Publication : 04/04/2003
Pages : 180
Grand Format
ISBN : 2-86424-465-9

Dream Boy

Jim GRIMSLEY

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17 €
Titre original : Dream Boy
Langue originale : Anglais
Traduit par : Françoise Davreu

Un premier amour est toujours une aventure merveilleuse et compliquée et, lorsqu'on vit dans le sud d'une Amérique rurale et religieuse et qu'on aime un autre garçon, les choses deviennent extrêmement difficiles. Nathan est un garçon intelligent, ballotté par les constants déménagements d'une famille sur laquelle règne le despotisme d'un père alcoolique et religieux. Il cache le terrible secret de la terreur que lui inspire son père. Nathan et Roy s'aiment mais ne savent pas encore tout dissimuler et ils se trouvent aux prises avec la bêtise et la violence impitoyables des autres garçons. Seule la fuite pourra les sauver.

L'écriture poétique parfaitement maîtrisée de Jim Grimsley nous introduit dans l'univers et les sentiments de l'enfant tout en maintenant une distance qui évite tout pathos.

  • « L'écriture de J. Grimsley se déploie avec délicatesse et sensualité. Au-delà de l'effroi, reste la beauté d'un rêve, d'une fuite, d'un roman profondément émouvant. »
    Christine Rousseau
    LE MONDE

1

Dans la nouvelle église, ce dimanche, le prédicateur John Roberts parle de ce disciple cher à Jésus, qui répondait au même nom que le sien, et raconte comment, lors de la Cène, celui-ci appuyait tendrement la tête sur la poitrine de Jésus. Le prêtre dit qu'on ne sait pas pourquoi les Saintes Écritures mettent l'accent sur ce disciple, il dit qu'on ne sait pas pourquoi, dans ce passage des Évangiles, elles insistent sur l'amour de Jésus pour Jean. Il empoigne la chaire et fixe, extatique, le ciel au-dessus de la tête de ses paroissiens, comme s'il se trouvait face au Sauveur en personne. Sa voix enfle et retentit d'un grondement sacré, et le père de Nathan, en l'écoutant, se recroqueville sur son banc, ébloui par la vision divine. Il pense à son salut, il pense au feu de l'enfer, il pense à un bon whisky.

La mère de Nathan pense au corps du Christ et aux ailes des anges. Le fait de se trouver dans cette église, lieu sûr, lieu sacré rend son âme plus légère. Des cheveux bruns entourent l'ovale de son joli visage. La lumière filtrée par le vitrail lui farde les joues.

Nathan pense au corps du fils du fermier auquel ses parents ont loué une maison trois semaines plus tôt. Jésus a le même visage que ce garçon, le même sourire serein entre des fossettes, le même nez un peu trop gros, et Jésus a les mêmes bras vigoureux et lisses.

Le prédicateur John Roberts dit: "Prions", et Nathan baisse la tête, courbé de toute sa hauteur. Les yeux fermés, il imagine le spectacle qu'offre sa famille, le père, la mère et le fils, sagement alignés sur le banc de l'église. La prière indique que le sermon est terminé, et la tension que Nathan ressentait à mi-corps se relâche un peu. Cette première journée dans la nouvelle église touche à sa fin. Chacun peut maintenant cesser de regarder fixement devant lui. Papa, comme s'il pensait la même chose, s'agite nerveusement sur son banc. Maman soupire, et rêve d'un dimanche matin qui ne finirait jamais.

Nathan imagine les mains de Jésus plaquées sur le bois de la croix, les os graciles et la peau satinée en attente du clou qui va les transpercer, de la première giclée de sang.

A la fin de l'office, le prêtre, debout près de la porte de l'église, serre la main des paroissiens au fur et à mesure de leur départ. Nathan et ses parents se joignent à la queue. De nombreux fidèles leur souhaitent la bienvenue. Et de répéter qu'ils sont enchantés, qu'il faut revenir, qu'ils vont aimer cette église, fréquentée par de braves gens. Papa a déjà une invitation pour le cercle de prières des hommes du mardi soir et le petit déjeuner du diacre, le samedi matin. Voilà de quoi compléter agréablement l'assemblée de prières du mercredi, l'atelier du dimanche soir et la réunion du Rotary club du jeudi.

Après la cérémonie, durant le trajet dans la vieille Buick qui les mène, silencieux, hors de la ville de Potter's Lake, Nathan attend, le souffle court. Cette fois, les voici installés à la campagne, dans une ferme qui se dresse à côté de celle, plus moderne, qui lui a succédé, au bout d'un chemin de terre, à proximité de ce que les gens du cru désignent comme les anciens Bois de Kennicutt. La ferme et sa cour sont entretenues avec soin, et la propriété comprend un étang, une prairie et un verger planté de pommiers. La famille des fermiers, Todd et Betty Connelly ainsi que Roy, leur fils, habite la maison neuve juste à côté. Ils sont eux aussi de retour de l'église et Roy, qui a déjà quitté sa tenue du dimanche pour se changer, est debout dans la cour, chassant au jet la boue de ses bottes en caoutchouc à côté de la grange. Son maillot de corps blanc est maculé d'argile rouge: une traînée à la couleur de sang séché. Nathan s'efforce de ne pas trop regarder, mais Roy a deux ans de plus que lui, et le prestige supplémentaire d'être chauffeur du bus scolaire et membre de l'équipe de base-ball. Roy le surprend à l'observer. Il hésite un instant, comme s'il attendait lui aussi un signal pour parler. Il lui adresse un salut de la tête.

Durant tout l'après-midi qui suit le déjeuner dominical, papa sirote du whisky de contrebande en lisant l'Ancien Testament, les livres des Rois et les livres des Chroniques. Il se tient toujours tranquille lorsqu'ils emménagent dans une nouvelle ville. Aujourd'hui, Nathan peut dormir sur ses deux oreilles. Maman tient compagnie à papa dans la pénombre du salon ouvrant sur la façade. Elle fait de la tapisserie à l'aiguille, brodant le Credo de l'Alcoolique sur un canevas de couleur crème. Des violettes brodées grimpent à la base de chacune des lettres. Tandis qu'elle transperce de son aiguille le tissu dans son cercle de bois, elle garde un œil sur papa. Lorsque Nathan passe à côté, elle lui adresse un pâle sourire. Il le lui retourne. Mais il y a toujours ce moment où elle n'arrive plus à le regarder droit dans les yeux. Elle cherche du fil dans son panier à couture. Nathan gravit en silence les marches de l'étroit escalier.

Sa nouvelle chambre lui paraît claire et spacieuse après celles, plus petites, qu'il a connues auparavant. De larges fenêtres font face à la maison Connelly surplombant un grand troène. Une silhouette à la fenêtre du premier étage, au-dessus de la haie, attire l'œil de Nathan.

Roy est là, debout. Peut-être est-ce sa chambre, dont les rideaux pâles tombent le long de son épaule. Il a ôté son maillot de corps sale et se tient appuyé à l'encadrement de la fenêtre. Il y a un sourire sur son visage et une expression de gêne dans son regard, comme s'il se savait observé. Son bras est soigneusement replié au-dessus de sa tête. Au bout d'un moment, il s'éloigne de la fenêtre. Mais Nathan continue d'attendre au cas où il reviendrait.

Roy l'a observé de la même façon pendant un certain temps. Au début, Nathan a cru qu'il se faisait des idées. Le premier matin où il a pris le bus scolaire, il a trouvé bizarre de voir que Roy l'étudiait dans le rétroviseur. Ils s'étaient à peine dit bonjour la première fois que Nathan était monté dans le bus, et pourtant voilà que Roy l'observait.

Parfois, par son expression, le regard de Roy rappelle à Nathan celui de son père, l'expression du regard de son propre père, mais Nathan préfère ne pas y penser et rejette cette idée avant qu'elle se fasse jour.

Le lundi matin, au lendemain du premier office, le lavis gris du ciel recouvre ce pays plat, un voile de brume flottant au-dessus des champs, au-delà de la ferme Connelly. Nathan se réveille tôt et s'avance jusqu'à la fenêtre. Le châssis en partie relevé laisse entrer l'air vif du matin. Une lampe jaune éclaire la chambre de Roy. Dans la cour, le bus est là, garé sous un pacanier dont les feuilles brunes balaient le capot orange. Nathan s'habille avec soin, enfilant une chemise sur son corps pâle, la boutonnant d'une main nonchalante, debout près de sa fenêtre de manière à pouvoir observer celle de la maison voisine. De temps à autre, l'ombre de Roy passe sur le mur qu'il aperçoit.

Après le petit déjeuner, Nathan se hâte de gagner l'autobus. Roy attend, circonspect, l'air maussade, sur le siège du chauffeur. Il parle, allant pour la première fois au-delà d'un simple bonjour proféré d'une voix rauque. "Je suis content que tu sois en avance, j'aime bien partir un peu avant l'heure prévue", dit-il, et d'actionner en rougissant la fermeture de la porte tandis que Nathan prend place sur le siège derrière lui. Ce siège, c'est comme si Nathan y était attiré par la voix de Roy. Ils se taisent, et Nathan observe la nuque de Roy. Une trace rouge apparaît au-dessus du col de Nathan, puis disparaît. Il s'est passé quelque chose; quoi au juste, Nathan se le demande.

Il a le sentiment que cela ne s'arrête pas là. Il y a en Roy une sorte de mouvement dissimulé, comme si des mots lui montaient à la gorge et redescendaient. Il emballe le moteur du bus et fait jouer le levier de vitesses. Puis, avec un air de reddition presque palpable, il renonce à parler, se retourne et regarde Nathan, le regarde, c'est tout.

"Que se passe-t-il ?" demande Nathan.

"Rien."

Roy détourne sur-le-champ la tête et manœuvre le lourd véhicule gémissant pour le faire sortir de la cour.

Le trajet à cette heure matinale se déroule en silence. Il n'y a pas d'autres familles qui habitent le long de ce chemin de terre, dénommé Poke's Road, qui dessert la ferme. Même lorsque d'autres enfants montent dans le bus, Nathan reste à observer Roy, la courbe de ses épaules et les vertèbres de son cou. Roy dirige son véhicule en se jouant avec adresse des complications du parcours. Après l'arrivée à l'école, Nathan est le dernier à descendre. Roy s'est déjà mis à balayer la longue allée centrale.

Cette nouvelle école a nécessité l'effort d'adaptation habituel. C'est la deuxième depuis la rentrée des classes, mais maman assure qu'ils vont demeurer ici un bout de temps. Cette fois, dit-elle, papa l'a promis. Nathan a pris l'habitude des déménagements et il ne croit guère que cette fois, ce sera différent. Alors ici, à l'école, il est une fois de plus le petit nouveau, prenant place, sur le qui-vive, à son pupitre dans les diverses salles de classe, répondant aux questions coutumières. Nous habitions à Rose Hill et puis mon père a trouvé un travail qui l'oblige à des déplacements, il est représentant, il vend du matériel agricole, il travaille en ce moment à Gibson ville. Nous habitons près de Potter's Lake, sur Poke's Road. Nous sommes voisins de Roy et de ses parents.

Il reste serein. Il y a déjà des visages qu'il reconnaît dans chacun de ses cours. Quelques-uns savent déjà par les enseignants, qui le tiennent eux-mêmes des conseillers d'éducation, que Nathan a sauté une classe à Rose Hill. Que Nathan est un élève brillant. Les cours de la matinée passent rapidement, puis vient l'épreuve, nettement plus difficile, du déjeuner. Il a déjà mangé à la table de garçons qu'il a rencontrés dans son cours de deuxième année d'espagnol. Il n'est pas certain d'être le bienvenu, du moins ne le chassent-ils pas. Mais aujourd'hui, comme Nathan se dirige vers la table avec son plateau, Roy apparaît soudain à l'autre bout de la salle.

Nathan s'assied, calmement. Roy déambule avec son propre plateau vers la même table. Il observe le reste de la cafétéria d'un air contrarié, comme si elle était bondée. Burke et Randy le suivent non sans quelque embarras, car ce n'est pas leur territoire habituel. Roy se jette sur un siège en face de Nathan, mais légèrement décalé. Il lui lance un regard qui laisse croire qu'il vient juste de l'apercevoir.

"Salut, Nathan."

Sa présence surprend les élèves d'espagnol. Roy est un grand et il traîne en compagnie des élèves plus âgés qui fument sous le patio réservé à cet usage, comme Burke et Randy, qui sont en train de se moquer de Josephine Carson et de la moustache noire, visible à l'autre bout de la salle, qui orne sa lèvre supérieure. Chaque fois que Roy rit, le timbre grave de sa voix met Nathan mal à l'aise. Dans la lumière voilée de la salle, le visage de Roy paraît plein et puissant, son nez presque aux bonnes proportions. Il se remet à manger d'un air cérémonieux. Nathan manie sa fourchette avec maladresse.

"Ta nouvelle maison te plaît ?" demande Roy.

"C'est chouette. J'ai tout l'étage pour moi."

"C'est là que nous habitions autrefois. Cette pièce que tu occupes était ma chambre. Et puis papa a construit une nouvelle maison."

Au fond de son regard troublé se lit comme une gêne… Il fixe d'un air grave l'assiette en plastique compartimentée.

Par sa remarque, Roy a d'une certaine manière intégré Nathan dans le groupe qu'il forme avec ses autres copains. Burke jette un coup d'œil à Nathan comme s'il se demandait qui il était, mais demeure assis à côté de lui sans rien dire, appuyé sur ses coudes épais. Nathan écoute les garçons parler de leur week-end de pêche au camp de Catfish Lake où beaucoup de lycéens vont s'échouer ou se soûler. Burke a bu trop de bière le samedi précédent, et il s'est déshabillé entièrement pour courir en tous sens sur le bord du lac en poussant force beuglements.

"Tu aimes prendre des cuites, Nathan ?" demande Roy.

"Pas tellement."

"C'est parce que tu es plus jeune que nous, dit Roy. Je n'aime pas beaucoup ça non plus. Ça me fiche mal à la tête."

"Tu racontes de sacrées conneries, aussi", dit Burke.

"Non, je suis sérieux. Il m'arrive de boire un peu, mais ce n'est pas tellement mon truc."

Nathan mange et se lève. Roy, qui a lui aussi nettoyé son assiette, la repousse et s'étire. Comme par hasard il suit Nathan avec son plateau jusqu'au guichet du plongeur.

Là, Roy déclare qu'il a envie de fumer une sèche. Il le dit comme si Nathan avait toujours fait partie du groupe. Derrière, Randy et Burke suivent tant bien que mal.

Sous le patio, Randy, grassouillet, rondouillard et blond, s'adresse à Nathan sur un ton familier. Burke demeure dissimulé, comme s'il ne s'apercevait même pas de la présence de Nathan. Quelques-unes des filles qui se trouvent là semblent s'intéresser tout spécialement à Roy, mais celui-ci ne prête attention à personne en particulier. Roy est connu pour avoir une petite amie dans un autre lycée, authentique prouesse pour un garçon de son âge. Il allume une cigarette, un pied en appui sur le bord du muret en briques qui entoure les plantations et qui déborde de mégots. Fumer ainsi lui donne un air plus dur, plus distant aussi, aux yeux de Nathan qui, debout à côté de lui, s'efforce de paraître dans le coup. Un vent frais décape les champs, arrachant des couches d'humus. Roy se tient au centre du cercle de ses amis; ils parlent de la saison de la chasse au chevreuil. Le père de Burke lui a acheté un nouveau fusil, un Marlin 30-30. Roy possède un autre modèle. Ils discutent des armes de manière désinvolte. Ils parlent d'aller camper dans les bois de Kennicutt. Nathan qui ne possède aucune arme, qui n'a jamais traqué de chevreuil, reste sur la touche. Mais d'un coup d'œil épisodique, Roy le maintient, sans explication, dans la partie.

Quand, à la sonnerie, Nathan s'éloigne de la cour, l'ombre de Roy l'accompagne. Pendant ses cours de l'après-midi, son attention s'évade. A cause de ses résultats aux tests de connaissances, il suit les cours de mathématiques et d'anglais avec les élèves du niveau supérieur. Aujourd'hui, il a du mal à se concentrer; il pense à Roy et à sa cigarette qui pendouille. Le professeur de maths demande à Nathan s'il a mal au ventre, tellement il a l'air de souffrir. Les élèves plus âgés, que vexe la présence de Nathan, trouvent la question marrante.

A la fin de la journée, Nathan se précipite vers l'autobus, trop tard néanmoins, même en ayant couru, pour prétendre au siège derrière Roy. Sa déception ne dure qu'un moment. Au cours du trajet, il se fraye peu à peu un passage vers l'avant, au fur et à mesure que se libèrent les places assises, confiant en son succès final puisqu'il ira jusqu'au dernier arrêt… Efficace, Roy manœuvre d'une allée non goudronnée à l'autre, et l'autobus orange déverse ses passagers par grappes de robes impeccables et de blue jeans proprets. Il ne reste que deux passagers au moment où Roy vire à droite à Hargett's Crossroads : une petite brunette nommée Linette qui n'arrête pas de marmonner et qui porte des barrettes bleues en forme de papillon, et une noire plus âgée, à la peau marquée, qui, assise immédiatement derrière Roy, lui parle de temps à autre. La marmonnante Linette ne tarde pas à descendre du bus à côté de sa boîte aux lettres, de même, à peine un instant plus tard, que la fille à la peau grêlée. Roy et lui se retrouvent seuls à bord du bus en direction de Poke's Road pour tout le reste du trajet.

Maintenant que le moment est venu, Nathan demeure assis, comme abasourdi. Il mesure le peu de rangs de sièges vides qui reste entre Roy et lui. Roy lui lance un regard dans le rétroviseur intérieur panoramique.

"Pourquoi ne viens-tu pas par ici ?" finit-il par dire.

La question résonne en écho. Nathan déménage derrière le siège du chauffeur. Une légère rougeur émerge au-dessus du col de Roy. Nathan s'appuie sur la barre de métal située derrière le siège de Roy et s'y suspend, le menton contre le dossier du siège. L'autobus orange descend lourdement le chemin de terre.

Il règne une impression de paix. Ils peuvent rester ensemble sans rien dire. Nathan est ravi et regrette que la route ne soit pas plus longue.

Roy gare l'autobus à côté de la grange et reste un instant assis. Son visage a pris un drôle d'air, reflétant aux yeux de Nathan des expressions inattendues de la part de quelqu'un de plus âgé. Roy dresse l'oreille, comme à l'affût d'un signal. Nathan s'attarde lui aussi, prenant plus de temps qu'il n'en faut pour empiler ses livres, les rangeant avec soin et par ordre de taille, du plus grand au plus petit. Attrapant ses propres livres, Roy dit :

"J'ai tellement de trucs à faire en plus de mes devoirs que je ne suis pas loin de devenir dingue."

"Tu dois travailler ?"

"Mon père me refile des corvées. Il y a toujours quelque chose à faire par ici. (Roy grimace, rassemblant ses cahiers qui partent en morceaux et sa veste légère.) Et j'ai une dissert d'anglais à faire, et je n'en ai pas envie."

"Je ne suis pas mauvais pour ce genre de truc.

"Vraiment ?"

"J'aime bien l'anglais."

"Dans ce cas, je viendrai te voir plus tard pour que tu me donnes un coup de main. C'est sur les chemins de fer. La dissert, je veux dire."

Nathan n'arrive pas à croire à cette offre. Pourquoi ce désir de Roy de passer du temps en sa compagnie ? Roy le laisse descendre en premier, mais tous deux s'attardent sur la petite allée qui mène à la maison. Roy dit qu'il peut peut-être aider Nathan pour d'autres trucs, comme les maths, car, en maths, il est plutôt bon. Comme Nathan est en avance sur les élèves de son âge, peut-être qu'il pourrait profiter de l'aide de quelqu'un de plus âgé. Il lance cette idée d'un air détaché, comme à bâtons rompus. Ils travailleront ensemble plus tard, après le dîner, c'est un fait acquis. Il y a dans ce pacte quelque chose qui remplit Nathan de bonheur en même temps que d'effroi.

C'est d'une image de son père que naît la peur. L'image vient d'endroits dangereux, de territoires du souvenir que Nathan ne visite que rarement. Le souvenir, c'est celui de son père debout dans l'encadrement de la porte, dans la maison de Rose Hill, et cela lui rappelle Roy, à cause de l'expression du regard de son père.

Plus tard, debout à la fenêtre de sa chambre, Nathan regarde Roy aller de la grange à la remise, la chemise déboutonnée, les manches roulées au-dessus des coudes, la chair luisante comme si la lueur d'un feu de joie irradiait au dehors à travers son torse et ses membres. Il nettoie la grange, entassant des bouteilles de gaz rouillées et des boîtes à l'arrière de la camionnette, empilant à la fourche le foin souillé en meules humides. Il passe sans effort d'une besogne à l'autre comme s'il ne connaissait pas la fatigue. En le regardant, Nathan se sent comme traversé d'un courant d'eau fraîche.

C'est une sensation nouvelle, qui ne ressemble pas à l'amitié. Qui ne ressemble à rien. Nathan a eu des amis auparavant, surtout avant que la famille ne se mette à déménager si souvent. Cette sensation est plus étrange, elle force Nathan à se rappeler des choses qu'il n'a aucune envie de se rappeler.

Au bout d'un moment, Nathan s'éloigne de la fenêtre et, allongé en travers de son lit, fait paresseusement ses devoirs, en griffonnant. Il voudrait déjà être après le dîner. Les chiffres dansent, dépourvus de toute signification, sur les pages de son exercice d'arithmétique. Lorsqu'il tente de se concentrer, les problèmes de vocabulaire se décantent de loin en loin. Il lit un long paragraphe, y réfléchit, s'aperçoit qu'il n'a rien retenu de ce qu'il a lu, finit par se lever pour gagner la fenêtre et ouvre précautionneusement le rideau.

Roy se trouve en dessous, il attend près de la haie comme s'il avait appelé Nathan. Il transporte une caisse en bois remplie de bocaux à conserves aux couvercles couverts de poussière et de toiles d'araignée. Nathan écarte lentement le rideau. Roy agite la main sans crainte ni surprise. Nathan résiste à l'envie brutale de se détourner, de feindre de s'être approché de la fenêtre pour une autre raison que celle de voir Roy. La douceur du sourire de Roy trouble profondément Nathan. On dirait qu'il sait ce que Nathan pense et ce que Nathan ressent. Il pose la caisse sur le perron arrière et tourne les talons. Il se dirige vers la grange pour rapporter d'autres bocaux. Nathan continue à regarder tout le temps qu'il fait jour.

Maman l'appelle pour le dîner, et il descend du premier étage comme s'il s'enfonçait dans une mare obscure. Il s'assied sous l'eau et mange la nourriture préparée par sa mère. Ce soir, papa n'est pas là pour le dîner, il travaille tard. Ce soir, Nathan peut déguster ce qu'il a devant lui.

Après le dîner, Roy traverse le jardin jusqu'à la maison de Nathan afin de se faire aider dans ses devoirs. Nathan est assis au bureau de sa chambre dans la chaleur de la lumière qu'une lampe répand sur son livre de grammaire. Il a fini son travail sur les schémas syntaxiques. Des pas résonnent dans le couloir et, lorsqu'il se retourne, Roy est là, appuyé contre le montant de la porte, étreignant ses manuels

scolaires comme s'il avait envie de les broyer entre ses grandes mains osseuses.

"Je t'avais dit que je venais", lance-t-il. "Je sais. J'attendais."

Roy se montre satisfait de cette réplique. "Tu es sûr que ça ne t'ennuie pas ?"

"J'ai fini mes devoirs pendant que tu bossais."

Il a pris un bain et porte une chemise blanche en coton, boutonnée jusqu'au col. Sa lotion après rasage le nimbe d'une odeur vigoureuse.

"Miss Burkette dit que tu es censé être bon en anglais, même si tu es plus jeune que moi."

Il s'avance dans la chambre à pas précautionneux, étale ses livres sur le lit et se frotte les jointures des doigts.

"J'ai un truc à écrire."

"Ça me va."

"C'est à propos des trains."

Les sourcils de Roy se froncent en une ligne noire tranchante. Il ouvre son cahier d'exercices sur le lit, et Nathan s'assied à côté de lui sur le matelas en pente. Miss Burkette a donné à écrire à ses élèves un essai de sept paragraphes sur un sujet imposé, "Les chemins de fer aux États-Unis". Roy a apporté le volume Q-R de la World Book Encyclopædia, et il montre à Nathan les phrases qu'il a recopiées de l'article consacré aux chemins de fer.

Nathan passe l'écrit en revue et pose des questions concernant les éléments à retenir. Dans ces conditions, parler devient une affaire simple, et la conversation s'avère aussi facile pour eux que le silence. Ils discutent de l'essai avec sérieux, tombant d'accord sur le fait que Roy doit limiter ce qu'il souhaite dire sur les chemins de fer et peser le pour et le contre de chaque aspect du sujet. Roy choisit de partir des locomotives à vapeur et se retrouve bientôt à tracer des mots sur le papier sous le contrôle de Nathan. Il a l'air vaguement surpris de voir la rédaction prendre réellement forme et leur travail avancer pas à pas dans l'enchaînement des choix nécessaires.

Maman leur apporte à tous deux du thé glacé, rougissant quand Roy la remercie, comme si un tel remerciement était de trop. Elle se déplace comme si elle désirait demeurer invisible, comme elle le fait toujours, alors que, pourtant, elle éprouve à l'égard de Roy une curiosité manifeste. Lorsqu'elle se retire au rez-de-chaussée, ils prennent le thé glacé comme le signal d'une pause. La soirée est presque douce. Nathan ouvre la fenêtre et respire à pleins poumons. Roy se lève et s'étire. Il avale une gorgée de thé et considère, en silence et d'un air songeur, la page à moitié remplie.

"Je devrais me sentir gêné, je suppose, de faire appel à un gamin comme toi pour m'aider dans mes devoirs."

"Je suis les cours d'anglais avec les élèves du niveau supérieur. Ça ne fait qu'un an d'écart avec toi. Je ne suis pas un gamin", réplique Nathan, tout feu tout flamme.

Roy paraît confus de ce qu'il vient de dire. Il rougit légèrement et se reprend.

"Il ne faut pas penser à mal. Tout ce que j'ai voulu dire, c'est que tu es plus jeune que moi."

Son visage rayonne de douceur. Il se rapproche, et sa présence provoque chez Nathan une réaction physique, une sensation de lourdeur soudaine, comme si son corps glissait vers celui de Roy. Ce dernier continue à parler avec une paisible facilité.

"J'apprécie ton aide."

"J'aime bien ça."

"Tu es assez futé, non ? C'est ce que tout le monde dit. Je ne suis pas débile, ni rien de tel, je pense. Mais tu es différent."

Il ne réagit pas. Mais Roy continue à sourire.

"Nous pourrions être potes tous les deux, Nathan, tu ne crois pas ?"

Il a la gorge sèche, et le voilà soudain pris de terreur.

"Oui, ça me plairait."

"Tu vas aimer cet endroit. En été, c'est vraiment tranquille. Personne ne vient dans les parages."

"Est-ce qu'on peut se promener dans les bois sans problème ?"

Roy rigole comme si la réponse allait de soi.

"Ouais. J'y vais tout le temps. Il y a des coins formidables, des tumulus et des lieux de campement indiens, une maison hantée et tout et tout. Je te montrerai."

"Je suis sûr que tu as beaucoup de travail en été. Puisqu'il s' agit d'une ferme."

"Ouais, mais ça va. C'est rien que des trucs à l'extérieur et j'aime ça. Tu as déjà vécu dans une ferme ?"

"Non. Avant, nous avons vécu en ville, la plupart du temps. Mais cette fois, mon père voulait aller habiter à la campagne."

"Pourquoi est-ce que vous êtes venus ici ? Personne ne vient jamais s'installer à Potter's Lake."

Nathan se sent rougir.

"Mon père a trouvé un emploi. Chez Allis Chalmers à Gibsonville."

Un instant, il a peur que Roy ait eu vent de quelque rumeur. Un souffle d'air agite les beaux cheveux noirs de Roy. La lumière de la lampe dessine l'arche du front et souligne le contour d'une lèvre, la courbe d'une mâchoire, l'ombre d'une joue. Il serait beau, n'était son nez. Peut-être est-il beau tout de même. Il voit Nathan qui l'observe et il aime qu'on l'observe; il redresse les épaules et serre les mâchoires.

"Ça te plaît, tous ces trucs scolaires, hein?"

"Plutôt. La plupart du temps."

"Je ne comprends pas comment on peut aimer ça."

"Ça vaut mieux que de rester tout le temps à la maison", dit Nathan, et Roy de rire en silence. Il se penche vers Nathan. Entre eux deux, il n'y a plus que le souffle tremblant de Nathan.

"Alors, comme ça, tu restes trop à la maison ? On peut arranger ça."

Sous le coup de cette promesse tacite, ils vont se rasseoir sans rien dire. L'impression de proximité survit à la reprise du travail. Roy finit sa dissert et la recopie sur place. Son écriture est nette et carrée, prolongement à l'image de ses mains. Après avoir plié sa feuille d'un geste tout aussi net pour la mettre en sûreté dans son manuel d'anglais, il reste là pour parler des élèves à l'école, de Randy, qui a introduit de la gelée dans la thermos d'eau glacée de Miss Burkette, et de Burke, qui, à Atlantic Beach, l'été précédent, a fichu une raclée à un marine qui avait cinq ans de plus que lui. Il parle de la vie à Potter's Lake avant l'intégration, et admet que les élèves noirs sont impecs quand on apprend à les connaître. Il parle de base-ball. Il dit qu'il n'a pas envie d'aller à l'université, mais que ses vieux y tiennent. Il parle plus qu'il ne l'a fait depuis longtemps, se dit-il aussi bien à lui-même, l'air légèrement surpris.

Pour finir, la mère de Nathan leur rappelle qu'il va bientôt être l'heure d'aller se coucher et Roy se lève. Il rentre sa chemise et se donne un coup de peigne devant la table de toilette de Nathan. Son paquet de livres repose sur le lit et, lorsqu'il se retourne pour le prendre, il frôle Nathan, en s'attardant assez longtemps pour que celui-ci remarque la différence. Il ramasse les livres, et Nathan l'accompagne jusqu'en haut des marches. Roy descend dans les ténèbres du rez-de-chaussée et franchit la porte de la cuisine.

Nathan attend à la fenêtre de la chambre, tapi dans un pli du rideau. La barre de lumière d'un jaune intense dispensée par la lampe de la chambre de Roy tombe en travers de la haie, et l'ombre de Roy passe et, dans un long suspense, repasse, avant qu'il ne retourne enfin à sa propre fenêtre. Sa silhouette chatoie dans la chaleur du carreau. Pour finir, il agite la main à l'adresse de Nathan et disparaît.

Nathan reste encore quelques instants à la fenêtre, le souffle court, paralysé, enveloppé dans le souvenir de la soirée comme dans la chaleur d'une cape.

Jim Grimsley est né en 1955 en Caroline du Nord, il vit à Atlanta.
Auteur de nouvelles et dramaturge, il a publié onze pièces dont certaines ont été jouées à travers les Etats-Unis.
Découvert d’abord en Europe, il connaît un grand succès aux Etats-Unis où son roman Les Oiseaux de l’hiver a reçu le prix du Premier Roman de l’Académie des Beaux-Arts de New York.

Bibliographie