Dans la presse

LE JOURNAL DU DIMANCHE

Christian Sauvage

La vieille dame indigne de la littérature portugaise
Si ce n'était ses yeux, tour à tour brûlants ou glacés, on dirait une petite vieille de Faizant sirotant son thé en s'ennuyant. A peine déplacée dans ce bar branché parisien. Agustina Bessa-Luis, 80 ans, auteur d'une cinquantaine de livres, dont sept en France, vient de présenter Le Principe de l'incertitude, superbe roman plein de mystère et de haine qui se situe dans une campagne portugaise aux prises avec le changement, peuplée de personnages inoubliables, Œillet pourpre, Taureau bleu, Celsa, Vanessa, etc. La grande dame de la littérature portugaise, intellectuelle brillante, n'est jamais à court d'un paradoxe ou d'une provocation.
Première phrase de votre livre : " On n'écrit pas mieux parce qu'on a beaucoup écrit? "
Et je continue d'écrire !?Mon premier livre avait toutes les qualités des derniers. Présence de l'écrivain, goût de l'écriture, certitude d'un destin. C'est aujourd'hui qu'on peut le constater.
Pourtant vous expliquiez dans une interview : " J'écris de mieux en mieux et j'arrive peut-être même à me faire mieux comprendre parce que je suis constamment à la recherche de plus de simplicité. "
Oui, et alors ? J'essaie, comme tous les artistes, de simplifier ce qui était une idée de la vie et de la société. Je cherche ce qu'il y a de plus fort.
Vous y arrivez ?
Non, l'angoisse demeure. Une civilisation, c'est toujours un chemin vers l'angoisse. Le premier nom de l'angoisse était Dieu. Les questions demeurent.
A 80 ans, vous n'êtes pas plus sereine ?
Pas vraiment. Une femme est moins angoissée qu'un homme. Elle se dédie aux petites choses, à sa maison, etc. On meuble comme ça le blanc de l'angoisse. Les hommes ne connaissent pas cette façon de s'en débarrasser. Ils sont chargés de trouver des solutions aux grands problèmes : la guerre, la politique, etc. Les femmes sont très occupées pas préoccupées.
Vous dites qu'elles perdent aujourd'hui leur originalité, en s'éloignant de la " vie fermée " ?
Avant, à la campagne, dans cette région du Portugal dont je suis originaire, le Douro, on distinguait très bien les femmes des hommes. L'homme sortait de la maison pour travailler, s'exilait.
Pas seulement pour faire fortune, pour l'aventure. A son retour, il racontait des histoires aux femmes. Et les femmes ajoutaient à ces histoires une imagination spéciale. Elles jouaient un rôle intéressant quand elles n'étaient pas les égales des hommes. Cette identité de l'érotique se perd. Elles sont de plus en plus exploitées, de moins en moins aimées. J'ai sur ces sujets des idées scandaleuses. Aujourd'hui, je dis tout ce que je pense. Et on me pardonne?
Vous avez aimé le film que Manoel de Oliveira a tiré du Principe de l'incertitude ?
Ce n'est pas son meilleur.
La littérature portugaise a été couronnée par le Nobel de Saramago.
Oui. Je n'admire pas son œuvre. Mais je n'admire pas davantage Pessoa. J'appartiens à une autre famille. Le Portugal produit surtout des poètes. La prose exige un élan vers le futur. La poésie se satisfait d'elle-même.