Publication : 07/03/2003
Pages : 182
Poche
ISBN : 2-86424-460-8
Numérique
ISBN : 978-2-86424-979-5

Arrivederci amore

Massimo CARLOTTO

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9,99 €
Titre original : Arrivederci amore, ciao
Langue originale : Italien (Italie)
Traduit par : Laurent Lombard

Giorgio, ex-militant d’extrême gauche,
a trahi tous ses anciens camarades pour échapper à la prison et profite de son charme pour séduire les femmes et les voler. Il découvre le goût du crime en essayant de se refaire une virginité politique qui lui permette de rentrer dans la bonne société nantie.
Reprenant la tradition du roman de formation de l’Angleterre du xviiisiècle, l’auteur nous fait suivre le monologue intérieur d’un parfait criminel en marche vers la richesse et la respectabilité sociale. Le séduisant protagoniste n’a qu’un seul but: laisser derrière lui un passé politique auquel il n’a jamais vraiment cru et rejoindre le monde des riches et des vainqueurs. M. Carlotto nous montre sans complaisance une société du nord de l’Italie très réelle et très corrompue.

  • Militant de la gauche révolutionnaire accusé de meurtre, l'Italien Massimo Carlotto a côtoyé en prison les malfrats de la pègre. De quoi nourrir les pages noires de ses polars. Dans Arrivederci amore, aujourd'hui traduit en français, le romancier poursuit son objectif : " Décrire la dérive criminelle de l'Italie actuelle. " Il aime rappeler qu'il détient le record d'Italie du nombre de procès pour une même affaire : onze passages en justice, entre 1976 et 1993, pour un crime qu'il a toujours nié, l'assassinat d'une jeune femme qu'il avait en réalité découverte dans un appartement vide, agonisant de 59 coups de couteau. Gracié en 1993, Massimo Carlotto est devenu écrivain l'année suivante. Ses romans, forcément noirs, s'inspirent de son histoire. Et quelle histoire... Militant de la gauche révolutionnaire italienne emprisonné pour meurtre à 19 ans, relaxé en 1978 faute de preuves, et de nouveau condamné, il s'enfuit à Paris puis au Mexique, où un camarade de la gauche syndicale le dénonce à la police, qui l'arrête et le torture. De retour en Italie, il purge sa peine jusqu'en 1987, au milieu de la pègre de droit commun. Libéré pour maladie grave, c'est de Cagliari, en Sicile, que Massimo Carlotto, 46 ans, savoure aujourd'hui sa réhabilitation et sa renommée croissante. Alors que deux de ses huit romans feront à l'automne l'objet d'adaptations cinématographiques en Italie, Arrivederci amore est son troisième livre traduit en français. Monologue intérieur d'une crapule amorale en marche vers la reconnaissance sociale, ce récit nerveux et violent décrit une Italie contemporaine pourrie par l'inextricable imbrication des mafias et de l'économie légale. Massimo Carlotto affirme qu'il n'outre pas la réalité. EPOK : Quelle était précisément votre fonction à Lotta Continua ? MASSIMO CARLOTTO : Lotta Continua (La lutte continue) était dans les années 70 la plus grande organisation d'extrême gauche en Italie. On rêvait de conquérir le pouvoir pour instaurer un communisme à visage humain, très différent de ceux de l'Europe de l'Est. Moi, je m'occupais au sein de l'organisation de la contre information, autrement dit d'enquêter sur les fascistes, la police et les dealers d'héroïne, très nombreux en Italie à cette époque, et qui décimèrent d'ailleurs nos rangs avec leur drogue. Quand nous avions recueilli des informations, nous pouvions les dénoncer... Je crois que cette expérience m'a été utile pour devenir écrivain de polars . D'ailleurs, je n'ai jamais cessé d'être un militant de gauche. Aujourd'hui, je participe au Mouvement des mouvements, nom donné en Italie à la mouvance antimondialiste. Quelle est la part autobiographique de ce nouveau roman ? Avez-vous été, à un moment de votre vie, le personnage ignoble, "pourri", incarné par Giorgio : Non. Mais Giorgio, le héros de mon livre, est un personnage construit à partir de trois hommes qui ont réellement existé un ex-militant de la lutte armée, un criminel professionnel et un killer sans préjugés qui était aussi un indicateur de la police. éprouvez-vous de la nostalgie à être rentré dans le rang ? Ma génération a eu une vision romantique et rebelle de la "malavita'" un mot que l'on pourrait traduire en français par l'univers des marginaux, des clandestins, des illégaux. Dans les années 70, cette vision avait un sens, mais aujourd'hui, la réalité est très différente. Dans le temps, la malavita avait des règles précises, des codes. Aujourd'hui, les criminels venus de l'étranger ne respectent plus rien : dans leurs territoires, celui qui gagne est le plus violent, le plus cruel. La criminalité qui s'est développée à la suite de la globalisation de l'économie est un danger terrifiant pour notre société, et il faut la combattre sans hésitation. J'ai justement écrit ce roman pour décrire cette nouvelle génération de criminels, dans laquelle je ne me reconnais pas. Vous décrivez une Italie incroyablement mafieuse et corrompue. Est- ce une exagération de la réalité? Certainement pas, puisque mon but est justement d'informer le lecteur sur ce qui est en train d'advenir. Le territoire italien est divisé en régions sous contrôle des mafias. Au sud, il y a les mafias typiques : la sicilienne (Mafia), la calabraise (Ndrangheta), la napolitaine (Camora). Au nord, les nouvelles mafias viennent des pays de l'Est : albanaises, roumaines, bulgares, russes et, surtout, croates... Les mafias italiennes leur ont abandonné le nord du pays. Ces organisations ne se cachent pas, opèrent en pleine lumière. Dans la presse, on trouve quotidiennement des articles sur des faits qui prouvent la gravité de la situation. Ce que les gens ignorent en revanche, ce sont les mécanismes de l'interaction entre ces mafias et le pouvoir économique et politique. Justement, cette imbrication entre la criminalité et l'économie, une spécialité italienne qui est au cœur du roman, est-elle particulièrement développée en Vénétie ? Le Nord-Est, considéré comme la locomotive de l'économie italienne, est un modèle inégalé de criminalité économique, qui fonctionne grâce aux connexions entre l'économie légale et illégale. Les capitaux y ont été en grande partie accumulés grâce à l'évasion fiscale, puis réinvestis dans des activités illégales. Il n'y a pas un jour que la police ne découvre des travailleurs clandestins, en particulier chinois, travaillant dans un état de semi-esclavagisme. Ces travailleurs sont gérés par les organisations criminelles, mais ils travaillent in fine pour le compte d'entreprises parfaitement légales. Mon personnage, Giorgio, incarne ce nouveau type de criminel italien, qui a besoin de se camoufler à l'intérieur du processus productif, donc d'avoir une vie en surface propre, d'être socialement intégré, de manière à pouvoir faire des affaires avec la classe économique et même politique. On a l'impression que vous connaissez personnellement ces véreux, ces Croates, ces prostituées dont vous parlez... Comment vous documentez-vous avant d'écrire? Je suis un romancier convaincu que le roman noir est un instrument extraordinaire pour raconter la réalité qui nous entoure. à la différence d'autres écrivains, je poursuis un dessein : décrire la dérive criminelle de l'Italie actuelle. Je choisis donc une vraie histoire, un fait divers par exemple, je me documente pendant des mois et des mois, je mène une véritable enquête, je lis les actes judiciaires, j'interviewe des témoins, je visite les lieux... Puis je mélange la fiction à la réalité. Vous constaterez d'ailleurs que mes personnages principaux ne sont jamais des flics honnêtes ou des juges, les informations ne provenant pas de ce milieu. Quand j'étais en prison, j'ai rencontré et très bien connu des criminels et des avocats, alors j'exploite mes connaissances et les informations qu'ils continuent parfois de me donner. Estimez-vous appartenir à une école italienne du roman ? En Italie, et c'est une chance, il n'existe pas "une" école du roman policier. Nous écrivons tous avec des styles et des contenus très différents, et je crois que cela permet d'avoir un débat intéressant et constructif. J'ai cependant des auteurs de référence : le Bolognais Loriano Macchiavelli, le premier qui a compris l'importance d'avoir une écriture politique du polar. Et puis Laura Grimaldi, la première femme italienne à avoir, à travers le polar, analysé la place de l'homme dans notre société. Parmi les étrangers, j'aime beaucoup Manchette, Izzo, que j'ai traduit et fait connaître dans ma maison d'édition, Ellroy, Burke, Derek Raymond, Leonard, et les classiques comme Chandler et Hammett. à sa sortie de prison, Giorgio est devenu totalement agnostique. Est-il possible, comme lui, de croire à une cause au point d'être prêt à y sacrifier sa vie, puis de ne plus croire en rien? Personnellement, je suis sorti de prison en gardant mes idéaux intacts. Au contraire, cette expérience les a renforcés. Mais d'autres militants de la lutte armée ont cru que la prison représentait la défaite : alors qu'ils étaient prêts à mourir, et surtout à tuer au nom de leurs idéaux, ils ont subitement décidé - face à la perspective terrible de la prison à vie - de réduire leur temps de détention en trahissant leurs propres copains. En somme, ils ont estimé que l'histoire du mouvement s'arrêtait le jour de leur arrestation. Giorgio dit : "La prison San Vittore était pour moi un amas de visions fragmentées, de bruits et d'odeurs. J'aurais pu rationaliser et ordonner mes souvenirs, mais j'avais peur de me briser ". Avez-vous commencé à écrire pour ne pas vous briser? Pour vous reconstruire ? Mon expérience de la prison a surtout influencé ma réflexion sur la mémoire générationnelle. Notre génération a connu la prison, mais l'a évacuée de sa mémoire, très vite. Or, dans mes romans, je me réfère toujours à des faits qui expriment la réalité de ces années-là. J'ai commencé à écrire en 1994 pour raconter ma cavale, mais je ne cherchais pas à me retrouver : je ne crois pas à la fonction thérapeutique de l'écriture. Non seulement il est impossible d'oublier ce que l'on a vécu, mais surtout il est très dangereux de le faire. Il ne faut pas réduire sa réflexion à sa seule expérience personnelle. L'unique manière de rationaliser le passé, un passé fort, est de l'assumer dans une perspective collective et générationnelle. Vous décrivez très bien ce qu'est la trahison : avez-vous déjà trahi quelqu'un ? Non. Au contraire, j'ai été trahi plusieurs fois. Et toujours par des personnes que je croyais amies. Je décris l'un de ces épisodes, au Mexique, dans mon roman autobiographique, En fuite, qui fait actuellement l'objet d'une adaptation cinématographique. En deux mots, en 1985, j'étais membre d'un groupe de militants syndicaux mexicains. L'un des syndicalistes m'a trahi, me dénonçant à la police mexicaine. J'ai été arrêté, torturé, car on me soupçonnait d'appartenir aux Brigades rouges. Y a-t-il aujourd'hui, selon vous, des causes qui méritent d'être défendues? Des gens que l'on peut admirer ? Certainement. C'est pour cela que je milite dans le mouvement contre la globalisation. La paix, la faim, le développement du sud du monde, l'écologie, la justice sont des causes fondamentales. J'admire beaucoup ceux qui se battent en première ligne. Maintenant, et c'est tant mieux, il n'existe plus de grands leaders, mais une multitude de gens qui chaque jour font quelque chose d'important. Dans le livre, vous portez un regard très dur sur un mouvement de guérilla. Sont-elles, elles aussi, corrompues, pourries de l'intérieur? Pas totalement, mais il y a eu des faits très graves qu'il ne faut pas occulter. J'ai déjà écrit un roman sur les desaparecidos en Argentine, dans lequel je raconte les épisodes douloureux de la trahison et de la collaboration avec la dictature. Je crois que le pire des ennemis de la vérité, et de la mémoire de ceux qui ont été torturés et tués, soit de faire comme si rien ne s'était passé. L'une des fonctions primordiales de mes romans est de dire la vérité. VéNéTIE POURRIE Giorgio Pellegrini, ancien militant d'extrême gauche, balance ses camarades de lutte pour écourter sa peine de prison. Libre, le héros d'Arrivederci amore tente vainement d'être honnête avant de constater que l'affaire est plus complexe qu'il n'y paraît. Il décide donc de recourir à la criminalité pour conquérir le statut d'honnête homme auquel il aspire. Dire que Giorgio est ignoble est un euphémisme : avec une grande application, le voici fracassant des crânes et des doigts, comptabilisant les billets glissés dans les strings des strip-teaseuses, abusant ,violemment de la veuve d'un caïd et de la femme d'un marchand de chaussures... Au passage, Massimo Carlotto décrit avec une précision clinique l'imbrication des mafias et des milieux économiques dans une petite ville de province, raille la naïveté militante d'une beauté extrémiste que Giorgio se fera un plaisir de dégommer et rappelle que si les ordures ne parviennent pas toujours à leurs fins, leur chance de réussir demeure cependant supérieure aux autres.
    Géraldine Faes
    EPOK
  • "Rédigé à la première personne du singulier, l'itinéraire sanglant de ce parfait salaud est un des romans criminels les plus éhontés, les plus cyniques jamais parus. Et ce qui est un comble, c'est qu'on ne peut pas ne pas s'y attacher, qu'on ne peut pas ne pas se sentir, au fil des pages et des péripéties, proche de Giorgio Pellegrini et de ses terribles ambitions. Au point d'espérer, à la fin d'Arrivederci amore, qu'il trouve le plus vite possible une échappatoire à tous ses problèmes, alors qu'il est à deux doigts de perdre la partie, ayant trop cru à l'innocence d'une dénommée Roberta, la femme "respectable" avec laquelle il aimerait se marier. Voilà en tout cas une histoire qui tranche nettement dans la production courante et consacre le formidable talent d'un écrivain déjà considéré en Italie, et sans nul doute à juste titre, comme un des meilleurs représentants du nouveau roman noir.
    Alexandre Lous
    LE MAGAZINE LITTERAIRE
  • "Voici un roman d'une amoralité totale où la corruption triomphe voluptueusement. Giorgio est un ancien militant d'extrême gauche qui ne rêve que de réhabilitation et d'une vie riche et tranquille. Pour s'en sortir, il trahit ses anciens amis, se glisse dans la peau d'un criminel, fréquente la bonne société et tue comme on va au bistrot. En choisissant le monologue intérieur, Massimo Carlotto nous glisse dans l'esprit du héros, dans ses rêveries de faux naïf, ses étonnements à l'égard de la société la plus riche, celle qui ne recule devant rien tout en gardant ses airs de sainte Nitouche. C'est le portrait d'une Italie putride que le romancier dresse ici, bien loin des photos en Technicolor pour agences de voyage. Et son Lucien de Rubempré à l'italienne est admirablement réussi.
    Dinah Brand
    LIRE
  • "La romance n'a pas sa place ici. Arrivederci amore est un roman noir, très noir. Difficile même d'imaginer plus corsé dans le genre. Un récit à tir tendu."
    Bernard Le Saux
    LE FIGARO LITTERAIRE
  • « La morale de ce roman sans morale est qu'il est formidablement captivant. »
    André Rollin
    LE CANARD ENCHAINE

 

La charogne de l’alligator flottait le ventre en l’air. Il avait été abattu parce qu’il s’était approché un peu trop près du campement et que personne ne voulait perdre un bras ou une jambe. L’odeur douceâtre de la décomposition se mélangeait à celle de la forêt. La première cabane se trouvait à une centaine de mètres de la clairière. L’ Italien bavardait tranquillement avec Huberto. Il sentit ma présence.
Il se retourna et me sourit. Je lui fis un clin d’œil et il se remit à parler. J’allai derrière lui, respirai à fond et lui tirai dans la nuque. Il s’affala sur l’herbe. Nous le prîmes par les pieds et les bras, et le jetâmes à côté de
l’alligator, le reptile sur le dos et lui sur le ventre. L’eau était si dense et si calme que le sang et les morceaux de cerveau parvinrent difficilement à occuper un espace plus grand qu’une soucoupe. Huberto me prit le pistolet, l’enfila dans sa ceinture et d’un geste de la
tête me fit signe de retourner au camp. J’obéis, même si j’aurais préféré rester encore un peu à regarder fixement le corps dans l’eau. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile. J’avais posé le canon sur ses cheveux blonds, faisant bien attention de ne pas lui toucher la tète pour ne pas courir le risque qu’il se retourne et me regarde dans les yeux, et j’avais appuyé sur la détente. La détonation avait été sèche et avait fait fuir les oiseaux. Ma main avait tressailli et du coin de l’œil j’avais vu la culasse du semi-automatique reculer et charger une autre balle. Mais en réalité, mon regard était concentré sur sa nuque. Un petit trou rouge baveux et parfait, que le projectile avait
formé en sortant par le front. Huberto l’avait regardé mourir sans bouger un seul muscle. Il savait que ça arriverait.
L’ Italien devait être exécuté, et il s’était porté volontaire pour l’attirer dans le piège, car depuis quelque temps, il était devenu un
problème : la nuit, ivre mort, il frappait les prisonniers. La veille au soir, le commandant m’avait appelé sous sa tente. Il était assis sur un lit de camp et faisait tourner un pistolet entre ses mains.

– C’est un calibre 9, de fabrication chinoise, expliqua-t-il. Une copie exacte du Browning HP. Les Chinois copient tout. Ils sont précis et méticuleux. S’il n’y avait pas les idéogrammes, on le prendrait pour un authentique. Mais la mécanique, c’est une horreur.
Il se bloque à la moitié du chargeur. Parfaite en apparence mais faible à l’intérieur…
exactement comme le socialisme chinois.

J’acquiesçai, feignant d’être intéressé. Le commandant Cayerano était un des cadres historiques de la guérilla. Un des rares survivants. Il avait dépassé la soixantaine et avait
un bouc à l’oncle Ho, long et fin, comme le leader vietnamien. Fils d’un propriétaire de latifundia de cannes
à sucre, il avait décidé, depuis sa jeunesse, de passer du côté des pauvres et des Indiens d’Amérique du Sud. Un type cohérent, chiant et borné qui ne m’avait certainement pas convoqué pour faire la conversation. Il ne l’avait jamais fait, car je lui étais antipathique.

– Tue-le, dit-il en me tendant le pistolet. Un seul coup suffira.

J’acquiesçai une nouvelle fois. Je ne montrai aucune surprise et me gardai bien de demander qui je devais tuer. J’avais parfaitement compris.

– Pourquoi moi ? me bornai-je à dire.

Parce que tu es italien, toi aussi. Vous êtes arrivés ensemble et vous êtes amis. Il vaut mieux que l’histoire se règle en famille, dit-il d’un ton méchant qui n’admettait aucune réponse.

J’acquiesçai pour la énième fois et, le soir suivant, j’avais appuyé sur la détente. Au camp, personne n’avait commenté ce qui s’était passé. Tout le monde s’y attendait.

Toute mon expérience de guérillero se résumait à cette exécution en traître: tuer un type qui comme moi avait décidé de consacrer sa vie à la cause d’un peuple de l’Amérique centrale. En parole seulement, parce qu’en réalité, nous étions deux couillons pleins de morgue, qui avions fui l’Italie et les gamines de l’université et qui étions poursuivis par un mandat d’arrêt pour participation à association subversive et pour avoir commis quelques attentats sans importance. Excepté la bombe que nous avions placée devant le siège de l’Association des industriels et qui avait tué un veilleur de nuit. Un malchanceux presque à la retraite qui avait remarqué le sac, était descendu de son vélo et avait eu la mauvaise idée d’aller y mettre son nez. Dans les journaux, nous découvrîmes qu’il passait là tous les soirs, ce que nous n’avions simplement pas contrôlé, trop occupés à nous vanter au bar des actions que d’autres avaient menées. Ce fut une jeune femme, avec laquelle j’avais flirté pendant deux semaines, et qui décida de se repentir une demi-heure après son arrestation, qui nous avait balancés. Nous avions alors traversé la frontière française à toute vitesse. Un an plus tard, à Paris, quand nous avions appris notre condamnation à la prison à perpétuité, nous nous étions regardés dans les yeux et avions décidé de jouer les héros. Sauf que la forêt, ce n’était pas le Quartier latin, ce n’était pas Bergame et encore moins Milan. Et ton ennemi, quand il t’arrêtait, il ne te jetait pas en taule mais il t’écorchait vif en te tirant la peau à partir des chevilles. Nous étions arrivés pleins d’enthousiasme et d’une saine ferveur révolutionnaire, mais il ne nous fallut qu’une semaine pour découvrir que la vie au sein de la guérilla était un véritable enfer. Heureusement, nous étions toujours restés à l’arrière. Nous n’avions pas les couilles pour affronter les rangers de la dictature et leurs instructeurs américains, comme le faisaient les Indiens. Eux étaient silencieux et ne souriaient jamais. Ils vivaient et mouraient avec la même expression.

Mon ami, avec le temps, avait perdu la tête. Il avait commencé à boire et à jouer à d’étranges jeux avec les soldats que le
Frente capturait lors des embuscades. Je l’avais averti qu’ici ils n’aimaient pas certaines faiblesses mais lui, désormais, il n’écoutait plus personne. Il passait ses journées, tel un automate, à attendre la nuit.

Je profitai de l’arrivée d’une équipe de la télévision espagnole pour m’éloigner de plus en plus du commandant
Cayetano, du danger des combats et de la cause dont je n’avais plus rien à foutre. Une journaliste, de petite taille, mais avec un gros cul, avait jeté son dévolu sur moi. Je lui fis comprendre que j’allais lui faire éprouver l’ivresse d’une aventure avec l’un des derniers combattants des brigades internationales. Après quelques nuits de passion, elle avait demandé et obtenu du commandant que ce soit moi qui l’assiste dans ses interviews. C’est ainsi que je fuis au Costa
Rica, traversant la frontière à pied, après lui avoir promis que je la rejoindrais à Madrid. Mais j’étais dépourvu de papiers d’identité et retourner en Europe avec la perpétuité sur le dos à ce moment-là me semblait encore un risque inutile.

Je cherchai donc du travail sur les plages costariciennes. Des investisseurs européens, en particulier italiens, avaient commencé de construire des hôtels sur des plages vierges très belles. Sans aucune convention, sans aucun plan d’urbanisme et avec la concession des licences basée sur un système très simple de pots-de-vin. De paradis terrestre à paradis du ciment. A part l’italien, je parlai l’espagnol et m’en sortais admirablement bien en français, ce qui me permit d’être embauché comme barman dans un hôtel dont la propriétaire était italienne. Une quadragénaire, pleine de fric, divorcée et sans enfant. Une Milanaise portée par les affaires. Une de celles qui savaient y faire avec les gens. Lorsque je me présentai, elle me dévisagea de la tête aux pieds. Ce qu’elle vit dut lui plaire, mais elle était loin d’être idiote. Elle me dit clair et net que pour elle, il était évident que j’étais un terroriste en cavale, une de ces têtes de con qui lui avaient bousillé sa bagnole pour construire une barricade en plein centre de Milan. Elle se souvenait de la date. Moi aussi. Trois jours de colère, la ville qui puait l’essence et les gaz lacrymogènes et deux morts, Varalli et
Zibecchi. Je lui inventai une histoire pathétique mais crédible. Elle me recommanda de me tenir tranquille; la police du Costa
Rica n’avait aucune sympathie pour les réfugiés politiques. L’endroit me semblait être un paradis par rapport à la forêt et, pour la première fois, depuis que j’étais en fuite, je pouvais prendre en considération l’idée de m’enraciner. Mon destin était néanmoins entre les mains de la directrice et me faufiler dans son lit, au moment opportun, me parut la meilleure solution pour rester maître de la situation. Elle s’appelait Elsa et elle n’était pas trop mal. Bien sûr, sur la plage, il y avait des femmes beaucoup plus belles et beaucoup plus jeunes, mais je n’étais pas dans la situation d’être trop exigeant. C’était un beau type de femme difficile qui se fit courtiser pendant deux mois avant de se laisser embrasser. Elle ne croyait pas à la sincérité de mon amour et à presque rien de ce que je lui racontais. J’arrivais facilement à lui mentir et le faisais même avec
plaisir ; cela me permettait de me construire une identité différente, comme un faux document. Mais intérieur. Ainsi je pouvais vivre de longues périodes sans devoir faire les comptes de ma vraie vie que je m’étais mis à haïr. Elle me faisait peur. Elle avait été basée trop longtemps sur des déclarations d’intentions auxquelles je n’avais jamais été fidèle. Par manque de courage. Au fond, je l’avais toujours su, mais c’est facile de se mentir à soi-même et aux autres dans les bars et autres assemblées. Tout le monde n’était pas comme moi. Bien au contraire. Je faisais partie de cette minorité qui avait trouvé dans le mouvement révolutionnaire un espace de sociabilité et de liberté que la famille m’avait toujours refusé. Si j’avais imaginé que le prix en serait de me taper la prison à vie et de buter un ami, je serais resté tranquillement chez moi, à supporter les conneries de mon père, les faiblesses de ma mère et la bigoterie de mes sœurs.

Elsa préférait baiser le matin, avant de préparer le petit déjeuner pour les clients. J’ai toujours pensé qu’elle préférait ce moment parce que ça ne l’obligeait pas à faire l’amour trop longtemps. Elle était précoce et sans aucune
imagination : l’orgasme, un bisou sur le front et une clope.

Je la trompai une première fois deux ans plus tard avec une autre femme de quarante ans. Une Florentine, qui traînait son mari et sa belle-sœur derrière elle, et qui, sous le prétexte qu’elle avait une peau très
claire et délicate, passait la plupart de son temps assise au comptoir du bar, devant
un gin tonic et avec une très grande envie de bavarder. Elle était un peu boulotte mais elle avait un beau visage et des yeux malicieux. Elle me lançait des signaux sans équivoque. Ce n’était pas la seule, et les autres étaient toutes plus jeunes et plus appétissantes. Mais j’étais attiré par les femmes de quarante ans. L’idée de m’insinuer dans leur vie et de jouer avec leur vulnérabilité me donnait le vertige. Je trompai Elsa sans aucun regret, et souvent. A l’époque, je n’avais pas plus de trente ans et, comme le disait Elsa, un beau cul. Le bar était un endroit stratégique et il n’était pas utile d’avoir de grandes capacités de séduction. Il suffisait de jouer avec son regard, légèrement troublé, de sourire avec gentillesse et bienveillance, et d’avoir une grande disponibilité pour écouter. Je passais sept années de ma vie de cette façon, sans presque m’en rendre compte.

Tout prit fin lorsqu’Elsa entra à l’improviste dans l’arrière du bar et me trouva dans les bras d’une Allemande. Je ne me souviens ni de son nom ni de son visage, mais ce fut une femme très importante dans ma
vie : mon histoire avec elle m’enleva subitement tout ce que j’avais. Le lendemain matin, j’étais dehors, un sac à la main et avec une forte envie de disparaître. Toute la nuit, Elsa avait joué le rôle de la bienfaitrice trompée qui se vengerait d’une façon ou d’une autre. C’était une femme gentille mais lorsqu’elle s’énervait, elle ne raisonnait plus. J’eus juste le temps de piquer le passeport espagnol d’un client d’Alicante qui me ressemblait un peu, d’aller voir un faussaire qui fréquentait le bar, de lui faire changer la photo et de m’embarquer dans un avion direct pour Paris.

Lorsque j’arrivai à l’aéroport, j’avais vraiment l’intention de me transférer au Mexique. Cela me semblait être la combine la plus logique. Mais trois hôtesses d’Air France étaient passées devant moi. Je m’étais arrêté pour les observer. Et en regardant avec admiration leur cul, j’avais décidé de donner un nouvel élan à ma vie. Ce ne fut qu’une intuition, mais suffisante pour me faire changer de plan de fuite malgré le mandat d’arrêt international qui me poursuivait depuis maintenant dix ans. Pendant le vol, l’intuition prit corps et se transforma en une décision irrévocable, puis en un projet bien précis, et après avoir passé le contrôle des douanes, je me dirigeai tout droit vers la première cabine téléphonique. Ce ne fut pas facile de joindre la personne que je cherchais, mais j’y parvins. Elle fut tout étonnée de m’entendre après tant de temps et se dépêcha de me demander si j’avais des problèmes. Je soupirai et répondis qu’il fallait que je la voie tout de suite.

Nous nous retrouvâmes à l’heure du déjeuner dans une brasserie en face de la station de métro les Gobelins. J’arrivai en avance et passai un peu de temps à observer les personnes qui entraient et sortaient de ce lieu.

– Enrico, comment ça se fait que ta sois
revenu ? Qu’est-ce qui s’est
passé? Et Luca? me demanda-t-il avant même d’enlever sa veste, utilisant nos noms de guerre.

Sergio, mon responsable direct dans l’organisation du temps de mon exil parisien, s’appelait en réalité Gianni. Il avait toujours été un cadre intermédiaire et n’avait fait carrière en France que parce que les gros bonnets avaient tous fini derrière les barreaux en Italie. Je le regardai. Il avait un visage de paysan et les mains pleines de graisse. Il devait travailler dans une usine. Toute sa vie, il s’était levé
à cinq heures du matin pour porter à l’usine sa conscience de classe.

– Luca est mort il y a quelques années, annonçai-je. On l’a trouvé en train de se tripoter avec un officier prisonnier et on l’a descendu.

– Tu plaisantes?

Je me limitai à le regarder fixement.

– Et
toi ? demanda-t-il à voix basse.

– Moi, j’en ai eu ras le cul et je suis rentré.

Sergio mordit dans son sandwich pour avoir le temps de réfléchir. Il mâcha lentement et but d’un trait la moitié de son verre de vin rouge. Il avait compris que j’avais des problèmes et que ça allait être à lui de les résoudre.

– Qu’est-ce que tu comptes
faire ?

Le moment était venu de jouer mes dernières cartes.

– Je retourne en Italie, je collabore avec la justice et je change de vie.

Il pâlit.

– Tu ne peux pas faire ça. Nous avons déjà été décimés par les repentis. Ça fait des années qu’on a tout arrêté, Enrico. L’organisation n’existe plus. L’expérience de la lutte armée est révolue.

– Bon, eh bien alors il n’y a plus aucun problème, le coupai-je.

– Si. Tu connais un tas de camarades qui n’ont jamais été identifiés, des gens qui aujourd’hui mènent une vie normale. Ils ne méritent pas de finir en taule.

Je haussai les épaules. Si j’avais été à sa place, j’aurais pris ma tête de méchant et aurais proféré des menaces de mort. Lui, au contraire, se contenta d’une grimace de douleur sincère.

– Qu’est-ce qui
t’est arrivé? demanda-t-il en se passant une main sur le visage.

– J’en ai marre de cette vie de merde, répondis-je sèchement. Je n’ai pas du tout l’intention de passer le reste de ma vie en exil, à risquer tous les jours la prison pour quatre tracts et un imbécile de veilleur de nuit.

Sergio tenta un dernier appel désespéré aux valeurs et aux idéaux. Je le bloquai d’un geste de la main.

– Trouve une solution, Gianni, dis-je en l’appelant par son vrai nom. Autrement, je balance tous les rescapés.

Même ta
sœur qui n a rien a voir. J’insère son nom avec les autres et je dis qu’elle m’a amené les explosifs et les flics boiront tout d’un trait.

Je
me levai et partis sans même le regarder en face, laissant la moitié de ma
bière et mon sandwich, ce qui était ennuyeux car j’avais peu d’argent et, ce
jour-là, je ne pourrais pas me permettre autre chose.

Massimo Carlotto est né à Padoue en 1956.
Découvert par le critique et écrivain Grazia Cherchi, il a fait son entrée sur la scène littéraire en 1995 avec le roman Il fuggiasco (Le Fugitif, non traduit en français), publié par les éditions E/O, qui a obtenu le prix Giovedì en 1996. Depuis, il a écrit quinze autres romans, des livres pour enfants, des romans graphiques et des nouvelles publiées dans des anthologies.
Ses romans sont traduits dans de nombreux pays; certains ont été adaptés au cinéma. Massimo Carlotto est aussi auteur de pièces de théâtre, scénariste pour le cinéma et la télévision, et il collabore avec des quotidiens, des magazines et des musiciens.
En 2007, il est lauréat du prix Grinzane Cavour - Piémont Noir.

Bibliographie