Publication : 10/02/2006
Pages : 240
Grand Format
ISBN : 2-86424-558-2

Petit Oncle

Sherko FATAH

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20 €
Titre original : Onkelchen
Langue originale : Allemand
Traduit par : Olivier Mannoni

Au commencement: la mise à mort d'un cygne le soir de Noël dans une ville allemande. Tout ici est placé sous le signe de la violence. Le narrateur, Michael, fait la connaissance d'un vieil homme que tout le monde appelle "Petit Oncle". Il est originaire du nord de l'Irak et a trouvé refuge en Allemagne parmi d'autres clandestins. Le monde dans lequel il vit désormais lui est complètement étranger, il se tait - radicalement - et garde pour lui son histoire.

Michael part en Irak dans l'espoir de comprendre le destin de Petit Oncle. Il n'en découvre que des bribes. Mais, en revanche, il fait connaissance avec une société meurtrie et brutalisée, et prend conscience des limites de sa possibilité à comprendre la souffrance de ce peuple. Ceux qui ont souffert ne parviennent pas à transmettre leur propre souffrance, leur destin est le silence dans un monde bavard qui les baptise du nom de victime, sans pouvoir comprendre réellement leur douleur.

Sherko Fatah a écrit un livre qui utilise la distanciation narrative pour approcher au plus près l'abîme qui sépare expliquer et comprendre de souffrance et humiliation.


"Les descriptions de Fatah sont réussies à ce point qu'elles transforment les lettres en images qu'en réalité on ne voudrait pas voir, mais auxquelles on ne peut pas échapper."

Christina Zink, Frankfurter Alguemein Zeitung

  • « Surnommé Petit Oncle, Omar a enduré tant de sévices qu'il a quasiment perdu l'usage de la parole. Nîna, qui s'occupe de ce vieillard meurtri, est une Kurde irakienne. [...] L'amour et sa charge libératrice représentent la veine palpitante de ce roman âpre. L'un des plus saisissants que l'on puisse lire aujourd'hui sur les blessures secrètes qu'inflige la condition de paria moderne. Et le silence que lui imposent nos sociétés bavardes. »
    Alain Favarger
    LA LIBERTE

1

Plus tard, Michael eut quelque peine à croire qu'ils en avaient vraiment été capables. Cela tenait certainement à cette veillée de Noël, l'une des dernières du siècle, à l'atmosphère de recueillement solennel qui l'entourait et donnait l'impression que les rues avaient été abandonnées. Ce jour de fête isolait plus les quatre camarades rassemblés au gré du hasard que ne l'avait jamais fait leur vie quotidienne.

La soirée n'était pas exagérément froide. Une mince couche de neige recouvrait les rues. Le ciel nuageux, gris clair, pesait sur les immeubles. Prises entre les réverbères et le ciel massif, les façades ornées de guirlandes lumineuses avaient quelque chose de brut, de pierreux.

Ils suivaient Rahman qui, une couverture pliée sous le bras, avançait au pas rapide d'un homme qui a un rendez-vous. Une fois de plus, Michael ne se défaisait pas du sentiment qu'on lui avait attribué son rôle sans lui demander son avis. Dimitri, à côté de lui, tenait fermée des deux mains sa parka de cuir sans boutons et marchait d'un pas lourd, le buste légèrement incliné. Il ne réfléchissait jamais sérieusement à ce qu'il faisait. Et Thomas, un garçon de haute stature, la tignasse décorée d'un diadème de flocons de neige illuminés par l'éclairage public, paraissait impatient comme s'il se préparait à quelque chose dont il était le seul à être informé. Qu'ils en soient réduits, le soir de Noël, à former un succédané de famille, correspondait bien au côté "mal stabilisé de leur situation, dont Rahman avait parlé un jour: il leur fallait donner à leur coexistence une intimité sans femmes, un peu rustaude. Mais comme dans toutes les familles de substitution, chacun reconnaissait de temps en temps en l'autre son propre égarement.

Ils marchèrent loin, au rythme de leur souffle bruyant et régulier. Sans quitter des yeux l'imperturbable Rahman, ils obliquèrent dans des rues latérales désertes, passèrent devant des bistrots chichement éclairés dans lesquels s'étaient rassemblées d'autres familles de circonstance, tout aussi misérables. Enfin ils atteignirent le parc où les arbres se dressaient sombrement vers le ciel, chacun d'eux, en cette saison, semblable à une potence. Rahman avança sur la rive jusqu'au bord du lac à moitié gelé et s'arrêta enfin. Il sortit les mains de ses poches et les frotta l'une contre l'autre. Ils se disposèrent à côté de lui et regardèrent la surface de glace grise.

- Et maintenant? demanda Michael en jetant un coup d'œil à ce décor sinistre.

- Attendez un peu, répondit Rahman en se concentrant de nouveau sur le lac.

Quelques secondes plus tard, il trouva ce qu'il cherchait. Il se remit en mouvement.

Michael ne prenait plus aucun plaisir à cette promenade.

- Tu ne peux pas au moins nous donner un indice sur ton objectif? Il regarda la couverture que portait Rahman. Tu n'as tout de même pas l'intention d'organiser un pique-nique?

- Suis-moi. On y est presque.

Ils tournèrent autour du lac jusqu'à une bande gris sombre qui se dessinait sur le rivage et où s'étaient regroupés trois cygnes. Deux d'entre eux étaient assis à terre, le troisième claquait des pattes sur la glace avant même d'avoir pu remarquer leur présence. Lorsqu'ils s'arrêtèrent, cette fois-là, ils se demandèrent de quoi il s'agissait et Michael secoua aussitôt la tête. Rahman n'y fit pas attention.

- Pas de canards, dit-il, grognon. Où ils sont, ceux-là, quand on a besoin d'eux?

Personne ne répondit. Tous observaient avec un certain malaise les oiseaux qui brillaient d'une lueur terne dans cette soirée grise.

Dimitri s'anima. Il voulait dire quelque chose et les trois autres guettèrent ses mots avec une telle tension qu'ils formèrent malgré eux un demi-cercle; en l'espace d'une seconde, trois paires d'oreilles se groupèrent autour de lui comme dans un auditorium. Il agita les lèvres.

- Qu'est-ce que tu veux dire? demanda Rahman pour l'encourager.

- C'est interdit, laissa échapper Dimitri.

- Tu vois, embraya Michael, même lui, il le dit, ça devrait t'inciter à faire attention.

Il tourna les talons et fit mine de revenir sur ses pas.

- Je pensais que tu étais dans le coup, s'exclama Rahman.

- Non, c'est du vol.

- Comment ça?

- On vole la collectivité.

Rahman regarda de nouveau de l'autre côté du lac.

- C'est qui, ça? grogna-t-il.

- C'est interdit, lâcha de nouveau Dimitri, de manière tellement surprenante que Michael s'arrêta.

Dimitri regardait par terre.

- On risque une amende. Si nous le portons, on va nous voir.

Michael était consterné que sa pensée ait pu le pousser jusque-là. On avait déjà commis la moitié de l'acte. Rahman se dirigea vers les oiseaux.

- C'est pour ça que j'ai pris la couverture, lança-t-il aux autres.

Ils restèrent sur place, indécis. Thomas toussa et dit, presque en s'excusant:

- Il fait froid. Il faudrait l'aider avant qu'on gèle sur place.

Que l'un d'entre eux marche tout droit vers son but suffit à créer un courant qui les aspira les uns après les autres. Rahman était déjà à l'arrêt, un bras tendu vers l'arrière. Face au ciel gris, couvert d'un voile tendre et rose, Michael n'eut plus l'impression d'avoir affaire à un homme mal stabilisé, mais à un possédé dont les seules racines plongeaient dans ce parc-là et à ce moment-là. Déjà Dimitri le suivait d'un pas incertain et la main dans le dos de Rahman faisait des mouvements de haut en bas pour demander le calme. Dimitri continua à avancer en accompagnant chacun de ses pas d'un hochement de tête, comme si cela les rendait inaudibles.

Une sorte de fièvre de la chasse s'était emparée d'eux. Michael finit par suivre Thomas, un collègue de travail de Rahman, mais employé trois chantiers plus loin. Mince et nerveux, il montrait parfois une résolution à ce point dénuée de scrupules que Michael lui avait un jour demandé en tête à tête s'il croyait qu'une femme pourrait le supporter.

- Oh tu sais, avait-il répondu, s'il en trouve une, celui-là, il filera doux, tu peux me croire.

Ils se rapprochèrent prudemment de Rahman, qui n'était plus loin des cygnes sur le rivage. Il agita de nouveau la main pour les disperser. Thomas resta à la hauteur de Rahman, Michael remonta le long de la rive et il ne resta à Dimitri que le lac. Que ce fût à lui de marcher sur la surface douteuse de la glace n'avait rien d'un hasard. Il le fit avec le même calme stoïque que tout le reste.

Les cygnes se relevèrent et avancèrent lourdement, incertains, puis se tournèrent comme s'ils cherchaient une position pour prendre leur envol. Mais Rahman avait pris les devants. Il attrapa un morceau de pain dans la poche de son pantalon, l'émietta d'une main et leur lança les morceaux. Ce qui incita Michael à se demander à quel moment au juste il avait concocté son projet de meurtre.

Juste après, Dimitri s'enfonça dans la glace. Il y eut un craquement et il s'affaissa de cinquante centimètres, d'abord en biais, puis tout droit. Il battit des bras pour conserver l'équilibre puis tomba en arrière, les fesses sur la glace, s'enfonça de nouveau et se retrouva assis dans l'eau. Dans un premier temps, les cygnes, attirés par le pain, s'étaient effectivement rapprochés. Mais le craquement avait été tellement bruyant qu'ils prirent la fuite. À cet instant, d'un seul mouvement agile, Rahman déplia la couverture et la jeta sur le cygne le plus proche de lui. Il avait forcément répété ce mouvement, Michael en était sûr: seule une personne qui s'était minutieusement préparée à son projet pouvait lancer en l'air avec autant d'élégance ce morceau de tissu déplié.

La couverture se déposa sur le cygne qui fit des mouvements encore plus violents pour s'échapper, et en trois grands pas Rahman fut au-dessus de lui. L'animal avait déjà dégagé le cou lorsqu'il l'attrapa et appela les autres.

Il fallut quelques secondes pour que Thomas et Michael le rejoignent. Entre-temps, Dimitri s'était relevé et se dirigeait vers le rivage. Rahman était couché en biais sur l'oiseau qui se débattait. Une grande aile blanche émergeait sous lui et sous la couverture.

- Couche-toi dessus avec moi, fit Rahman en haletant.

Mais Michael en fut incapable. Il vit le cou de l'animal, il vit Rahman qui le serrait entre ses mains. Thomas le poussa sur le côté et se laissa tomber sur la couverture. Rahman put trouver une position plus favorable et tordit le cou au cygne avec cette certitude monstrueuse que donne la mise à mort. Même le craquement de la colonne vertébrale ne mit pas un terme aux soubresauts, et cette vie claire que Rahman pressait avec tant de facilité hors du corps de l'oiseau affaiblit Michael, comme si une partie de lui-même disparaissait.

Lorsque le cygne fut enfin couché et immobile, Dimitri les avait rejoints. Il regarda Rahman et Thomas qui paraissaient lentement gagnés par la torpeur de la mort et finirent tout de même par se ressaisir. Ils se levèrent, le souffle lourd, mais avec le sentiment d'avoir réussi quelque chose.

Rahman fut le premier à bouger, s'assit et se mit à emballer le cadavre dans la couverture.

- Avec le cou, ça va être difficile à porter, dit-il. Il faut le serrer contre le corps et se débrouiller pour qu'il y reste.

- On en a besoin? demanda Thomas. J'ai un couteau. En plus, ça l'allégerait.

Michael était désormais persuadé que les deux autres étaient complices.

- Non, non, dit Rahman en secouant la tête. Il ne faut pas qu'il saigne, ça attirerait l'attention. Donne-moi donc un coup de main!

Ils enveloppèrent tous les deux la couverture autour de l'oiseau après avoir solidement serré l'aile et le cou contre le corps.

Ils portèrent le cygne à tour de rôle jusqu'à l'appartement de Rahman, au quatrième étage d'un grand immeuble assez mal entretenu. Dimitri avait horriblement froid. Il claquait des dents; mais la couverture était réservée à leur butin. De loin déjà, ils virent les éclairages colorés qui ornaient bon nombre de fenêtres. Ils firent traverser à leur rôti de Noël un édifice paisible et même solennel.

Arrivés en haut, ils posèrent leur lourde charge au milieu du séjour sur le plancher de bois. Rahman commença par ramasser un couteau et de vieux journaux.

- Déjà plumé un poulet? demanda-t-il joyeusement à la ronde.

Ce que Michael avait mal pris à l'époque, c'était le caractère planifié de cette opération pour laquelle il s'était servi d'eux tous. Il le lui reprocha tandis que Rahman rassemblait des instruments tranchants de plus en plus grands pour décapiter le cygne.

Michael dit:

- La vérité, c'est simplement que les atrocités te font plaisir, tu en as besoin.

Lorsque Rahman eut enfin séparé le cou, il posa une planche de bois sous le corps pour que le sang puisse s'échapper sur le côté et atterrir dans une casserole.

- Tu n'aurais pas dû faire ça, fit Michael. On aurait pu le plumer comme ça.

Rahman le regarda dans un bref accès de mauvaise humeur.

- Bon sang, si je fais ça, c'est pour qu'il fasse plus penser à un poulet qu'à un cygne.

Ils se tenaient autour du grand corps qui se vidait d'une traite. Soudain, pour la dernière fois, l'oiseau déploya les ailes, puis elles retombèrent sur le sol. Le cou était posé sur une épaisse couche de papier journal, comme une anguille déroulée.

Dimitri n'avait pas enlevé son pantalon trempé. C'était un voisin, étudiant en informatique, plus jeune que Michael mais tout aussi paumé. Il était sans arrêt collé à son ordinateur; le soir il se trouvait assez fréquemment chez Rahman, toujours taciturne et pourtant attentif.

Michael avait besoin d'une soupape pour laisser échapper la mauvaise humeur que lui inspirait leur crime commun; il lui demanda donc s'il ne voulait pas passer un pantalon de Rahman. Dimitri leva les mains dans un geste apaisant, sourit et, comme pour lui faire plaisir, il s'installa contre le chauffage. Une odeur de sang flottait dans la pièce.

Plumer la bête fut pour tous une tâche éprouvante, mais elle les rendit solidaires. Pour les soulager, Rahman sortit sa vodka et la versa dans des verres à moutarde.

Lorsque les couleurs noires et grises du gros corps s'étalèrent devant eux, ils étaient ivres. Ils vacillaient sur un tapis de plumes, des flocons blancs paraissaient accrochés aux cheveux de Thomas. Quant à Dimitri qui, une fois le travail accompli, s'était de noueau adossé au chauffage, il commençait à piquer du nez. Rahman se lança dans l'étape suivante des préparatifs. Il s'y livra tranquillement, en sachant ce qu'il faisait. Il ouvrit le ventre.

- Attention à la bile! s'exclama Michael lorsqu'il eut sorti les intestins.

Rahman hocha la tête et retira prudemment la main, faisant apparaître le foie et le cœur.

Thomas observa l'estomac et les autres organes.

- Fantastique! laissa-t-il échapper. Regardez-moi ça!

Il avait dégagé avec le doigt quelque chose qui ressemblait à un bâton entouré de frai de grenouille.

- C'est un ovaire, dit Rahman.

Ils regardèrent la chose avec recueillement, même Dimitri approcha pour le voir.

Des plumes volèrent lorsque Rahman tenta de soulever le torse. Il marcha par mégarde dans les intestins et deux empreintes de semelle rouges apparurent sur la surface blanche.

- Dis, Rahmanagrobis, tu te rends compte que ça va faire un rôti d'une taille assez gigantesque et que ta chambre ressemble à un abattoir? lui demanda Michael.

- C'est Noël, grogna-t-il. Nous avons encore plein de choses à faire. Il faut d'abord enlever ce qui reste des tuyaux des plumes. Tiens, prends le couteau. Juste sur un flanc. Cet animal est si gros que je n'arriverai pas à mettre plus de la moitié de sa cage thoracique dans le four.

Michael se mit au travail. À un moment, Rahman annonça:

- Ça suffit. Les autres maintenant. Mais pas toi, Dima.

Michael l'aida. Ils portèrent les morceaux de viande vers la cuisinière à gaz. Rahman alluma un brûleur. Il expliqua aux autres, qui tenaient la viande au-dessus:

- Il faut brûler les toutes petites plumes.

Une odeur de cheveux roussis se répandit.

- Tu sens ça? demanda Rahman. Dima ne peut pas participer à ce genre de choses. Il prendrait feu. Il n'a jamais été doué pour ça.

- Je le vois d'ici, en flammes, arrivant tout juste à atteindre la chambre… et faisant une glissade sur le foie.

- Les œufs, s'exclama Thomas dans la cuisine, sont plus gros ici, vers le bas. Et ils ont la consistance de… eh bien, de kiwis tendres.

Par pure curiosité, Michael demanda:

- Pourquoi tu n'as pas tout de suite découpé la carcasse en morceaux, tu pourrais aussi bien la faire rôtir comme ça?

Rahman secoua la tête et réfléchit un instant.

- Je vois précisément comment je vais m'y prendre, dit-il ensuite. Et je n'arrive pas à voir de quelle autre façon je pourrais faire.

Tout le reste se déroula comme il le pensait. Ils allèrent chercher les cuisses et les placèrent à leur tour au-dessus du feu. Puis il découpa une partie de la poitrine.

Tout entra finalement dans le four et ils revinrent dans la chambre.

Thomas avait mis un terme à ses recherches et Dimitri s'était endormi devant le radiateur. Ils voulurent ranger, mais la paresse les terrassa.

Au bout d'un moment, le rôti dégagea une odeur curieusement nauséabonde qui arriva même à se mêler à la puanteur du sang dans la chambre. Devant la fenêtre, la neige tombait, douce et solennelle.

- Cette odeur, dit Thomas, est due au fait que le cygne était un oiseau sauvage. En un mot, il volait et ses glandes fonctionnaient normalement, pas comme ces volailles d'élevage inodores.

Assis en tailleur devant lui, Rahman et Michael hochèrent la tête. La vodka les abattait. Thomas était le seul qu'elle semblait ragaillardir. Il était d'humeur à raconter des histoires, et comme c'était souvent le cas il le faisait en remontant dans le passé. Thomas était l'un des rares Allemands de l'Est que Michael eût rencontrés jusque-là. Il ne trouvait pas son compte dans le nouvel ordre du monde, il se cherchait et ne parlait que d'un passé éloigné. Ses grands-parents y jouaient un rôle notable. Thomas percevait dans les récits qu'ils lui faisaient quelque chose d'inattaquable qu'aucun bouleversement politique ne pouvait plus remettre en question.

- Ça me rappelle, reprit-il, une histoire que m'a racontée mon grand-père maternel. Quand il était dans la Wehrmacht, il s'est retrouvé en Norvège ou en Finlande, je vous l'ai déjà dit. La conquête et l'occupation, ça ne leur a pas pris des lustres. Seulement, après, ils se sont pelés. C'était l'hiver, lui et quatre autres gars étaient logés dans une baraque de bois en rase-campagne. Il faisait un froid incroyable et les gars n'avaient pratiquement rien à manger. Un jour, mon grand-père est sorti devant la porte et a vu un gros corbeau sur la neige. Il était si noir sur le sol blanc que mon papi a eu la trouille, il me l'a raconté plusieurs fois. Il est allé chercher son fusil et a tiré sur l'oiseau. Les autres sont arrivés et comme ils avaient faim, ils ont plumé la bête et l'ont jetée dans une casserole. Quand il a été cuit, mon grand-père l'a goûté du bout des lèvres. Des décennies après, il s'émerveillait encore: même s'il n'y avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, tous ont estimé qu'ils n'avaient jamais rien mangé de meilleur.

Ils hochèrent la tête.

- Et après? demanda Michael.

- Ils sont restés en Norvège ou en Finlande et ont continué à avoir faim. Un peu plus tard, un autre soldat a vu un corbeau dans un arbre. Il l'a abattu. Ses camarades avaient déjà l'eau à la bouche. Sauf que cette fois, la viande était parfaitement immangeable, dure et amère. Même le bouillon était imbuvable.

Les autres le regardèrent d'un œil vitreux.

- Eh oui, dit-il, un corbeau, ça peut vivre quatre-vingts ans. Le premier était jeune, c'est tout.

- Oh bon sang, quelle histoire. Tu vas me faire chialer, dit Michael, qui était effectivement au bord des larmes. Vous vous imaginez: quatre-vingts ans! Ce corbeau était peut-être sorti de son œuf du temps de Bismarck! Et il finit abattu par la Wehrmacht! En Finlande!

Thomas perdit son calme.

- Ce coup-là, ça n'a rien à voir avec la Wehrmacht. N'importe quel type affamé aurait tiré sur le corbeau.

Rahman donna une bourrade à Michael.

- C'est la gnôle qui fait chialer, dit-il pour l'encourager.

L'odeur était encore plus nauséabonde que tout à l'heure. Rahman se leva et passa à la cuisine pour arroser le rôti. Dimitri ronflait doucement. Le regard humide de Michael allait et venait sur les plumes et le cou du cygne.

- Ça ne sent pas bon, dit-il lorsque Rahman revint. Ça me donne la nausée.

- Je vais te dire quelque chose, répondit-il. Thomas te l'a expliqué, c'était un oiseau sauvage. Pas une volaille de batterie. Un animal comme ça, ça a sa propre odeur. Une fois, j'ai acheté un jeune canard dans un supermarché. Je voulais l'élever moi-même et l'offrir au fils d'un ami; c'était encore un petit garçon à l'époque. Et vous savez ce qui s'est passé? Il marqua un temps d'arrêt. Ils secouèrent la tête. Nous avions une sorte de pataugeoire gonflable. Le canard voulait absolument aller dans l'eau. Je l'ai mis dedans… et il s'est noyé. Le canard s'est noyé! Et le gamin a pleuré, permettez-moi de vous le dire.

Lorsque le rôti fut prêt, ils durent ouvrir une fenêtre. Ils réveillèrent Dimitri et s'installèrent tous à la table de la cuisine. Rahman avait même trouvé une bougie et l'avait posée au milieu de la table. L'ambiance s'améliora un bref instant, peut-être parce que par rapport à la chambre, la cuisine avait l'air d'être propre.

- Bon appétit, dit Rahman. Vous l'avez bien mérité.

Michael et Thomas hochèrent la tête ensemble, mais laissèrent tout de même passer un instant qui permit à Dimitri d'être le premier à mordre sa cuisse de cygne et de retirer la bouche d'un seul coup en soupirant. Le spectacle qu'ils découvrirent coupa l'appétit aux trois autres: une incisive jaunâtre et de bonne taille était plantée au sommet du pilon. Ils s'arrêtèrent et se turent.

Dimitri était affalé sur sa chaise. La position de son corps trahissait l'anxiété et la crispation, mais l'expression de son visage était neutre. Il tenait la bouche fermée et appuyait l'index sur la lèvre pour combler le trou. Michael était sûr qu'à cet instant, il s'était déjà accommodé à l'idée de vivre sans cette incisive.

- Tu sais, Dima, commença-t-il en cherchant un moyen de le consoler, ce que j'admire en toi, c'est cette capacité à encaisser…

Ivre comme il l'était, il resta coincé dans cette ornière allitérative.

Les yeux délavés de Dimitri paraissaient effarés lorsqu'il le regarda.

- Bois un coup, dit Rahman. Ça va nettoyer la plaie.

Ce jour-là, Dimitri aurait sans doute suivi n'importe quel conseil. Il but une gorgée, hurla de douleur et partit en courant dans la chambre.

- Ça nettoie, répéta Rahman, mais le doute se lisait sur ses traits.

Ils allèrent rejoindre Dimitri, tous ensemble, comme s'ils venaient de recevoir en secret un ordre de marche. Ils le trouvèrent allongé dans les plumes, à côté du cou de cygne. Il geignait. Saisis par la compassion, ils s'y prirent à trois pour le relever.

- Chanter, dit Rahman, chanter, ça aide. Viens, Dima, on va chanter maintenant.

Ils se demandèrent s'il y avait une chanson qu'ils connaissaient tous. Ce devait être une chanson qu'il suffisait d'entendre une fois pour ne plus jamais l'oublier. Ils se mirent d'accord pour Katioucha. Rahman commença, les autres suivirent. Dima le chanta en russe, Michael en allemand, d'une voix plus douce.

Ils entonnèrent toutes les strophes très fort jusqu'à ce qu'ils entendent enfin les cris "Silence! par la fenêtre ouverte. Ils se laissèrent tout de même entraîner une dernière fois, finirent par s'arrêter et s'assirent par terre.

Un peu plus tard, on frappa vivement à la porte de l'appartement. En un éclair, Rahman fut sur ses jambes et écarta les bras en réclamant le calme. Ils attendirent. Mais on cogna de nouveau à la porte, encore plus fort cette fois-là.

Rahman réagit, ramassa les morceaux de viande et le cou de cygne avant de porter le tout dans les toilettes. Puis il jeta le monceau d'entrailles dans la bassine sanguinolente et fit signe à Thomas de l'emporter aux toilettes et d'y rester. Michael et Rahman se mirent à ramasser les plumes ensanglantées et à les entasser dans un sac en plastique. À la troisième salve de coups sur la porte, l'affaire était réglée.

Avant d'ouvrir, Rahman fit quelque chose qui persuada Michael que cet homme en avait vu bien d'autres: il alla chercher dans le placard du couloir un petit sapin en plastique et le posa au milieu du tapis de plumes blanches.

Lorsque les deux policiers demandèrent s'ils pouvaient entrer, Michael était dans la cuisine. Il retira la dent plantée dans le pilon de cygne et la conserva dans son poing. Depuis le seuil de la porte, les policiers avaient déjà pu voir les plumes dans la chambre. Ils entrèrent et jetèrent un coup d'œil à la ronde tout en leur expliquant que les voisins s'étaient plaints.

- Eh bien, dit le premier, vous avez fait les choses comme il faut, pas vrai? Très hivernal, tout ça. Sauf que ça ne sent pas tellement bon chez vous.

Les chanteurs n'eurent aucune difficulté à adopter l'air aimable des ivrognes. Même Dima avait un sourire oblique.

- Ok, fit le policier. Mais maintenant faites moins de bruit, sans ça il va y avoir du sport dans votre immeuble.

Lorsqu'ils furent repartis, Rahman poussa un soupir de soulagement et ouvrit la porte des toilettes. Thomas, entouré de morceaux du cadavre, avait vomi dans le lavabo. Il était assis sur la cuvette des WC, le regard triste.

- Je trouve également admirable, balbutia Michael avant de faire une pause sans que personne ne lui demande de poursuivre, que tu sois capable de vomir sans le moindre bruit.

Thomas hocha la tête d'un air fatigué.

- Il n'y avait pas grand-chose.

Pour Michael, cette veillée de Noël s'acheva le lendemain dans son appartement vide où il s'allongea sur le plancher pour étirer son corps et habituer ses oreilles au silence. La gueule de bois commençait à produire ses effets.

Fils d’un père kurde originaire du nord de l’Irak et d’une mère allemande, Sherko Fatah est né en 1964 à Berlin-Est. Grâce à la nationalité irakienne de son père, il a pu quitter la RDA avec sa famille qui, après un bref séjour à Vienne, s’installa à Berlin-Ouest où Sherko Fatah fit des études de philosophie et d’histoire de l’art, il étudie particulièrement Heidegger. Il a fait de nombreux voyages en Irak. Il vit à Berlin. Il a remporté le Grand Prix de l'Académie de Berlin 2015.

Bibliographie