la nuit tourmentés par la solitude, à la recherche de lumière et d’un abri. Ils entraient en silence, traversaient les couloirs et se glissaient dans leurs lits en grelottant, sans que personne ait remarqué leur absence. Et comme si cela ne suffisait pas, il y avait ceux de l’autre côté, de la Ronde des Confins, les maudits vautours, les odieux carabouffons qui guettaient la moindre négligence pour déplacer les bornes et grignoter le territoire. Mais le lieutenant Ricardo Costa de la Garde-Frontière était là pour surveiller chaque rocher, chaque monticule, et défendre la souveraineté de la patrie.

Ce soir-là, il s’équipa pour la marche et à l’heure convenue se rendit au rassemblement sous le couvert de l’obscurité. Il sentait sur son visage la morsure intense du gel nocturne et priait le ciel pour qu’aucun de ces imbéciles n’eût envie d’allumer une cigarette ou une lanterne. En arrivant il perçut le frôlement d’un uniforme suivi d’un éclat d’étincelles qui lui permit de voir fugacement le visage apeuré d’un des tropicaux. Pour Costa ces caporaux étaient tous pareils, et quand il les croisait dans les couloirs ils formaient à ses yeux une masse verdâtre qui évoluait dans une autre dimension. Il ne pouvait les différencier le jour et encore moins dans l’obscurité.

– Identifiez-vous, murmura Costa.

– Caporal Bequembauer Gutiérrez, à vos ordres, lieutenant.

– À plat ventre avant qu’on nous repère ! lança-t-il.

Mais le soldat restait immobile, incapable de réagir.

– Excusez-moi, lieutenant, je sais pas ce que j’ai, mais j’ai l’impression que tout ça m’est déjà arrivé, dit-il d’une voix tremblante.

Costa attendit que Quipildor émerge des ténèbres et l’interpella :

– Vous ne leur avez pas demandé de neutraliser leur électricité statique ?

– Si, mais ça revient tout de suite.

– Nous sommes combien ? voulut savoir Costa en fouillant des yeux l’obscurité.

Le sergent répondit d’une voix rendue pâteuse par la boule de feuilles de coca logée dans sa bouche.

– Nous deux et le caporal Bequembauer Gutiérrez, le seul disponible. Les autres ont tous la diarrhée.

– Dites-lui d’enlever ses bottes et de marcher pour éliminer l’électricité statique.

– Il gèle, le malheureux risque la pneumonie immédiate. Il vaudrait mieux qu’il reste ici et qu’on parte tous les deux, conseilla Quipildor.

Costa n’eut qu’une seule objection :

– Accompagnez-le, s’il se perd dans l’obscurité il risque de se retrouver de l’autre côté et je ne veux pas d’incidents de frontière.

Un moment plus tard Costa et Quipildor longèrent furtivement la ligne de démarcation pour ne pas réveiller les ombres, ils croisèrent des bornes dont la position était correcte, et quelques heures après, protégés par la nuit et l’énorme masse du volcan, ils atteignirent le flanc oriental de l’Intillaku. Ils étaient hors de tout champ visuel mais continuaient de parler à voix basse, l’acoustique à cette altitude était imprévisible et, bien que les sons ne puissent se propager, les pierres pouvaient produire des échos internes, mille fois plus traîtres. Lorsque le bleu métallique de l’aube s’insinua au-dessus des cratères, le ciel commença à éclairer cet altiplano désertique à cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, entouré de collines et de volcans. Dans ces parages il n’y avait plus de hauteurs, seulement des lointains. Une vaste étendue brillante illimitée se déployait autour des deux hommes avec des gris pâles et des clairs-obscurs, tandis que le reflet naissant se teintait d’azur à l’ouest. Le panorama concentrique de l’altiplano désorientait, provoquant le tournis, alors le regard rétrocédait et cherchait refuge dans la proximité.

– Je peux savoir ce qu’on va faire au Jardin du Ciel, lieutenant ? demanda Quipildor.

– Voir cette apacheta et compter les météorites.

– On peut aussi les voir de la terrasse, pour faire un vœu c’est pas la peine d’aller si loin. Hier soir, il y en a eu quatre qui filaient du côté des vautours, pas du nôtre, allez savoir pourquoi.

– Je parle des météorites qui sont tombées, pas des étoiles filantes. Les vautours nous envient parce qu’il y en a plus de notre côté que du leur, et de temps en temps ils nous en fauchent une. Et puis sachez, sergent, que les étoiles filantes n’ont pas de direction précise, elles ne vont pas d’un point à un autre, elles passent, point final.

L’irrévérent Quipildor dut réprimer une impulsion, il supportait de moins en moins l’arrogance de son chef qui croyait tout savoir et maintenant se prenait pour un astronome.

– Qui aurait l’idée d’emporter ces pierres qui pèsent des tonnes ? Une chose est de voir des météorites dans le ciel, une autre est de les voir par terre. Moi, ça m’attriste un peu.

– Ne commencez pas, sergent, je ne suis pas d’humeur, répliqua Costa, mais l’autre continuait de râler.

Costa pressa le pas pour s’épargner cette voix geignarde. Après avoir longé l’Intillaku, ils atteignirent enfin le Jardin du Ciel, une immense cuvette parsemée d’énormes rochers de part et d’autre de la ligne imaginaire de la frontière, comme un jeu de billes abandonnées depuis des millénaires par d’anciens dieux. Le soleil perpendiculaire de la matinée réduisait les ombres et cet étrange paysage de masses sphériques dégageait sa propre luminosité. Costa déplia ses cartes et relevés topographiques pour vérifier la position de chaque météorite, les leurs et celles des autres.

– Celle-là, c’est Campagne d’alphabétisation 1918, à côté c’est Sainte Trinité.

– Celle-là, ils ne vont pas la voler, les carabouffons sont très croyants, affirma le sergent.

– Et là-bas, plus au nord, c’est Indépendance, poursuivit Costa en vérifiant sur le relevé topographique, tandis que Quipildor marquait d’une croix les positions sur la carte.

– Là, il en manque une ! s’exclama Costa. Souveraineté Populaire devrait être à deux mille mètres à l’ouest et elle n’y est pas.

Quipildor traça sur la carte un cercle avec un point d’interrogation et écrivit laborieusement “celle-là n’est pas là”.

– Là-bas il en manque une autre, Congrès National, à six cents mètres au sud, dit Costa en indiquant un espace vide. Quipildor traça un autre cercle et écrivit “celle-là non plus”.

– Quelqu’un nous a volé deux météorites, il faut envoyer un rapport au commandement, décréta Costa.

– Pourquoi ils feraient ça si ces cailloux ne servent pas à faire un vœu ?

– Ils les vendent à des musées étrangers, ce filou de Gaitán va devoir me donner quelques explications.

Quipildor prit brusquement un plan et le compara plusieurs fois au terrain.

– Il en manque une autre, lieutenant, à trois mille mètres au nord-ouest, ils nous ont aussi fauché Général Montoya.

– Non, sergent, celle-là c’est un de nos ministres qui l’a volée il y a des années, il l’a fait déplacer avec un tank puis rouler jusqu’à la plaine. En chemin, des villages ont été à moitié détruits parce qu’il n’était pas possible de l’arrêter. Il l’a vendue à la nasa, après quoi il a pris sa retraite.

– Et comment il s’appelait, ce ministre ? demanda Quipildor indigné.

– C’était le général Salustiano María Montoya en personne, il était chargé de baptiser les météorites. Il a fini par penser que c’était à lui.

– On ne l’a pas envoyé en prison ?

– Il était aussi ministre de la Justice, il s’est absous lui-même par décret.

– Il y en a pour qui les vœux se réalisent, médita Quipildor.

– Il en manque beaucoup d’autres, mais on ne peut pas savoir lesquelles nous avons pris et celles que les autres ont volées, expliqua Costa tandis qu’ils s’approchaient pour examiner les rochers de près. Ils s’arrêtèrent devant La Patrie ou la Mort, la seule météorite appartenant aux deux pays selon la décision d’un tribunal international, car la frontière passait exactement au milieu, comme sur certains volcans.

– Drôle de hasard, lieutenant, voler de si loin et tomber pile-poil au milieu de la frontière, insista exprès Quipildor, sachant que ce genre de commentaires exaspérait son chef.

– Vous racontez n’importe quoi, sergent, les météorites ne volent pas et il y a des milliers d’années les pays et les frontières n’existaient pas.

– Compris, lieutenant, si vous le dites… un officier ne se trompe jamais.

Costa continua de consulter ses cartes, bien qu’aucune n’explique l’éparpillement chaotique de ces masses rocheuses.

– Ici il y a quelque chose de bizarre, dit Costa en examinant la roche de près.

– Ne me dites pas qu’ils ont décalé la frontière pour que le caillou se retrouve de leur côté, comme ils ont fait avec le volcan du Mont Tronqué.

– Au contraire, Quipildor, ils n’ont pas touché à la frontière et ils ont emporté la météorite. C’est plus facile à déplacer qu’un volcan.

– Mais enfin, on l’a sous les yeux ! Ou alors c’est un autre mirage ? fit Quipildor en palpant d’une main la surface.

Mais il dut s’éloigner promptement car Costa avait sorti son pistolet et visait le rocher. D’habitude l’arme de Costa était suspendue dans son étui sur un mur de sa chambre, mais les jours précédents le clou avait cédé et, ne trouvant pas de meilleur endroit où le ranger, il décida de porter le pistolet au ceinturon.

– Lieutenant, j’ai le devoir de vous avertir que les détonations vont s’entendre sur la moitié du continent, dit-il en se bouchant les oreilles avec les doigts.

– À cette heure le sol est chaud, les ondes sonores s’incurvent vers le haut et se perdent, les coups de feu ne seront même pas entendus à Roca Pelada.

“Et revoilà l’astronome”, pensa le sergent agacé. Il se demanda s’il fallait faire de longues études pour devenir un simple lieutenant.

– Et si ça s’entend, je m’en fiche, marmonna Costa en vidant son chargeur sur le rocher, qui éclata comme un morceau de pain rassis. Il examina un par un les fragments et découvrit des fossiles marins.

– Maudits vautours, ils ont emporté l’original et mis à la place un vulgaire rocher de la cordillère. Il est impossible qu’un fossile de coquillage provienne des confins de l’univers.

Quipildor saisit la balle au bond :

– Ça prouverait qu’il y a de la vie sur d’autres planètes, lieutenant, déclara avec provocation le sergent, mais sur un ton faussement soumis, décidé à contredire cet officier arrogant qui se prenait pour un savant parce qu’il savait lire.

– Ne faites pas le malin, sergent. Ici, c’est moi qui dis ce qu’il faut penser. Compris ?

– Compris, lieutenant, mais moi j’aimerais bien savoir comment fait un coquillage pour traverser la plaine depuis la côte et grimper sur l’altiplano. Ça lui prendrait des millions d’années, à condition de ne pas se faire écrabouiller par une vache. Le plus probable c’est que ça vient de l’espace, une météorite voyage beaucoup plus rapidement qu’un coquillage.

– Vous avez une idée de ce qu’il y avait ici avant que la cordillère se forme ?

– À vous de me dire, lieutenant, et moi je vous crois, mais ne me racontez pas encore qu’ici il y avait un océan. Je suis sergent, mais pas taré.

Costa rengaina son pistolet et chercha dans ses affaires un carnet pour expliquer par un dessin au sergent le choc des failles qui avait formé la cordillère, puis il y renonça. Il avait déjà essayé plusieurs fois, en vain.

– Il vaut mieux qu’on reparte, ordonna-t-il, lassé de supporter cet homme.

Et il se prépara pour le long retour au détachement.

 

Eduardo Fernando VARELA a 60 ans. Il vit entre Buenos Aires, où il écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision, et Venise. Patagonie route 203 est son premier roman.

Bibliographie