Après trente ans d’exil à Paris, Andrés revient au Chili. Madeleine, sa compagne parisienne, lui a offert son billet en l’informant qu’elle le quitte pour un joueur de bandonéon, excellent danseur de tango.
Au paradis chilien il est accueilli avec un barbecue succulent et du pisco, il va manger à satiété pour soigner sa nostalgie mais va mal digérer ce que lui révèle l’histoire de la famille, reflet de la nouvelle société chilienne. Témoin impassible de l’impunité la plus insolente, il saisira l’occasion d’exercer sur un mode grotesque et tragicomique une véritable justice poétique.
Ángel Parra dépasse les thèmes classiques de la nostalgie et du retour en mettant à nu la réalité de ses personnages et de leur entourage, à l’aide de ses armes favorites : l’humour, la parodie et l’ironie subtile. Le roman est écrit dans une langue brillante et précise qui s’avère être tout ce qui reste de ce lieu perdu pour toujours qu’est l’exil.
-
Ecouter l'entretien ici
Entretien de Jordi BatalleRFI -
"Au rythme du tango et du bandonéon, Bienvenue au Paradis revient sur le coup d'État de 1973 au Chili." Lire l'article ici
Laurence RigolletAltermondes -
"Andrés se sent hors contexte, rien ne sera de nouveau comme avant. D'autant qu'il croise les funestes personnages d'hier en pleine activité. Ceux qui ont fusillé, torturé, kidnappé, devenus aujourd'hui de paisibles vieillards, jardiniers ou agents municipaux." Lire l'article ici
Maurice LemoineLe Monde diplomatique -
"On le suit dans cette quête menée avec une ironie mordante et un humour qui décape. Il y a aussi beaucoup de tendresse dans ces pages et un étonnant rebondissement qui pourrait le rendre libre à tout jamais." Lire l'article iciBernard BabkineMarie France
-
"Court et teinté d'humour noir et tendre, ce Bienvenue au paradis, pas si éloigné de la réalité, pointe les travers d'une société portant encore les stigmates d'une histoire douloureuse et toujours à vif." Lire l'article iciAnthony QuindroitLe Havre libre
PROLOGUE
Tout d’abord j’ai deux choses importantes à vous dire : je n’avais jamais prévu de faire ce voyage de manière précipitée ; encore moins que Madeleine décide brutalement de mettre fin à notre relation. Malheureusement les choses sont comme elles sont et non comme on le voudrait. Le destin cruel m’a fait assister, impassible, à une apparition foudroyante de Cupidon sous mon propre nez. J’ai même vu la trajectoire de la flèche qui a touché le cœur de Made- leine. Tout a été vertigineux : apparition du chérubin cul nu, impact direct droit dans le palpitant. À partir de cet instant la décision de liquider notre histoire lui est apparue comme une évidence. Du jour au lendemain elle a décidé, la perverse, que je devais enfermer mes vieux fantasmes chiliens dans la malle de la grand-mère et m’en aller. Pour tout individu ayant vécu ce qui m’est arrivé il n’est pas facile, après trente ans d’exil, de retourner dans son pays d’origine pratiquement comme un colis.
Madeleine m’a tendu de la main gauche l’enveloppe qui contenait mon avenir immédiat, un billet aller et peut-être retour pour le Chili.
– Tu as entre les mains le début de la solution à tes problèmes.
Comme un imbécile, je me suis mis à penser aux cadeaux et aux bricoles à acheter pour ne pas arriver les mains vides.
Je n’ai pas compris sur le moment qu’en touchant cette enveloppe je scellais mon destin. Précision : ne pas arriver les mains vides est une coutume qui date de l’époque des conquistadors espagnols. Ils apportaient des petits miroirs, des peignes et toutes sortes de babioles. En échange ils emportaient l’or, les femmes et les épices qui pimenteraient leurs repas au cours des festivités de retour aux côtés d’Isabelle la Catholique. Nous verrons quel condiment je ramènerai quand je reviendrai en Europe. Madeleine m’a mis devant le fait accompli, je suis cuit, à petit feu et selon sa recette personnelle.
LARGUÉ !
Madeleine, cette femme qui a rempli ma vie un certain temps, a joué le rôle du juge et du bourreau. Sans diffi- culté : elle n’a rencontré aucune résistance. Je ne l’ai peut- être jamais aimée. Je l’ai seulement laissée remplir ma vie. Habituée à former de jeunes anarcho-débutants dans sa cellule gauchiste, son caractère viril et énergique l’a aidée à prendre rapidement des décisions. De plus, elle était kara- téka, ceinture noire, je l’ai vue de mes yeux casser des briques du tranchant de la main droite. Le sujet de sa confé- rence préférée destinée à instruire ses militants consistait à leur expliquer comment préparer, cacher et lancer un cock- tail Molotov. C’est exactement ce qu’elle a fait avec moi. Pour mettre les choses au clair, je m’explique : je comprends sa réaction de femme lassée des amours sans surprise que je lui offrais. Elle m’a précipité à grand renfort de coups de pied et de bourrades symboliques dans l’immense abîme de ce voyage sans m’offrir d’alternative.
La rencontre entre Cupidon et son petit cœur a eu pour résultat cette prise de décision à ma place.
Une mesure parfaitement arbitraire selon moi. On aurait pu discuter des modalités de notre séparation mais cela ne s’est pas passé comme ça. Elle m’a expédié par DHL pour se débarrasser de moi et pouvoir vivre librement sa nouvelle passion. Avec Norberto, le bandonéoniste, elle découvrira l’univers maléfique du tango, dans toutes ses dimensions. Moi, ordonné, propre, fidèle et soumis, je lui apportais le petit-déjeuner au lit, des croissants croustillants le matin. Sans la moindre imagination pour embellir le quotidien, je le reconnais. Elle m’a jugé et condamné à la première occasion. Savez-vous que les Argentins appellent les croissants des “demi-lunes” ? Au Chili, nous disons “donnez-moi celui-ci” en le montrant du doigt. Un mauvais point. Madeleine a découvert cette différence parmi d’autres. Elle a profité de ces petites faiblesses congénitales dont on ne s’aperçoit qu’avec le temps et qu’un jour on sanctionne. Je lavais ses sous-vêtements avec les miens pour démontrer l’hygiène de notre amour mais ça n’a servi à rien. Je l’aimais d’un amour tranquille, serein, c’est-à-dire ennuyeux, certain qu’il durerait éternellement. Je travaillais et tenais impeccablement la maison. Tout ce que je considérais comme des qualités ne m’a pas aidé.
– Arrête tes conneries, va enterrer tes fantômes là où les faits ont eu lieu, et essaie d’y rester. Ton pays est là-bas, pas ici. (Moi qui me sentais plus français qu’Alain Delon.)
Elle m’a annoncé la fin de notre histoire comme on éteint une cigarette sous le talon de sa chaussure.
– Écoute et ne m’interromps pas. Pour te faire écono- miser de la salive et des bruits désagréables, je serai la seule à parler. J’ai décidé que dorénavant tu ne feras plus partie de ma vie, définitivement. – Elle a dit ça dans un espagnol impeccable, définitivement m’a paru inutile.
Après quoi, avec indifférence et un regard glacé, elle m’a remis, sur un petit papier, la liste de ses décisions. Elles n’étaient pas nombreuses mais toutes me concernaient. Je les ai lues sans montrer ni tristesse ni surprise.
– Je veux que tu sois le premier informé puisque c’est toi qui es lésé :
1) À partir d’aujourd’hui je vais m’appliquer à apprendre à danser le tango argentin à des fins professionnelles ;
2) Pour cette même raison, je vais quitter la politique pour m’abandonner corps et âme à Norberto, le merveilleux bandonéoniste qui accompagne les cours à l’Académie ;
3) Il te faut savoir que, tout comme certaines personnes découvrent leur voie en rencontrant le dalaï-lama, j’ai découvert la mienne en faisant la connaissance de Norberto.
Post-scriptum : garde ton abonnement au Monde diplomatique qui t’intéresse tant. Norberto m’a offert le Kamasutra. Tu piges la différence ?
Où cachait-elle une telle accumulation de haine ? Cette femme qui, hier encore était ma compagne, me détestait. Le texte semblait presque avoir été écrit par un procureur militaire en temps de guerre.
Dans son avis de licenciement une expression résonnait encore à mes oreilles : “Je m’abandonnerai corps et âme à Norberto.” Elle lui abandonnerait surtout son corps, ai-je pensé, de peur qu’elle ne m’entende. Soyons clairs, dans ce genre de déclarations pour solde de tout compte, on intro- duit le mot âme uniquement pour impressionner l’adver- saire. Peut-être pour que la décision paraisse profonde et réfléchie. L’utilisation du mot âme est un abus et un sujet encore mystérieux aujourd’hui.
J’insiste, dans ce cas concret, elle est superflue. On a commis en son nom de grandes injustices. Celle-ci en est une. Il me suffit de le dire, meurtri et avec conviction.
– Mon âme ne communique plus avec la tienne, mon esprit est loin du tien. On passe à autre chose. – On peut dire aussi “le tango est fini”. Phrase que je n’ai pas choisie pour des raisons évidentes.
S’il existe un manuel capable de m’expliquer intelligemment ce que c’est que l’âme et à quoi elle sert dans ce monde matérialiste, je cours l’acheter. On trouve le même jésuitisme dans l’utilisation abusive du mot Dieu. Mon
Dieu, Dieu tout-puissant, Dieu me préserve, Dieu le veuille. Paiement cash.
Le mot âme est utilisé avec insistance par les auteurs de chansons romantiques et les bigots.
En échange, le corps, cette matière complexe qui nous accompagne de la naissance à la mort, est méprisé, vili- pendé et châtié. Avec lui les choses sont claires, il ressent les douleurs, souffre, jouit, mène aux orgasmes et pleure de joie. Ce corps et son cerveau génial se lèvent pour gagner notre pain quotidien et se bagarrer pour exister dans ce monde de merde ; c’est lui qui est réel. La mention perma- nente de l’âme a des relents de fable catholique, cardinalice.
Ce qui est arrivé à Madeleine s’appelle être en chaleur :
voilà la seule, la pure vérité, point barre.
Sa déclaration datée et signée de sa main m’a abasourdi.
– Je le voyais venir. J’ai du nez. À bon entendeur salut. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse.
Pour nous, les cocus, répéter ces formules usées est notre seule défense.
Madeleine a réalisé le changement d’homme dans son lit comme on change le pneu d’une voiture en panne. Celui du côté gauche dans notre cas. L’âme n’a rien à voir là-dedans. “L’os a changé de chien.” Nous en parlerons plus en détail. Une phrase souvent répétée aide à se tirer d’affaire.
Notre relation a duré trois ans – mille jours. Je peux la comparer à l’Unité populaire. Début plein d’espoirs, bannières au vent et chants révolutionnaires. Pour finir de façon dramatique, style opéra wagnérien. Après avoir surmonté le naufrage sentimental de façon virile et sereine, j’ai joint l’utile à l’agréable*, comme le recommande une expression française.
L’utile consistera à l’oublier, l’agréable à revenir au pays après trente ans d’absence. Permettez-moi d’en douter. Les voyages intempestifs et non programmés ravivent de vieilles blessures cicatrisées. Je l’ai toujours su et le fait que Madeleine ait porté le poids et la direction de notre relation sentimen- tale récemment terminée me convenait. Je me suis laissé vivre et aimer, incapable de réfléchir à notre avenir. Il existe une interférence entre les choses, je m’en rends compte aujourd’hui. Immaturité ? Certainement. Avant notre sépara- tion, je ne faisais pas de cauchemars. Est-ce le fruit de mon licenciement ou de mon retour au pays ? Les deux à la fois. À l’évidence la réapparition de rêves angoissés et baignés de sueur a coïncidé avec ma rupture sentimentale il y a trois semaines. Je me sentais bien dans cette histoire d’amour sans enthousiasme d’homme mûr. Manque d’engagement de ma part ? Oui, monsieur. Habitué à des amours sans lendemain, je ne me suis pas investi dans celui-là. Je me suis trompé en n’accordant pas plus de valeur aux exercices sexuels. Mon erreur a été de croire que ce qui m’arrivait était le plus impor- tant. Madeleine ne voulait plus de moi. Elle avait de bonnes raisons. Des arguments fondés sur un immense désintérêt sentimental. Elle a donné le coup de ciseaux en choisissant le point faible. La boucle est bouclée. Le cercle est refermé.
Mon exil et mon retour au pays ont une origine commune : la violence illégitime exercée à mon encontre. D’abord l’expulsion et le bannissement sans date limite et contre ma volonté. C’est de Cerrillos, un petit aérodrome, que j’ai quitté le Chili à la fin des années 70. De manière peu élégante, les Chiliens appelleraient ça vulgairement à coups de pied au cul. Déporté et arraché aux miens sans ménagement par la dictature militaire. Mon retour se fait de la même manière. Chassé de mon cadre sentimental et domestique par la femme qui m’avait dit un jour de sa voix de fumeuse : “Je t’aime.”