Les charmes du mal.
Qu'on ne s'y trompe pas, Illska (le mal en islandais) sera un des évènements de la rentrée littéraire. C'est un livre extrêmement ambitieux et qui se donne les moyens de son ambition. Le roman secoue allègrement les codes traditionnels de la narration, quitte à remuer un peu son lecteur.
Et pourtant le livre commence plutôt comme une comédie amoureuse classique, ici ce n'est pas Jules et Jim, mais Omar et Arnor. A Reykjavik, à la sortie d'une boîte, dans la nuit glaciale, Agnès glisse ses mains glacées sous le pull d'Omar, jeune grammairien surdiplômé au chômage. Ils finissent de se réchauffer sous la couette d'Agnès et se découvrent le lendemain beaux, spirituels et démocrates au point de décider au bout de quelques mois qu'ils sont amoureux et qu'ils pourraient tout aussi bien s'installer ensemble. On les suit, se découvrant mutuellement et filant le parfait amour. On sait pourtant presque depuis le début du livre qu'Omar a mis le feu à leur maison et pris la fuite abandonnant Agnès avec un bébé.
Il faut dire qu'avec elle, c'est toute l'histoire d'Agnès qu'Omar accueille, son histoire et ses obsessions. Agnès est originaire de Lituanie et elle porte en elle toute la mémoire familiale des pogroms et de l'extermination des juifs de ce pays. Et cette histoire familiale d'une violence sans nom qui la hante prend une place considérable dans sa vie. Le poids de la Shoah les échos du nazisme et les statistiques morbides qui les accompagnent entrent interfèrent en permanence avec son quotidien. Mais Omar, dans un premier temps, tout à son bonheur d'amoureux et de jeune père s'accomode de cette envahissante manie.
Agnès travaille à une thèse sur les mouvements d'extrême droite contemporains en Europe. Elle porte un regard lucide et engagé sur les liens entre le désarroi des peuples face un monde qu'ils ne comprennent plus et la montée en puissance des fascismes.
Tant que ses travaux de recherche sur les mouvements d'extrême droite islandais l'amènent à cotoyer des nazillons alcooliques qui braillent des "Sieg "en exhibant leur svatiskas tatouées, tout va bien. Elle sait où est la frontière entre le bien et le mal et de quel côté elle se trouve ; elle peut analyser le regain de popularité d'Aube dorée en Grèce et du Front national en France avec un détachement d'universitaire.
Mais le jour où elle rencontre Arnor, intellectuel nationaliste et orateur au charisme fascinant, virulent et capable de retourner n'importe quelle idée pour en faire une pierre supplémentaire à son édifice idéologique, Agnès vacille et est séduite, pas tant par ses idées que par la force et la logique qu'il leur imprime. Elle le voit souvent, leurs joutes verbales sont incessantes et de haute volée. Jusqu'au jour ou Omar est foudroyé par une preuve flagrante de la duperie d'Agnès. Au point de ne plus savoir s'il est le père de son enfant. Sa réaction est aussi violente que le dégoût qu'il éprouve.
Agnès ne sait plus qui elle aime, ni encore moins ce qu'elle est devenue. Le roman joue sur ce maëlstrom de sentiments confus qu'éprouvent en permanence les personnages. Avec sa construction déroutante, Eiríkur Örn Norđdahl imprime au roman un rythme impitoyable. Il tresse en permanence l' intime de ses personnages , les questionnements idéologiques du XXIème siècle et la mémoire de l'Europe en guerre pour dépeindre les Hommes en lutte contre leur mauvais penchant, ceux qui réussissent et ceux qui échouent.