Publication : 15/10/2004
Pages : 204
Grand Format
ISBN : 2-86424-518-3

En zone frontalière

Sherko FATAH

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16 €
Titre original : Im Grenzland
Langue originale : Allemand
Traduit par : Olivier Mannoni

Sur la zone frontalière kurde du nord de l'Irak, un homme avance en rampant, ployé sous un sac rempli de cigarettes, d'alcool et d'ordinateurs, des objets devenus introuvables dans son pays, l'Irak, ravagé par la guerre, l'embargo et la dictature. Le passeur a dans sa poche une carte, mais surtout l'expérience et la peur ont gravé dans sa mémoire la géographie des sentiers qui se cachent au milieu des mines invisibles. Aux dangers du terrain s'ajoute la crainte des brigands et de l'armée.

Sans rhétorique, sans effets littéraires, Sherko Fatah se limite à une description minutieuse de faits terribles et pourtant ordinaires sur une terre à la beauté sévère et nue. Il raconte simplement l'histoire d'un homme à la recherche de son fils adolescent parti dans la clandestinité avec un groupe d'extrémistes islamistes.

Sa visite littéraire du no man's land des victimes de la guerre et de la dictature nous ouvre des perspectives ignorées sur l'actualité d'un pays largement inconnu et nous révèle un auteur puissant et subtil.

  • « Dans une zone non identifiée au nord de l'Irak, on suit un passeur de produits de contrebande, en vérité à la recherche de son fils parti dans la clandestinité avec un groupe d'extrémistes islamistes. La mort rôde de toutes parts, mais la plume concise et sans pathos de S. Fatah fait de ce livre une quête aussi tragique que magnifique, dans un pays largement méconnu malgré son actualité. »
    Delphine Peras
    LE SOIR

Lorsque l'hôte tout juste arrivé entendit parler du décès, le passeur était déjà en route depuis plusieurs jours. Ignorant la mort de son fils, désormais confirmée officiellement, l'homme s'était mis en marche. Mais auparavant, il quitta le reste de sa famille, sa femme et ses deux enfants adolescents. Comme s'il pressentait ce qui l'attendait, le passeur avait commencé à couper les ponts derrière lui.

Les derniers jours avant son départ, il dormit dans la maison de sa sœur aimée, une petite femme silencieuse, mais obstinée en tout ce qu'elle faisait, qui tenta à plusieurs reprises d'établir ce qui était arrivé à son frère. Mais le passeur se tut et elle se consola vraisemblablement en se disant qu'il s'agissait d'une simple crise passagère. Avec l'annonce de la mort du garçon, qui ne datait pas d'hier, tout s'était considérablement aggravé.

L'hôte voyait sa tante, qu'il ne connaissait jusque-là que par les récits et chez laquelle il habitait pour la brève période de son séjour, glisser comme un spectre dans la maison. Comme elle, il se demandait ce que ferait le passeur lorsqu'il reviendrait et apprendrait ce qu'il avait redouté des années durant.

Il se rendit à la maison du passeur pour présenter ses condoléances à son épouse. Il arriva dans une maison ouverte; la porte était entrebâillée. Chacun pouvait entrer, non seulement pour exprimer sa compassion, mais aussi pour partager le deuil pendant quelques instants. Il poussa la porte et se fraya un chemin à travers des tas de chaussures, comme dans l'antichambre d'une mosquée. Pour les retrouver plus facilement, il n'ôta pas les siennes avant d'être arrivé parmi les hommes venus porter le deuil, auxquels on avait réservé le sous-sol. Ils étaient adossés aux murs, assis par terre, et l'écho sourd de leurs mots emplissait la pièce. Il se mit aussitôt à jouer des coudes vers l'escalier, sans jeter le moindre regard dans la salle principale, puisqu'il ne connaissait de toute façon aucun des invités.

Il monta, attendant à chaque fois que les hommes assis sur les marches se lèvent pour lui libérer le passage. En haut, il faisait encore plus sombre que dans le reste du logement. Les rideaux étaient fermés dans les petites chambres. C'est là que les femmes s'étaient rassemblées. Il inspecta chacune de ces pièces, en forçant ses yeux à s'accommoder. Seuls des regards l'accueillirent, personne ne s'adressa à lui.

La mélopée de la lecture du Coran le guida vers la bonne salle. Elle était assise par terre, la tête penchée de côté et appuyée sur la main, adossée au mur nu. Les autres femmes étaient là, tout simplement, accroupies autour d'elle, et elles passaient du temps en sa compagnie. Un temps qui ne voulait pas s'écouler. La durée qui s'imposait ainsi prenait une forme acoustique dans la litanie du lecteur de cassettes. Il continua à aligner prudemment ses pas entre les femmes et s'accroupit devant elle. Aussitôt elle le serra dans ses bras et le tira contre elle, comme si lui aussi était en train de disparaître. Il avait auparavant demandé ce qu'il devait faire, et lui déposa donc un baiser sur la joue sans rien dire. Elle le relâcha, hocha à peine la tête, le dévisagea un bref instant avec une tristesse qui le saisit d'autant plus qu'elle était totalement impersonnelle. Elle n'existait que par sa proximité avec la couleur sombre des rideaux, un bleu féerique qui absorbait toutes les autres couleurs de la pièce, même celle de la peau. Il défit son étreinte et se redressa. Elle leva les yeux vers lui, mais lui aussi n'était qu'une partie de la grande pénombre, lui aussi pouvait aller et venir sans rien changer pour autant. La seule chose qu'il pût faire, c'était passer dans la maison un segment de ce temps infini.

Il sortit de la pièce, la voix rugueuse du récitant le suivit jusqu'à l'escalier, puis en bas. C'est là qu'il se tenait désormais et s'il ressentait ce temps aussi clairement, c'est parce qu'il était vide, parce que les conversations ou les actes ne le remplissaient pas. Il pesait sur lui, tandis que de nouveaux invités se faufilaient dans la pièce. Ils arrivaient sans lancer de regards nerveux à la ronde, sans être disposés non plus à saluer. Ici, même la vie publique n'existait pas; dans ces salles obscures, on n'était pas invité, on était chez soi, dans un sens désespérant et effrayant.

Au bout d'un temps indéterminable, il se décida à y aller. Un peu à l'écart, à l'ombre d'une alcôve, il rencontra Beno, qu'il avait souvent vu en compagnie du passeur et qui était lui aussi sur le départ. Que cet homme agité ait eu besoin de parler était une évidence, il tambourinait sur son menton avec les doigts de sa main droite et lança à l'hôte des regards obliques et intéressés tandis que tous deux remettaient leurs chaussures. Ils quittèrent la maison et sortirent sur la place que le passeur devait traverser à chaque fois qu'il s'en allait ou qu'il revenait. Des colombes battirent des ailes et s'envolèrent, la lumière les absorba au-dessus de leur tête.

Tandis que les femmes, les enfants, les hommes jeunes et vieux avançaient à grands pas devant eux, Beno se décida finalement à adresser la parole à l'hôte. Celui-ci ne comprit pas ou fit en tout cas mine de ne pas comprendre. Il désigna du doigt son oreille gauche et fit un geste négatif tout en regardant le visage de Beno. Il vit les petits yeux vifs et les lèvres nerveuses. L'homme tenait toujours la main au menton lorsque l'autre s'éloigna.

Il quitta la place et emprunta une ruelle ombragée. Des rats décampèrent, de longs rats qui couraient ventre au sol. Lorsqu'il se retourna, il aperçut Beno derrière lui, qui s'arrêta immédiatement mais ne fit rien pour se dissimuler. Il leva même la tête et son regard semblait indiquer une envie d'en découdre. Il suit sans doute une vague pulsion, se dit l'hôte lorsqu'il le vit là, debout. Il n'a vraisemblablement aucune intention, c'est juste cette curiosité professionnelle dont le passeur avait parlé un jour. Il reprit son chemin sans se retourner, longea les grands jardins des riches et les cabanes étroites des autres, avec leurs murs, leurs fenêtres et leurs toits retapés, leurs cours peuplées d'une foule dense.

Devant la maison, il aperçut un chien maigre aux oreilles pelées et pendantes. On aurait dit qu'il l'attendait. Mais lorsque l'hôte s'approcha, l'animal recula pas à pas. Il lui chuchota quelque chose, voulut l'attirer à lui, par caprice. Mais quoi qu'il fasse, le chien restait à distance. Il ne resta d'autre solution à l'hôte que de passer devant l'animal pour franchir le portail de la cour et faire comme s'il n'existait pas.

Fils d’un père kurde originaire du nord de l’Irak et d’une mère allemande, Sherko Fatah est né en 1964 à Berlin-Est. Grâce à la nationalité irakienne de son père, il a pu quitter la RDA avec sa famille qui, après un bref séjour à Vienne, s’installa à Berlin-Ouest où Sherko Fatah fit des études de philosophie et d’histoire de l’art, il étudie particulièrement Heidegger. Il a fait de nombreux voyages en Irak. Il vit à Berlin. Il a remporté le Grand Prix de l'Académie de Berlin 2015.

Bibliographie