Publication : 04/09/2014
Pages : 416
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-963-4
Couverture HD
Numerique
ISBN : 979-10-226-0128-3
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Le détroit du Loup

Olivier TRUC

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19 €
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14,99 €

Le printemps dans le Grand Nord, une lumière qui obsède, une ombre qui ne vous lâche plus. À Hammerfest, petite ville de l’extrême nord de la Laponie, au bord de la mer de Barents, le futur Dubai de l’Arctique, tout serait parfait s’il n’y avait pas quelques éleveurs de rennes et la transhumance… Là, autour du détroit du Loup, des drames se nouent. Alors que des rennes traversent le détroit à la nage, un incident coûte la vie à un jeune éleveur. Peu après, le maire de Hammerfest est retrouvé mort près d’un rocher sacré. Et les morts étranges se succèdent.

En ville les héros sont les plongeurs de l’industrie pétrolière, trompe-la-mort et flambeurs, en particulier le jeune Nils Sormi, d’origine sami.

Klemet et Nina mènent l’enquête pour la police des rennes. Mais pour Nina une autre quête se joue, plus intime, plus dramatique. Elle l’entraîne à la recherche de ce père disparu dans son enfance. Une histoire sombre va émerger, dévoilant les contours d’une vengeance tissée au nom d’un code d’honneur implacable.

Après Le Dernier Lapon qui mettait pour la première fois en scène la police des rennes, Le Détroit du Loup, deuxième roman d’Olivier Truc, confirme ses talents de raconteur d’histoires et sa capacité à nous emmener sur des terrains insoupçonnés.

  • "Nous retrouvons notre police des rennes, Klemet Nango et Nina Nansen confrontée cette fois à la mort suspecte d ‘Erik Steggo, jeune éleveur  de rennes  Sami  qui avait su adapter au monde moderne les problématiques  de la transhumance  indispensable des rennes au moment de la fonte des neiges. Après ce meurtre d’autres suivent qui semblent liés à une autre population tout aussi indispensable en Laponie, celle des plongeurs des profondeurs. La tension monte encore lorsque le maire de la ville  Hammerfest est lui aussi retrouvé mort. Il faudra toute la perspicacité  de notre duo pour tenter de lever le voile qui entoure ces morts mystérieuses. Excellent polar écrit par l’auteur du Dernier lapon qui nous fait mieux connaître ce monde fascinant du Grand nord ou la confrontation  des traditions et de de l’exploitation des ressources  de cette terre ne va pas sans heurt."
    Philippe Soussan
  • Une interview vidéo d'Oliver Truc recueillie lors de son passage à la librairie le 7 octobre 2014

     

    Véronique (Librairie Mollat)
  • "Olivier Truc, le plus nordique des auteurs français, impressionne : la qualité littéraire, l'intensité narrative, l'épaisseur des personnages, la profondeur de l'intrigue en font un des grands maîtres du roman policier".
    Manuel (Librairie La Buissonnière)
  • "Il est des livres dont on termine la lecture avec un goût amer dans la bouche. C’est le cas du Détroit du Loup. Et pour cause ! Olivier Truc, fort de son activité journalistique, publie un roman policier extrêmement renseigné et on ne peut plus réaliste, qui friserait presque le documentaire anthropologique. Tout commence à Hammerfest, ville située à l’extrême Nord de la Norvège, au début du printemps. Un jeune éleveur de rennes sami trouve la mort lorsque son troupeau traverse le détroit. La police des rennes – incarnée par Klemet et Nina, qui apparaissaient dans le précédent roman de l’auteur, Le Dernier Lapon (Points) – est chargée de l’enquête sur ce qui semble n’être qu’un malheureux accident. Mais quand le corps du maire est retrouvé quelques jours plus tard près d’un rocher sacré, l’affaire prend une tout autre ampleur. Nous entrons alors dans l’univers des scaphandriers, ces hommes embauchés pour plonger au péril de leur vie à des profondeurs abyssales et effectuer menues réparations ou repérages pour les magnats du pétrole venus puiser (piller ?) les ressources de la Laponie. Quel peut bien être le lien entre les éleveurs samis et les plongeurs ? Rien. Et tout à la fois. Car face à l’écrasante puissance des pétroliers, face à ces milliards de dollars engagés dans la course au pétrole, les uns perdent leurs terres ancestrales et les autres brisent leurs corps et leurs vies. Au fil des pages, la tension s’accroît autant que les heures s’allongent, nous confrontant à cette fatigue hallucinante, cet état d’énervement épuisé de ceux qui sont tenus éveillés malgré eux. Le dialogue avec les éleveurs samis semble compromis : opprimés depuis des siècles, ils protègeront leurs traditions plus que leurs intérêts, quoi qu’il advienne. La loi du plus fort l’emportera-t-elle ? Justice ou vengeance ?"
    Alix Mutte (Librairie Le bateau livre)
  • "Que celui qui n’a pas encore lu Olivier Truc se dénonce ! Le Dernier Lapon est encore sur nos table, et arrive Le Détroit du loup (Métailié) ! Au moment de la transhumance, Nina et Klemet, de la fameuse police des Rennes, se retrouvent face à une noyade qui n’est peut-être pas accidentelle. Et si en plus le maire de la ville est assassiné... La Laponie, tiraillée entre tradition et argent facile du pétrole de la mer du Nord, est baignée dans un ensoleillement constant qui met tout le monde à cran. Le deuxième roman est un exercice difficile où l’auteur doit confirmer son excellent début : on peut dire qu’Olivier Truc passe la barre haut la main. Il sera dit que Le Détroit du Loup sera l’un des polars de l’année !"
    Evelyne Levallois
  • "Quand je demande à Nadejda si elle connaît des chamans sarni côté nordique, elle reste évasive. En Europe du Nord, le tabou a longtemps prévalu, dit-elle. Même si la parole s'est un peu libérée ces dernières années." Article d'Olivier Truc à lire ici

    Le Point Hors-série
  • "Le polar est un prétexte, le propos d'Olivier Truc est ailleurs: la disparition d'un monde traditionnel, du sacré, d'un peuple, englouti par les enjeux de la recherche pétrolière, par l'argent." Article à lire ici
    Anne-Sophie Hache
    Nord Eclair
  • "(...) l'art de raconter des histoires, avec des personnages secondaires captivants, du suspense, des rebondissements." Article à lire ici

    Emmanuel Romer
    La Croix
  • "Avec un véritable sens de la construction et de l'intrigue, Olivier Truc nous offre un étonnant voyage vers le bout du monde." Article à lire ici
    Jérôme Carron
    Point de vue
  • "Le roman noir me permet de rendre justice à des sujets qui ne trouvent pas leur place dans les journaux." Entretien à lire ici
    Entretien avec Guillaume Pajot
    Union Presse
  • "Avec mes romans noirs qui mettent en scène la patrouille P9, je voulais raconter la face cachée des sociétés nordiques." Entretien à lire ici
    Entretien avec Mélanie Carpentier
    Carrefours Savoirs
  • "Très documenté, le livre ausculte également les relations orageuses entre communautés, et la question toujours épineuse du métissage." Article à lire ici
    Isabelle Potel
    Air France Madame
  • "L'auteur a imposé son style, direct, musclé." Article à lire ici
    Marc Gadmer
    Femme actuelle jeux
  • "Olivier Truc a le don des récits glacés qui ne vous lâchent plus." Article à lire ici
    Isabelle Potel
    Air France Madame
  • "En plus de la bonne dose de dépaysement, ce roman est aussi (et surtout) prenant par la psychologie de ses deux personnages récurrents." Article à lire ici
    Michel Litout
    Centre Presse Aveyron
  • "Un magnifique polar, profond et dépaysant." Article à lire ici
    Muriel Fauriat
    Pèlerin magazine
  • "Olivier Truc nous immerge avec un véritable talent de conteur dans les milieux traditionnels comme dans ceux de l'industrie pétrolière. Un magnifique polar, profond et dépaysant." Article à lire ici
    Muriel Fauriat
    Pèlerin
  • "La culture fine [d'Olivier Truc] se goûte dans ce roman solidement documenté." Article à lire ici
    Françoise Dargent
    Le Figaro littéraire
  • "Bienvenue au Détroit du loup, là où l'or noir déteint sur l'âme humaine." Article à lire ici
    Alix Mutte, Librairie Le Bâteau livre, Lille
    Page des libraires
  • "Nous avons peut-être notre Tony Hillerman. (...) C'est un livre humain sur une humanité déboussolée." Article à lire ici
    Alain Léauthier
    Marianne
  • "Comme dans son premier roman, il tisse un très beau portrait des différentes communautés se partageant le territoire grâce à une série de personnages particulièrement riches qui peuplent ce roman dense de plus de quatre cents pages où rien n’est laissé au hasard." Article à lire ici
    Christophe Dupuis
    La Tête en noir
  • "Tout autant qu'un polar, Le Détroit du loup se présente comme un véritable travail journalistique." Article à lire ici
    Rubrique "Auteurs du Monde"
    Le Monde des livres
  • "Olivier Truc a le sens du suspense bien frappé et des personnages attachants qui nous entraînent sur des pistes jamais balisées. Pour ne rien gâcher, l’humour fait son intrusion à travers un enterrement qui finit en une joyeuse pagaille. C’est certain, ce polar polaire mérite plus d’une étoile."  Article à lire ici
    François Lestavel
    Compartiment tueur
  • "Comme dans son premier polar, Olivier Truc non seulement nous tient en haleine mais il nous en apprend à chaque page sur cet univers du Grand Nord."  Entendre l'entretien intégral ici
    Bernard Lehut
    RTL
  • "Grâce à Truc, la Laponie devient une référence en termes de thriller. Bravo." Article à lire ici
    Marc Gadmer
    Femme actuelle
  • "Un polar brillant, riche et dépaysant à souhait, assommé d'un bout à l'autre par la lumière lancinante d'un printemps sans nuit." Article à lire ici
    Philippe Blanchet
    Figaro Magazine
  • "Terriblement doué, furieusement décoiffant. Prêt à doper le genre, avec un rien de chic, un brin d'irrévérence. La french touch à la sauce boréale." Article à lire ici
    Elise Lépine
    Transfuge
  • "Le Journal de..." par Olivier Truc, c'est ici
    Rubrique "Le Journal de"
    Transfuge
  • "Dans un milieu âpre et avec quoi le lecteur est peu familiarisé, Olivier Truc parvient à le captiver, et à le sensibiliser à la cause sami." Article à lire ici
    Jean-Claude Perrier
    Livres Hebdo

“Une de plus, mauvaise nuit, pourquoi j’écris encore, comme si les autres nuits étaient bonnes. Étouffement. Cous­­sin sur la gueule. Saloperie. Cauchemar. Noyé, encore. Envie d’en finir. Comme les autres nuits. Le salut, encore, en sortant sur la pierraille. Lunaire, mais à l’air. Il faut du déglin­­­­­­gué, comme moi, pour survivre ici. L’air, de l’air, ivre de rien, bourré à l’oxygène, les poumons, expirer, inspirer, du ver­­tige. C’est mieux. Et vous, foutez le camp ! Je peux vous baiser ! Foutez le camp, mes nuits sont à moi, pigé ? Je peux me foutre en l’air, et vous ne m’aurez plus ! En l’air, de l’air, enfin. Non, non, j’ai promis. Pas me foutre en l’air. Promis. Pro­messe. Caresse. Elle, où est-elle ? Où es-tu ? J’ai tellement mal, j’ai tellement peur. Pourquoi j’ai promis ?”

1 Jeudi 22 avril. Lever du soleil : 3 h 31. Coucher du soleil : 21 h 15. 17 h 44 d’ensoleillement.

Détroit du Loup, Laponie norvégienne. 10 h 45.

Depuis plus d’une heure, la plupart des hommes demeu­raient invisibles. Certains se cachaient depuis bien plus longtemps. Ils patien­taient, placés stratégiquement sur les deux rives distantes de cinq cents mètres. Ceux en embuscade sur Kvaløya, l’île de la Baleine, occupaient leur poste depuis la veille au soir. Loin là-haut, le soleil dominait la scène depuis un long moment. Difficile de somnoler. Difficile de bouger sans être vu. En cette mi-avril, la lumière imposait sa présence même en pleine nuit. Mais personne ne parlait encore de nuit. Ils veillaient, atten­­dant patiemment le signal. Une forme brune allongée dans une barque conservait la même attitude impassible. Les insectes virevoltants autour des hommes les laissaient insen­sibles. Ils avaient la peau tannée des coureurs de toundra, les yeux clignant à peine pour ne rien perdre du moindre mou­vement. Certains fumaient pour tromper l’ennui, trop loin pour que l’odeur les signale, et uniquement après s’être assurés de la direction du vent. D’autres buvaient de leur thermos de café. Ils grignotaient des tranches de renne séché, lisaient les dernières nouvelles sur leur téléphone mobile, regardaient des vidéos sur YouTube, avec une seule oreillette, l’autre oreille aux aguets. Allongé dans la barque, Erik Steggo observait le ciel. Le jeune homme commençait à sentir la chaleur, signe qu’elle allait bientôt devenir pénible. La température atteignait pourtant à peine 3 ou 4 degrés, mais ses couches de vêtements le mainte­naient au chaud. La neige couvrait encore la rive, même si la fonte s’amorçait. La blancheur dominait aussi les montagnes aplanies. Il les apercevait en se tournant un peu, lentement. Erik reconnaissait les sentiers courus si souvent. Il songea à enlever une épaisseur de vêtements, mais renonça, cédant à la torpeur agréable dans laquelle il baignait. Le simple clapotis de l’eau suffisait à le rafraîchir, le bruissement des vagues à le tenir éveillé. La barque attendait du côté terre ferme, vers le sud. Sans la voir de son angle de vue, Erik imaginait la pierre sacri­ficielle qui se dressait sur l’autre rive, roc pointé vers le ciel. Par le passé, des générations d’hommes s’y étaient recueillis avant l’opération qu’Erik et les siens allaient entreprendre. Ils connaissaient les risques. Ils savaient comment les éviter. Quand le destin se montrait clément. Le jeune homme dans l’embarcation n’avait pas eu le temps d’y déposer une pièce d’offrande. Il avait demandé à Juva de s’en occuper. Juva avait promis. Une promesse, c’était important. Le bruit s’approcha. Un groupe se détachait. Venait vers lui. Erik se recroquevilla au fond de la barque. Il sentait le souffle nerveux à quelques dizaines de mètres, l’entrechoquement sur les galets. Mais le souffle ne se rapprochait plus, maintenant. À nouveau calme, puissant toujours, mais plus calme. Cette alerte avait mis Erik en sueur. Il respira profondément. Il oublia le souffle lourd et laissa sa pensée vagabonder vers le roc pointu et son offrande. Erik n’y croyait pas complètement. Mais il aimait la poésie de ces lieux mystiques. Anneli, elle seule avait pu lui ouvrir les yeux et l’âme sur ces beautés cachées. Anneli. C’est pour elle aussi, pour eux, qu’il fallait réussir. Il essaya de se concentrer à nouveau. Il ne pouvait se relever pour regarder, mais la tension qui allait grandissant indiquait que le moment approchait. Tout près de lui, quelque cinq cents rennes s’entassaient sur les galets de la berge, broutant ce qu’ils pouvaient, cherchant des algues gavées de sel, relevant parfois nerveusement la tête vers la berge opposée, sur l’île de Kvaløya. Depuis la grande île qui était leur destination finale, le vent du nord de la mer de Barents leur apportait des effluves d’herbe. Ce n’était pas encore l’herbe grasse de juin. Mais, pour ce troupeau-ci, un appel irrésistible après six mois d’un régime sec constitué de lichen enfoui sous la neige. Les bêtes étaient nerveuses, impatientes. Trop impatientes. Les femelles ne mettaient bas qu’une fois de l’autre côté. Cela ferait encore des tensions avec la ville, comme chaque année. Mais les rennes de tête savaient ce qui les attendait de l’autre côté. Le renne blanc de Juva était le plus expérimenté. Il lancerait sans doute le mouvement. Était-ce signe de vieillesse qu’il engage ainsi cette avant-garde du troupeau avec plusieurs semaines d’avance ? Mais il est vrai que les pâturages, sur la route de la transhumance, n’avaient pas été bons, poussant le renne blanc et les autres toujours plus vers l’avant. Ils sentaient instinctivement qu’il allait se passer quelque chose. Et les bergers n’avaient qu’à suivre. Telle était la loi du vidda, des hauts plateaux désertiques de Laponie. Erik pouvait ressentir la tension des rennes sans les voir. Leur souffle saccadé venait battre contre ses tympans. L’écho de leurs pattes glissant sur les galets humides le renseignait mieux que tout. Avec la même force et le ciel pour seul horizon, Erik voyait un par un les hommes embusqués, cachant leur nervosité sous un masque dur. Comme lui, ils savaient que rien ne saurait aller de travers. Ils ne pouvaient pas se le permettre. Pas main­tenant. Un mouvement, et toute une journée de travail partait à l’eau. Dans le meilleur des cas. Le pire des scénarios, il ne voulait même pas l’envisager. Il se remit à rêvasser. Quand il se retrouvait sur le dos un peu longtemps, Erik se demandait souvent ce qui se passerait si un accident devait le paralyser. Réminiscence d’une enfance sauvage où il avait souvent fait les quatre cents coups en bande. Quand il était très jeune, il ne se posait jamais de telles questions. Mais il savait d’où lui venait cette idée de paralysie, d’un oncle resté handicapé après un accident de scooter, un soir où il avait dû partir en plein hiver chercher des rennes égarés sur le mauvais pâturage. Drame banal du vidda. Ça l’avait pourtant impressionné, car il devait à cet oncle sa parfaite maîtrise du scooter des neiges. Un oncle complice avec qui il avait appris à fumer aussi, en gardant la cigarette à l’intérieur de la paume, comme un vrai berger. Mais maintenant, à vingt et un ans, Erik était un homme. La rencontre avec Anneli l’avait calmé. À la surprise de ses amis restés turbulents. À son propre étonnement. Aux côtés de cette femme solaire, il avait mûri plus vite. Il avait été bouleversé de la même façon lorsqu’il avait bu pour la première fois. C’est le sentiment qu’il en gardait. Bou­leversé. Malade. Honteux. Il n’avait plus jamais bu. Il n’avait plus jamais pu se passer d’Anneli. Tout l’un ou tout l’autre. Les paroles d’Anneli l’avaient chamboulé avec la même force. Toute la beauté du monde le pénétrait quand elle parlait. Ses mots semblaient sortir d’un nuage. Ils en avaient la blancheur pure, la douceur ouatée. Il se répétait souvent les mots de la jeune fille. Et souriait de sa propre maladresse. Dans sa bouche, les mots sortaient en rang, disciplinés et comme il fallait, mais sans saveur. Les mêmes syllabes s’envolaient du bout de la langue d’Anneli pour faire tourner les esprits attrapés dans leur sarabande. Les gens s’arrêtaient pour l’écouter. Dieu sait qu’elle était belle. Mais ses mots le bouleversaient. Il oublia soudain Anneli. Il sentait que c’était parti. Le renne blanc s’était décidé. L’animal aux bois imposants venait de se jeter à l’eau et, comme prévu, les autres devaient suivre derrière lui. Cela prendrait du temps, mais les rennes hésiteraient peu, même les plus jeunes. Leur poil creux les aiderait à flotter. Quand le bruit des galets roulant s’amenuisa, Erik releva enfin doucement la tête pour observer le déroulement de l’opé­ration. Les rennes ne pouvaient plus le voir, tout entiers concen­trés sur la rive opposée vers laquelle ils nageaient en une longue file qui ressemblait à la pointe d’une flèche. Autour, tout était calme. Les hommes étaient dissimulés. Au loin, Erik apercevait le pont reliant la terre ferme à Kvaløya. Il leva un peu plus le nez et aperçut le roc où Juva avait déposé l’offrande. Le connaissant, il avait dû n’y mettre qu’une couronne. Sur les rives, les bergers étaient toujours invisibles. Mais Erik sentit soudain une inquiétude émanant du troupeau. Il se passait quelque chose. Erik se redressa un peu plus. Sa gorge se serra quand il fixa la rive opposée. Il n’en croyait pas ses yeux. L’espace d’une seconde, il se dit que ça ne pouvait pas être vrai. Mais il réalisa immédiatement ce qui se tramait et se jeta sur l’arrière de la barque pour démarrer le moteur. Peu importait maintenant si les rennes le voyaient. Au lieu de rejoindre la rive opposée, les rennes de tête s’étaient mis à tourner en rond, au milieu du détroit. Une ronde mortelle. Plus les rennes y seraient nombreux, plus le tourbillon généré serait violent. Plus ils risquaient d’être aspirés et de se noyer. De part et d’autre de la rive, les hommes surgissaient main­tenant. D’autres barques aussi étaient en route. Erik était le plus proche, et il savait qu’il lui revenait de foncer dans ce cercle infernal pour disperser les rennes et tuer le tourbillon. L’eau lui fouettait le visage. Il voyait déjà de jeunes rennes désespérés et fragiles qui suffoquaient et commençaient à disparaître vers le centre du tourbillon, aspirés vers le fond. Erik ralentit à peine en arrivant près de la masse compacte des rennes affolés, il fallait briser le cercle à tout prix, éparpiller les bêtes, il s’accrocha tant les remous étaient violents, dans une écume blanchâtre qui se confondait avec la bave moussante qui coulait de la gueule des rennes. Erik criait, avançant toujours, se cognant tant il était secoué par les vagues toujours plus violentes, heurté par les rennes dont il croisait l’œil terrorisé. Le berger aperçut le renne blanc de Juva. Il avait l’air épuisé à force de combattre le courant. D’autres rennes plongeaient, le souffle rauque. La barque tanguait mais Erik voyait que certains rennes com­mençaient à s’éloigner. Une partie du troupeau avait rebroussé chemin. Il glissa et se cogna contre le bord. Il sentit qu’il saignait. Il resta groggy deux secondes, la barque dan­ge­reusement ballottée. L’impression d’être au beau milieu d’une tempête alors qu’à quelques dizaines de mètres, l’eau était calme et le ciel presque entièrement dégagé. Erik tenta de se relever, le moteur avait calé, il le redémarra, essuyant le sang qui l’aveuglait, il entendait les cris des bergers sur la rive, voyait ceux qui s’approchaient en barque lui faire des signes, les rennes râlaient, cognaient sa barque, insensibilisés par la terreur, brisant leurs bois en s’entrechoquant, les vagues frappaient la coque, embarquaient de l’eau, Erik était main­tenant presque au milieu du cercle tourbillonnant. Deux rennes entraînés heurtèrent la barque de plein fouet et leurs bois s’accrochèrent dans les cordes qui dépassaient du rebord. Ils secouaient furieusement la tête pour se détacher. Erik bascula. Juste avant d’être définitivement avalé par les flots bouillon­nants, son dernier regard attrapa un nuage blanc et ouaté. 2 Hammerfest. 16 h 35. Nils Sormi offrait son visage satisfait aux rayons du soleil. Il trônait tel un pacha, entouré de sa petite bande habituelle, plongeurs et autres. Certains venaient lui donner une tape sur l’épaule. Sur un coup de tête, Nils avait acheté quelques jours aupa­ravant un zinc complet pour compléter la terrasse du pub branché où il aimait se détendre. Et se montrer. Il l’avait fait venir par hélicoptère. Le pub Black Aurora datait de quelques années à peine. Il reposait en aplomb d’une falaise sur les hauteurs d’Hammer­fest, le long de la côte ouest de l’île de la Baleine. Face à lui, mer scintillante et montagnes enneigées s’entre­laçaient. En contrebas, on apercevait le centre-ville et le port. De là, la route côtière longeait la baie jusqu’à une petite pres­qu’île où l’on apercevait des hangars et des dépôts de pétrole. La majeure partie de la cité s’entassait ainsi sur une bande de quelques centaines de mètres de large qui serpentait le long de la côte, coincée entre mer et montagne. Hammerfest, complètement rasée par les Allemands lors de leur retraite à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, n’était pas d’une beauté époustouflante, loin s’en faut. Mais sa situation, à l’extrême nord de l’Europe, tournée vers l’Arctique et ses horizons inconnus, lui conférait une part de mystère et une aura d’aventure qui séduisaient plus sûrement encore. Au-delà de la baie, vers l’horizon, la route continuait pour plonger sous terre et ressortir sur l’île artificielle de Melkøya, construite pour accueillir l’usine de transformation de gaz du gisement de Snø-Hvit, au large. Drôle d’idée d’appeler un gisement “Blanche-Neige”. Les deux torchères crachaient consciencieusement leurs flammes aux couleurs de leur fortune. Une couverture posée sur les genoux, Nils ferma les yeux en sentant la main d’Elenor qui le caressait discrètement. Une ombre passa et vint se mettre devant lui. – Nils, ce bar… t’es vraiment trop dingue, toi. C’est trop génial ! Il n’y a que toi pour faire des machins comme ça. – Tu peux t’écarter du soleil, lui répondit Nils avec un geste de la main. Le flatteur s’éloigna, une canette de bière Mack à la main, pour s’écrouler dans un transat, toujours épaté. L’air était frais, mais au sortir de l’hiver, quelques degrés au-dessus de zéro et un rayon de soleil suffisaient à installer une ambiance prin­tanière. Il se tourna vers Elenor, sa Suédoise. Il posa sa main sur celle de la jeune femme pour arrêter son mouvement. Ele­nor, sa bombe plaquée or. Les autres en bavaient. Il avait les moyens avec une nana comme elle. Plongeur dans l’industrie pétrolière, en Norvège, ça vous posait son homme, même si les Norvégiens passaient pour des provinciaux en Suède. Une autre ombre s’approcha. – Alors, t’es au repos pour combien de temps cette fois ? – Je reprends le boulot demain. – Tu vas où ? – Où on me dira d’aller. – Sur une plateforme ? Nils prit le temps d’enlever ses lunettes de soleil et passa lentement l’autre main dans ses cheveux noirs coupés en brosse. Elenor avait sorti la main de sous la couverture et la pas­sait sur la poitrine de son homme, pleine d’admiration et de frissons comme à chaque fois qu’il évoquait son travail et ren­voyait les autres à leur triste condition. Cette nana était disjonctée. Les machos, ça lui manquait à Stockholm. Il paraît que son arrogance la faisait littéralement fondre. Nils regarda l’ombre. – Pourquoi, tu penses être capable de plonger en binôme avec moi ? L’autre tourna les talons. Elenor lui pinça le téton à travers la chemise. Elle avait aimé. Quand lui et sa bande de plongeurs venaient ici, ça rameutait toujours une foule de jeunes, mecs et nanas, qui voulaient se frotter à eux. Quelques plongeurs res­taient assis dans leur coin. Ils rentraient à peine d’une mission pourrie et cela se voyait à leur mine encore tendue. Et à leur façon de lever le coude. C’était toujours ça les premiers jours de repos. Nils sentit une vibration et sortit son téléphone. Leif Moe, l’un des superviseurs de sa compagnie Arctic Diving. D’un mouvement de bassin qui marquait la désapproba­tion, Elenor se leva et commença à danser seule, aguicheuse. Nils voyait que les autres mecs ne pouvaient détacher leur regard d’elle, mais ils détournèrent les yeux quand Nils se leva lentement. Il ignora Elenor qui s’accrocha à son cou et l’embrassa, et continua vers le parking pour parler au calme. – La police nous a appelés, elle a besoin d’un plongeur pour aller récupérer un type qui s’est noyé. La boîte n’a pas dit non. – Ah ouais ? – On leur doit bien ça pour toutes les fois où on leur a demandé de fermer les yeux sur vos conneries. – Vous faites vraiment chier, je suis avec ma copine au Black Aurora. – Tu es le seul dispo et en état de plonger. Les autres sont en mission ou viennent juste de rentrer. – Merde ! C’est payé combien cette histoire ? – On vient te chercher. Bouge pas. Nils raccrocha. De toute façon, il commençait à en avoir marre. Il s’étira, regarda à nouveau le paysage magnifique qui s’étendait à ses pieds. Des montagnes encore largement ennei­gées barraient tout l’horizon. Sur la terrasse, les mecs se rap­pro­chaient pour mater Elenor qui brandissait un verre en se trémoussant. – Il faut que j’y aille. – Oh non, on commence juste à s’amuser ! – Une urgence. Tu peux rester si tu veux. Tiens, prends les clefs. – Tu m’énerves, je monte exprès de Stockholm et tu me claques entre les doigts au bout du monde, mais tu rigoles ou quoi ? Elle prit son air boudeur, “catégorie chieuse”. Bras croisés, ce qui fit ressortir ses seins pour le plus grand plaisir des autres, Elenor lui décocha une nouvelle pluie de reproches. Le son de sa voix fut bientôt couvert par le vacarme d’un hélicoptère qui atterrit sur le parking du Black Aurora, devant l’air ébahi du groupe, exception faite des plongeurs. Nils posa un doigt sur les lèvres d’Elenor. Elle le fusilla du regard, prit sa main d’un air déjà moins énervé. Niels lut la fierté dans ses yeux quand il embarqua dans le Super Puma. L’hélico ne mit pas longtemps à atteindre le sud de la petite île. Arrivé sur la berge du détroit du Loup, Nils termina d’ajuster ses bouteilles. Le plongeur leva les yeux sur les bergers sami restés à distance, la mine grise. Quelques corps de rennes avaient déjà été récupérés. Le soleil venait de se réveiller, la lumière ne manquerait pas. Nils décida de ne pas attendre la police. Un éleveur à l’allure défaite lui indiqua l’endroit où le berger avait disparu. Le courant ne tirait pas trop. Moins d’une heure suffit à Nils pour découvrir le corps. Il le ramena difficilement sur l’autre berge, défit ses bouteilles. Sur la rive opposée, les bergers discutaient avec les poli­ciers qui avaient fini par arriver. En apercevant Nils, tout le groupe embarqua dans les voitures pour le rejoindre par le pont. Nils retourna le corps du berger. Un haut-le-cœur le secoua. Les voitures approchaient, police en tête. Le plongeur fit deux pas de côté et vomit, essoufflé. Personne ne l’avait prévenu. Erik. Il venait de remonter son ami d’enfance. Il donna un violent coup de pied dans un caillou. Comment avaient-ils pu ? Il s’essuya la bouche de la manche de sa combinaison et revint vers le corps, nauséeux. Per­sonne ne l’avait vu. Il regardait Erik, sans savoir que faire. Trop d’images en tête. Les policiers arrivaient maintenant, suivis par un groupe de bergers sami. L’un d’eux les engueulait. Il était ivre. Les autres ne s’en préoccupaient pas. L’ivrogne reprochait aux policiers leur absence au moment de la traversée. Nils reconnut le policier en treillis bleu marine. Il était accompagné d’une jeune équipière blonde plutôt mignonne. Ce salaud de Nango a sûrement dû essayer de la sauter, se dit-il. Nils ne fit pas d’efforts pour sourire. – Merci Nils, lui dit Klemet Nango en s’approchant du corps. – Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda le plongeur. Les Sami se rassemblaient autour d’eux. Au loin, une ambu­lance approchait. Un berger s’avança, il le connaissait aussi depuis longtemps. Juva Sikku. Il lui expliqua l’accident. – Mon renne blanc aussi s’est noyé, ajouta Juva. Qu’est-ce que je vais faire sans lui ? Nils s’en fichait. La jeune policière paraissait choquée que Juva Sikku se lamente sur son renne. – Tu penses que c’est le moment ? Sikku la regarda sans émotion. – Tu sais ce que c’est un renne de tête ? Il cracha par terre et quitta le groupe. À côté, le Sami ivre gesticulait autour de Klemet. – Bande d’incapables de flics, toujours à arriver après la bataille. La police des rennes ! Des bons à rien ! Tout juste bons à contrôler les scooters. Vous auriez dû être là, c’est vous qui l’avez tué. C’est vous, c’est vous ! Klemet commençait à s’énerver. Nils se tourna vers la poli­cière. – Vous travaillez depuis longtemps avec lui ? – Nina Nansen, dit-elle en tendant la main. J’ai rejoint la patrouille P9 depuis assez peu de temps. Et la police aussi d’ailleurs. C’est mon premier poste depuis l’école. Nils hocha simplement la tête. La policière continuait. – C’est terrible ce qui est arrivé à ce berger. Je ne savais pas que ça pouvait être si dangereux. – Si vous voulez du vrai danger, vous n’avez qu’à venir plonger sur un puits de pétrole. Nina lui lança un regard noir et il vit qu’elle prenait sur elle pour ne pas répliquer. Mais elle gardait le silence. Visiblement blessée. Il s’en foutait. Peu de gens savaient se comporter face à des mecs comme lui qui pouvaient risquer leur vie au quo­tidien. Une ahurie de plus. – Il faut que j’y aille maintenant, je suis attendu. Il jeta un regard sur le corps d’Erik que les ambulanciers emmenaient. Klemet discutait avec des éleveurs, tournant le dos à celui qui continuait à l’insulter en titubant. Nils souleva son équipement et le porta dans l’hélicoptère. Le rotor se mit en marche. Klemet s’approcha de lui, toujours suivi par le Sami qui hurlait, ses insultes déjà perdues dans le vacarme des pales. – Ça te plaît toujours la police ? lui cria Nils avec un ton blessant. Klemet le regarda longuement, tandis que Nils accrochait sa ceinture de sécurité. Puis il montra du doigt sa combinaison. – On dirait du vomi là, cria à son tour Klemet. Et puis ça sent aussi. L’hélico s’envola. Klemet s’éloignait, le regard de Nils planté dans le dos. 3 Vallée du détroit du Loup. 21 h 20. – Décidément, dit Nina en regardant son petit appareil photo, tu peux encore faire des progrès. Je te montrerai com­ment on se sert du stabilisateur. L’air fermé, Klemet conduisait le pick-up de la patrouille P9 de la police des rennes. Nina croyait comprendre que la scène au détroit du Loup l’avait passablement énervé. L’heure tardive n’arrangeait rien. Le caractère renfermé de Klemet non plus. – Je t’assure, j’ai bien failli sortir les menottes pour cet ivrogne. – Oh là là, ah ça oui, il les aurait bien méritées. Klemet ne pouvait pas voir son petit sourire. Mais elle savait aussi que Klemet et plusieurs autres collègues gardaient un souvenir éprouvant de leur service dans des petits commis­sariats du Grand Nord, où il fallait intervenir, parfois seul, dans des histoires de beuveries qui se terminaient souvent violemment. Intégrer la police des rennes représentait pour eux une pause dans une carrière sous tension permanente. Après être passé, pour certains, par la case dépression nerveuse. – Tu as remarqué ce grand rocher pointu près de la berge, il y avait des espèces d’offrandes. Jamais vu ça avant. Elle se tourna vers Klemet qui gardait son air renfrogné. Ça lui passerait. Le soleil venait juste de se coucher et il faisait encore très clair. En cette saison, le corps ne sentait souvent que trop tard le besoin de s’arrêter, et la fatigue s’accumulait. Nina ne s’en plaignait pas. Elle découvrait un phénomène inconnu dans ce sud de la Norvège où elle avait grandi. Elle n’en voyait encore que le bon côté. Klemet freina brutalement. En contrebas de la route, Nina aperçut un petit camping-car. Elle se tourna vers son équipier, interrogative. – Contrôle de routine. Sont garés trop près de la route. Dangereux. Klemet semblait d’humeur tatillonne. Et peu bavarde. Depuis son arrivée en provenance du sud de la Norvège quelques mois plus tôt, Nina avait eu le temps de jauger son par­tenaire au cours de patrouilles où ils vivaient l’un sur l’autre des jours durant. Autant le laisser faire, se dit Nina, ça le calmera peut-être. Klemet frappa à la fenêtre du camping-car. Une tête dégarnie aux cheveux fins et courts s’encadra. Un homme au visage bronzé et sportif, belle mâchoire énergique, un foulard rouge à motifs autour du cou et l’air surpris. – Je voudrais voir vos papiers. L’autre réussit à expliquer qu’il était allemand et ne parlait pas le norvégien. Il essaya en anglais mais Klemet le parlait mal, et Nina sentit que la situation allait bientôt l’énerver encore plus. Elle s’avança et servit d’interprète en anglais. Klemet poussait le zèle jusqu’au bout. Il fit le tour du camping-car tandis que Nina consultait les papiers du véhicule. – Viens voir ça, Nina. Tu ne viendras pas dire, après, que je n’ai pas de nez. À l’arrière du véhicule, un homme en combinaison de randonneur était allongé. Klemet le secoua. Un autre Alle­mand, en train de cuver cette fois. Une bouteille de cognac traînait dans le petit lavabo. Ces deux-là s’adaptaient vite aux traditions locales du café-cognac. Dans la partie coffre, Klemet souleva des bois de renne. Sous une banquette, il découvrit même un panneau de signalisation routière avec un renne dans un triangle rouge. Les Allemands adoraient ce genre de souvenir. – Nina, procès-verbal. Le conducteur essaya d’expliquer. Ils étaient touristes et quelqu’un leur avait vendu le panneau, ce n’est pas eux qui l’avaient arraché. Quant aux bois, ils les avaient aussi achetés à un Sami près d’un parking. Pour le reste, ils ignoraient l’inter­diction de se garer là. Nina se contenta de traduire, sentant que, si elle donnait son avis, Klemet lui ferait la tête le reste de la semaine. Il rem­plit le procès-verbal, leur donna un double. Le conducteur ne protestait pas. Il semblait pressé d’en finir. Ou peut-être pensait-il que l’amende ne le retrouverait jamais en Allemagne. Après s’être assuré que les Allemands déplaçaient leur véhi­cule, Klemet reprit la route. Il leur restait le sale boulot. Peut-être était-ce ça qui mettait Klemet dans cet état ? Ils devaient prévenir la jeune épouse d’Erik. Elle campait dans les environs, proche du reste du troupeau, sur la route de la transhumance. Les policiers devaient d’abord récupérer leurs scooters à la cabane de Skaidi, qui leur servait de base en cette saison. Ils longeaient toujours Repparfjord lorsque Klemet s’arrêta à nouveau. Une camionnette de piètre allure était garée, sur un parking cette fois-ci. – Qu’est-ce qu’il a, celui-là ? soupira Nina. – Vieille bagnole. Vais vérifier qu’ils ont passé le contrôle technique. Dangereux, ces vieilles caisses. Toujours aussi bavard. Il n’y avait personne dans la cabine avant. Klemet et Nina se penchèrent pour examiner l’habitacle. Des post-it de toutes les couleurs étaient scotchés sur le tableau de bord côté passager. Accrochés au rétroviseur pendaient une petite perdrix sculptée au bec cassé et un fanion du Alta IF. Klemet frappa à la porte latérale de la camionnette. Un homme aux yeux endormis finit par faire coulisser la porte. Son torse émergeait du sac de couchage. Derrière lui, une autre forme bougeait, également engoncée dans un sac. Les deux hommes se présentèrent comme des techniciens travaillant à Hammerfest. Ils ne logeaient pas dans les pré­fa­briqués alignés au-dessus de l’île-usine mais dans un des hôtels flottants loués pour héberger la main-d’œuvre du nouveau chantier de la raffinerie. Apparemment, l’un était norvégien, l’autre polonais. Ce dernier dit quelques mots en polonais, l’autre traduisit. Le Polonais ne parlait pas nor­végien et son anglais ne valait pas beaucoup mieux. Les deux hommes s’excu­saient de ne pas avoir leurs papiers avec eux mais se propo­saient de passer au commissariat d’Ham­merfest dès que possible, ils ne voulaient surtout pas créer de problèmes. Le Polonais restait prostré au fond de la camion­nette. Mais ni lui ni le Norvégien ne semblaient avoir bu. Klemet écoutait en observant l’intérieur du véhicule. Il ne voyait rien de suspect. – Pas de papiers, je vous dresse un procès-verbal, bougonna Klemet. Il remplit le document, leur donna un double en leur rappelant de passer avec leurs papiers au commissariat d’Hammerfest et referma la porte. – Important de contrôler. Important. Avec les cambrio­lages des cabanons, les squatters et tout ça. Nina avait l’impression qu’il essayait de se convaincre lui-même. Une fois dans la voiture, elle se tourna vers lui. – Tu comptes contrôler tout le monde ce soir ? Tout ça parce qu’un vieux Sami alcoolo t’a insulté ? Tu n’as pas oublié qu’on doit prévenir la femme d’Erik ? Klemet lui renvoya un regard mauvais. Il prit les deux procès-verbaux, et d’un geste hargneux les déchira en petits morceaux qu’il jeta à l’arrière du pick-up. – Voilà, on peut continuer maintenant ? Il démarra sans attendre la réponse et demeura silencieux jusqu’à la cabane de la police des rennes à Skaidi. Le printemps était pourri. Mais les printemps étaient tou­jours pourris dans le Grand Nord. En avril-mai, la neige s’accro­chait encore, selon l’ardeur du soleil, mais la fonte compli­quait la circulation en scooter des neiges. Le long des rivières et sur les lacs, la glace ramollissait. La fonte de la neige accu­mulée pendant six mois transformait la région en une immense flaque de boue. Il fallait attendre le mois de juin pour avoir de la verdure et oser parler d’été. Le printemps n’était qu’un prolongement de l’hiver, mais en moins bien. En moins froid aussi. La température atteignait ce soir les moins 5 degrés. Après avoir récupéré leurs scooters à la cabane de Skaidi, Klemet et Nina partirent en direction du campement du clan Steggo. Nina s’en remettait à Klemet pour éviter les pièges de glace fragile. Il leur fallut une heure pour atteindre les tentes dressées sur une étendue de bruyère où la neige avait fondu. Ils firent la dernière centaine de mètres sur un mélange de neige et de végétation, et coupèrent leurs moteurs. Klemet retardait le moment d’aller parler à la famille. Il les regarda de loin. La nouvelle les avait probablement déjà atteints même si le téléphone passait mal sur ce versant de la montagne. En les voyant arriver, un groupe se forma. Des enfants et des femmes surtout. Les hommes étaient loin, auprès des rennes. La transhumance vers le nord avait commencé depuis un moment. Ce troupeau-ci était toutefois très en avance, lui avait expliqué Klemet. Après le drame du matin, la partie du troupeau qui avait tenté la traversée était maintenant scindée en deux, de part et d’autre du détroit. Avec la proximité des routes, notamment celle très fréquentée montant à Hammer­fest, il fallait une surveillance accrue. Devant l’une des tentes, un groupe de vieux Sami était resté assis. Nina ne pouvait voir ce qu’ils faisaient. On se salua, l’air grave. La mort d’un éleveur était toujours un drame. Celle d’un jeune encore plus, tant devenaient rares ceux qui voulaient et pouvaient se lancer. Klemet était au supplice. Sa famille avait été forcée de quitter l’élevage de rennes depuis la génération de son grand-père et il entretenait une relation ambiguë avec ce milieu. Nina s’en était rendu compte lors de l’enquête sur la mort de Mattis quelques mois plus tôt. Beaucoup de petits éleveurs subissaient la loi du plus fort. Une femme entre deux âges s’avança. À part sa coiffe sami, Susann portait une parka bleu marine un peu trop serrée pour elle et des pantalons de combinaison. Son air énergique éclairait son visage. – Pourquoi vous n’étiez pas là ? lança-t-elle brutalement. La même accusation que le Sami ivre. – Tu crois vraiment que ça aurait changé grand-chose ? répon­dit Klemet d’une voix lasse. – Et pourquoi pas ? C’est ton travail de savoir que les conflits pullulent à nouveau entre éleveurs. Tu ne sais pas que c’est la course pour les meilleurs pâturages le long de la route de transhumance ? – Bien sûr que je le sais, répliqua Klemet. Mais ça n’a rien de nouveau. Je ne vois pas le rapport avec la mort d’Erik. À la réaction de certaines femmes, Nina réalisa que toutes n’étaient pas au courant de la noyade du jeune homme. L’une d’elles, une vieille habillée de façon traditionnelle, s’accrocha au bras de Susann pour la questionner en sami d’un air inquiet. Susann lui répondit le regard brûlant. Erik était son neveu. – Tu connaissais Erik ? demanda Susann. – Pas vraiment, dit Klemet. Pas depuis longtemps en tout cas. En principe, il n’est pas dans ma zone de patrouille. – Erik était l’espoir de notre clan. Il avait pris la peine d’aller se former à l’université d’agriculture d’Umeå et à l’école supé­rieure sami de Kautokeino. Je n’en connais pas beaucoup comme lui. – Qu’est-ce que tu essayes de me dire ? – Je ne sais pas, Klemet, je ne sais pas, dit-elle en com­mençant à pleurer avec la vieille femme pendue à son bras. Klemet hocha la tête. – Anneli est au courant ? Susann fit non de la tête. – Elle garde le troupeau qui est resté au fond de la vallée. Suis le chemin de crête. Vas-y à pied, pour ne pas effrayer les bêtes. Tu trouveras la tente à une demi-heure en haut, d’où elle surveille les rennes en contrebas. Quelques femelles allaient mettre bas dès maintenant. Des naissances précoces. Normalement, elles ne donnaient nais­sance aux faons qu’une fois sur l’île, après la traversée, à partir de la mi-mai, et pendant un bon mois, parfois jusqu’à début juillet. – Ces faons ne pourront pas traverser à la nage, s’inquiéta Susann. On verra comment on fait. Il faudra peut-être qu’on demande la barge de l’Office de gestion des rennes. Klemet et Nina partirent en direction de la crête. Ils pas­sèrent devant la tente sami où cinq vieux assis entouraient un feu. Ils chantonnaient. L’un d’entre eux avait l’air hagard. Les autres ne paraissaient pas très en forme non plus. Des anciens qui partageaient les derniers moments de cette vie nomade qui n’était plus vécue aujourd’hui que pendant le temps des trans­humances. La mécanisation à partir des années 1960 avait sonné le glas de leur ancien mode de vie. Nina ressentit des frissons en les entendant chanter. Leur chant n’était pas vraiment un joïk, le chant traditionnel sami, mais il en avait la sonorité lancinante, et pouvait aussi tenir du psaume. Le Sami aux yeux hagards repoussa une mèche ondulée. Il ne chantait pas. Nina passa devant lui sans s’arrêter, mais sans le quitter des yeux, jusqu’à ce qu’ils s’attaquent à la crête. Ils trouvèrent facilement Anneli, même si la marche dans la neige molle les fatigua. La jeune femme surveillait seule ses bêtes. “Elle est presque plus blonde que moi”, remarqua Nina avec étonnement. Elle avait de longs cheveux raides tombant sous les épaules, des lèvres charnues et de jolies pommettes. Le vent leur battait le visage. Anneli se tenait sur un rocher surplombant la petite vallée tachetée de bouleaux nains. Elle marqua un léger étonnement en voyant les policiers arriver, mais en même temps elle savait bien que la police des rennes allait toujours se renseigner quand des troupeaux étaient en retard ou en avance sur les périodes de transhumance. Une façon de prévenir les conflits entre éleveurs pour des questions d’accès aux pâturages. Anneli leur fit signe, d’un air enjoué. Quand ils furent assez près, elle chuchota d’un air plein d’excitation, leur faisant signe de s’approcher encore jusqu’au rocher. – Regardez, une femelle va mettre bas. On y voyait encore bien. Nina attrapa les jumelles et elle assista au précieux moment. Klemet était resté en retrait. Nina devrait se charger d’annoncer la nouvelle à la jeune femme. – Le souffle du vidda appelle les jeunes rennes à la vie, murmurait Anneli tout à côté de Nina. La policière voyait le jeune faon s’ébrouer, maladroit sur ses fines pattes. Elle sentait le souffle de la jeune femme dans son oreille. – La sève ancestrale les traverse déjà, tu vois comment d’instinct ils trouvent leur mère et comment leur mère d’ins­tinct s’inquiète déjà. Sais-tu qu’une mère apeurée aban­donne son petit ? Le silence est leur premier voile de tendresse. Toute la magie de la vie se joue en cet instant. Doux et purs, pensait Nina, émue par les mots d’Anneli. Le moment n’en était que plus insupportable. Elle se retourna vers Klemet, tapi dans l’ombre. Il lui fit un signe de la tête. Nina prit délicatement la main d’Anneli, et elle lui raconta.

Olivier TRUC est né à Dax. Journaliste, il vit depuis 1994 à Stockholm où il a été le correspondant du Monde, auquel il collabore toujours. Spécialiste des pays nordiques et baltes, il est aussi documentariste et scénariste. Il est l'auteur de L'Imposteur, du Cartographe des Indes boréales, et de la série sur la police des rennes : Le Dernier Lapon (prix des lecteurs Quais du Polar et prix Mystère de la critique), Le Détroit du Loup, La Montagne rouge et Les Chiens de Pasvik.

Bibliographie