Christophe Leibowitz, notre désastreux avocat, poursuit toujours sa quête désespérée du bonheur. Bientôt, il fêtera ses vingt ans d’exercice et ne voit pourtant rien d’autre à l’horizon qu’un enchaînement de mornes causes. Mais voilà qu’un beau jour, par le hasard d’une succession, il se retrouve héritier d’une marque de cognac. Cette boisson qui conserve en France l’image de la bouteille qu’on dépoussière pour clore un repas dominical est aux États-Unis le symbole de la sophistication dans la culture hip-hop. Il n’en faut pas plus pour ragaillardir notre pénaliste névrosé. Riche de son carnet d’adresses au pays des dealers, il se lance avec enthousiasme dans le show-business en misant sur l’un de ses clients trafiquant de cocaïne et rappeur à ses heures, qu’il charge de chanter les vertus de son cognac.
Avocat, producteur de gangsta rap et bouilleur de cru, n’est-ce pas trop pour un seul homme ?
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Débat La Fiction judiciaire avec Hannelore Cayre et Samuel Corto, animé par Antoine Garapon en direct du Salon du livre le 30 mars 2010 à 11h.Le Bien commun :FRANCE CULTURE
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, émission du 5 mars 2008Faits DiversFRANCE 2
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, Frédéric Taddei, émission du 26 février 2008Ce soir ou jamaisFRANCE 3
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« L’écriture est vive, les changements de registre et de ton finement orchestrés. Ground XO, troisième volet des aventures de Leibowitz, est à garder dans sa cave à liqueurs noires comme un très grand cru. »Roger GaillardLE TEMPS -
« Politiquement fort incorrecte, Hannelore Cayre a l’humour de faire dire à son héros très macho des horreurs. »
Héléna VillovitchELLE -
« Entre le langage rap et celui du palais de justice, Hannelore Cayre réussit un polar à hurler de rire, écrit avec justesse, sur un rythme soutenu, en évitant la caricature. »
Christine FerniotTELERAMA -
« Ecrit par une avocate pénaliste, voilà un réjouissant polar qui mine de rien en dit long sur notre aimable société. »
Jean-Luc PorquetLE CANARD ENCHAINE -
« Toutes les péripeties improbables de ce petit pénaliste douteux sont servies par une plume nerveuse et grinçante, un pétillant esprit de dérision. Tout cela brille d’intelligence, car derrière ce scénario habile c’est un tableau sans concession du milieu judiciaire que nous brosse Hannelore Cayre. »
Maud VergnolHUMANITE DIMANCHE -
« Hannelore Cayre […] pénaliste, cultive la glissade barrée […] le témoignage pas très chrétien et le parler verlan »
Eric LoretLIBERATION -
« C’est un intrigant mélange, Hannelore Cayre. Incendiaire à l’écrit, créature d’une idoine urbanité trendy en chair et en os […] Mais le côté show du métier semble aussi lui aller comme un gant, à cette grande gueule qui transforme le moindre détail de la vie quotidienne en quart d’heure homérique. »
Sabrina ChampenoisLIBERATION
Le rap de Ground XO
1
C’était la veille de Noël.
J’avais prêté serment un 24 décembre, cela faisait exactement vingt ans.
Vingt années de barre que je venais de m’enquiller avec à chaque rentrée la même promesse : “Encore cinq ans et c’est fini, je raccroche la robe.”
Grisé d’ambitions aussi imprécises que puériles, je rêvais, jeune avocat, de devenir un type qui marquerait son temps. Je me trouvais beau, alerte, et j’imaginais que les filles mouillaient jusqu’aux genoux rien qu’à me voir déambuler au Palais dans ma robe toute neuve.
Vingt années plus tard, je me retrouvais là, assis dans ma cuisine, la tête entre les mains à faire des compromis avec moi-même pour savoir combien de centilitres de calva viendraient à bout du souvenir pénible de la nuit que je venais de passer.
C’est mon humeur maussade et mon impuissance à me mettre en train qui me poussèrent ce matin-là à rédiger la première de mes confessions à l’inquiétant docteur Kafhar.
Le 24 décembre.
J’ai fait ce rêve atroce, ce rêve typique d’anniversaire, qui hante mon esprit depuis mon réveil
. Je suis devant les grilles du Palais de justice en train de me branler la nouille jusqu’au sang.
Alors que je recherche vainement une quelconque excitation, mes confrères défilent devant moi, gênés, en murmurant pour les plus compatissants : “Le pauvre, il est là tous les jours” et pour les moins sympas : “Et l’Ordre qui ne fait rien, c’est à ne pas y croire !”
Je sue et mes mains sont poisseuses.
Un garde mobile s’approche et d’une voix douce me dit : “Maître Leibowitz, c’est fini ; il faut rentrer maintenant !” Là, je remballe à contrecœur mon appareil génital et m’éloigne, boulevard du Palais, en maugréant.
Je me relus : j’étais assez fier de moi. En un jet, j’avais réussi à pondre de la super came pour psy. En fait, c’était moins dur que je ne le croyais. Si Kafhar tenait ses promesses, j’allais la purger vite fait, ma mise à l’épreuve.
Au début de l’année, alors que je revenais innocent et tout sourire d’une dégustation de Château Lescours, je suis tombé dans le filet tendu par les flics, quai Malaquais. Une grosse Martiniquaise, rétive à mon charme, m’invita à descendre de mon véhicule et, après avoir vérifié mon identité d’un air suspicieux, m’obligea à souffler dans le ballon. Diagnostic : deux grammes ; conduite en état d’ivresse.
Mon ami et confrère Bertrand m’avait négocié un plaider coupable devant le procureur et je m’en étais sorti avec une petite suspension de permis et une amende de mille cinq cents euros à payer.
Je n’étais pas content, mais bon.
En octobre, rebelote. Alors que pour rentrer chez moi, je m’étais concocté un itinéraire spécial soirée arrosée, une déviation imprévue conjuguée à une malchance à peine croyable me guida sur le même barrage, devant la même Martiniquaise dépourvue d’humour qui me fit souffler dans le même ballon : deux grammes huit.
Bertrand, cette fois, ne réussit pas à m’éviter l’audience correctionnelle.
Une jeune magistrate zélée m’assomma d’une peine de quatre mois de prison assortis d’un sursis avec mise à l’épreuve pendant douze mois, agrémentée d’une obligation de soins.
Mais là où elle aurait pu se contenter d’un sportif “Maître Leibowitz, vous n’êtes pas sans savoir que la conduite en état d’ivresse est interdite par la loi”, ce que je savais et que j’acceptais volontiers, j’eus droit à l’inévitable leçon de morale réservée à l’alcoolo de base, toute joyeuse qu’elle était de se payer un avocat.
– L’alcoolisme est une grave maladie dont vous ne parvenez pas, nous le constatons encore une fois, à mesurer toutes les conséquences. Vous pouvez compter sur moi pour que je m’enquière personnellement de votre suivi en matière de désintoxication auprès du juge de l’application des peines. Les avocats ne sont pas au-dessus des lois, il va falloir vous le mettre dans le crâne. En particulier vous, maître Leibowitz.
Un membre du Conseil de l’Ordre, rompu aux tracas de biture de ses ouailles, me mit en garde contre cette juge. Elle n’avait pas hésité à révoquer leurs sursis et à embastiller des confrères qui avaient refusé de jouer le jeu de la mise à l’épreuve. Si eux, on les avait simplement suspendus, moi, compte tenu de mes antécédents, on me radierait en deux temps, trois mouvements. Compatissant, il me fila les coordonnées d’un psy qui me rédigerait sans trop m’emmerder les certificats médicaux destinés au juge de l’application des peines via le conseiller de probation.
Le docteur Amristad Kafhar me reçut le jour même de mon coup de fil à son cabinet.
Mais, alors que je m’attendais à repartir comme il se devait avec une pile de certificats médicaux antidatés, il me prit la tête en vrai médecin qu’il était.
Rarement j’ai vu un nom convenir aussi bien à une personne.
Kafhar était indien et avait l’air d’un petit coléoptère anthracite.
Il se présenta à moi comme aliéniste, trouvant sans doute le terme “psychanalyste” beaucoup trop moderne. Les murs de son cabinet étaient tapissés d’une espèce de moquette grise à poils longs qui sentait le rance. Çà et là, des tableaux exécutés par des gens vraisemblablement très malades et représentant des gribouillis noirâtres étaient censés décorer la pièce.
L’aliéniste Kafhar m’observa longuement de derrière une paire de lunettes effrayantes en bakélite tout en émettant d’étranges petits bruits chitineux.
– Pourquoi buvez-vous autant ? Deux grammes huit, c’est énorme tout de même, non ?
– Je ne bois pas. Je suis un bon vivant qui prend de temps en temps une cuite.
– Vous n’avez jamais eu l’impression de boire… trop ?
– “Trop”, ça veut dire quoi ? Plus qu’il ne me faudrait ? Mais qu’est-ce que j’en sais de ce qu’il me faut quand je bois ? Ou quand je bouffe, d’ailleurs ? Ou même quand je baise. Ou pourquoi pas quand je dors, tiens ? Ou quand je fais la fête… Ou quand je me masturbe… Ce sont les autres qui jugent que c’est trop. Moi, je n’en ai jamais l’impression, sauf peut-être le lendemain. Et puis, c’est quand j’en fais trop que je me sens le plus épanoui.
– C’est intéressant ça, cette idée du trop. Ces termes excessifs… Bouffer, baiser… Cette recherche d’états limites… C’est sur cela que nous devrions travailler, vous ne pensez pas ?
– Travailler ?
– Je vous sens en souffrance vis-à-vis de votre fonctionnement…
– Mais pas du tout, je vais très bien !
– Quand vous sentirez que vous en faites “trop”, comme vous dites, vous n’avez qu’à m’écrire une petite lettre pour me décrire votre état et me l’envoyer. En échange, je vous ferai un certificat pour votre probation. Une lettre sincère… Un certificat… Comme ça, au bout d’un an, à la fin de votre mise à l’épreuve, on se sera fait un petit journal de rancœurs et de peines, plein de toutes les mauvaises raisons de se détruire la santé… Et puis qui sait, peut-être qu’après vous choisirez de venir me voir pour une thérapie plus sérieuse.
Je relus encore une fois ma lettre…
Je n’avais pas besoin de consulter qui que ce fût pour comprendre que mes cauchemars récurrents étaient exclusivement liés à mon usure professionnelle. Quand je ne me branlais pas devant le Palais, je plaidais devant mes parents qui faisaient comme si je n’existais pas ou bien les flics venaient me chercher au petit matin pour quantité de raisons absconses.
Pourtant, depuis mes dernières mésaventures*, j’avais pris un soin tout particulier à mener une vie très calme et à ne m’entourer que de confrères encore plus tarés que moi.
Outre mon exercice d’avocat pénaliste, je m’étais lancé dans une nouvelle aventure : la domiciliation.
J’avais investi tout l’argent qui me restait dans un appartement du boulevard Saint-Germain, où tel un démiurge, j’avais su créer un univers en petit, un micro Barreau dont j’étais le grand ordonnateur. J’avais réussi à y caser quarante crève-la-faim trop pauvres pour se payer un vrai cabinet, qui se partageaient moyennant cent cinquante euros par mois une salle d’attente et deux bureaux décorés de codes obsolètes et d’ordinateurs hors service.
Je régnais sur le Grand Cahier où je notais les rendez-vous de chacun afin de distribuer équitablement le “temps-bureau”. Je me chargeais, entre autres, du papier-cabinet et de la photocopieuse, et répartissais le courrier dans des boîtes à chaussures nominatives.
Un claque d’avocats en quelque sorte, dont je réceptionnais la clientèle avec un sourire commercial : j’aurais adoré qu’on m’appelât “Monsieur Christophe”, mais je n’avais jamais osé le demander.
Au début, et malgré la vigilance toute particulière que j’avais mise à choisir les poissons de mon aquarium, ils s’étaient tous entre-dévorés. Aussi avais-je très vite abandonné toute velléité de choix, laissant au hasard le soin de composer la fine équipe d’avocats domiciliés chez maître Leibowitz-Berthier.
Chacun s’acharnait à défendre son pré carré minable d’avocat smicard : ceux qui faisaient du droit des affaires détestaient les pénalistes, leur reprochant d’introduire des voleurs et des escrocs dans le cabinet. Les pénalistes détestaient les civilistes, leur reprochant leur usage immodéré de la photocopieuse. Tous détestaient les spécialistes en droit des étrangers, leur reprochant d’encombrer la salle d’attente de gueux que personne ne voulait voir s’installer en France.
Mais le 24 décembre de l’an I de mon cabinet, nous fêterions Noël comme une vraie famille.
J’avais même prévu pour chacun un petit quelque chose à déposer sous le sapin.
Pour maître Nestor N’Zongo, ou plutôt docteur N’Zongo comme ses clients le nommaient avec déférence, j’avais trouvé un livre sur le général de Gaulle.
Archétype de l’avocat africain, bardé de diplômes, grande figure du XVIIIe arrondissement, N’Zongo avait pour habitude de me coincer dans mon bureau pour m’entretenir des heures durant de ses contentieux inextricables, véritable cacophonie juridique, mêlant le droit international et le droit français au droit coutumier africain. Il viendrait avec ses sept enfants impeccablement élevés qu’il avait l’habitude de placer par ordre de taille pour me saluer. Il me les proposait inlassablement comme stagiaires, même le plus petit qui avait neuf ans. À ce train-là, ils seraient tous avocats ; c’était sûr.
Pour Geneviève Duclos, j’avais choisi un ouvrage au point de croix représentant une colombe de la paix. Je savais, aux petits coussins fourrés à la lavande avec mes initiales brodées dessus qu’elle m’offrait à tout propos, qu’elle apprécierait. Geneviève était un exemple pour nous tous. À quatre-vingts ans, il n’était pas rare de la voir encore trottiner sur le plateau correctionnel.
J’étais fier de l’héberger dans mon aquarium car c’était une figure du Barreau. Avec l’âge, elle avait su imposer son style et, à l’instar de “faire du Badinter” ou “faire du Florio”, “faire du Geneviève Duclos” était devenu une référence. Sa plaidoirie, toujours la même, se résumait certes à défendre une crapule indéfendable en chevrotant : “Il est gentil, madame le président ; c’est un garçon si gentil…”, mais elle n’était pas dénuée d’efficacité. Les magistrats, englués dans leur pitié pour cette vieille avocate chancelante, répugnaient à taper fort. Malheureusement, même si elle jouissait d’une certaine notoriété, Geneviève Duclos n’avait pas le sou car les gentils garçons de circonstance, qui se donnaient le mot pour la désigner, oubliaient souvent de lui régler ses honoraires.
Eudes Poirier de Segonsac viendrait également se biturer avec toute la noblesse de sa race. Il trouverait sous le sapin un livre de Léon Bloy : un punk mystique comme lui, qu’il n’aurait pas forcément eu l’idée de lire.
Ancien magistrat, mon pote Eudes avait été peu à peu poussé vers la sortie en raison des relaxes systématiques qu’il prononçait en faveur des commandos anti-IVG. Il semblerait que certaines personnes aient trouvé que ses attendus sur le droit à la vie faisaient tache dans les recueils de jurisprudence. Il était devenu avocat, m’avait-t-il dit, pour défendre une certaine éthique, chrétienne s’entend, mais il me semblait à ce point allumé que même les associations d’extrême droite dont je mettais régulièrement les communications dans sa boîte à chaussures s’en méfiaient, car elles ne le désignaient jamais. Il avait écrit un livre audacieux qui lui avait amené, contre toute attente, quelques clients. Dans son ouvrage, il proposait aux échographistes et aux généticiens qui avaient par leur erreur de diagnostic permis la naissance d’enfants anormaux, un axe de défense original fondé sur l’état de nécessité. Ces praticiens n’auraient pas péché par erreur ou incompétence, mais auraient été, sinon aveuglés, du moins inspirés par Dieu pour sauver une vie, et cela le plus souvent à leur insu. Allez répondre à un argument pareil…
Pour ce type bizarre au nom imprononçable… Tablevsky… Kudrevsko… qui ne laisserait pour rien au monde passer une occasion de boire gratis, j’avais choisi un livre intitulé : Cuisiner les produits de la pêche. Il me disait se servir de son titre d’avocat pour être intermédiaire dans le poisson avec les Russes. C’était plausible : il me payait son loyer en dollars… et en poissons.
Et l’autre cinglé, là, Pitivier, qui se livrait avec lui-même à des conversations querelleuses… Qui venait une fois par semaine agiter compulsivement des feuilles volantes tout en se plaignant d’être débordé, pour repartir comme il était venu sans que je lui connusse le moindre rendez-vous… Je lui avais choisi, non sans humour, un sablier.
Et pour cette anorexique mentale… À tous les coups, elle irait se faire vomir dans mes toilettes dès le premier petit-four avalé… Elle me donnait des envies de tortures sexuelles… D’encombrantes choses dans ses petits trous étroits… Je lui avais choisi un miroir de sac à main.
Sophie, Élodie, Valérie, Eugénie, Sidonie… Ces anciennes collaboratrices de pénalistes ou de firmes américaines dont on avait en d’autres temps flatté la beauté conjuguée à l’intelligence… Qui de Charybde en Scylla avaient échoué chez moi sans argent, sans client, sans mari mais pleines d’amertume. J’en avais toujours une assise au bord de mon bureau qui me tenait la jambe. Encombrant mes cendriers de mégots qu’elles écrabouillaient d’un geste sec et nerveux, elles m’expliquaient avec force exemples à quel point les hommes étaient des lâches. Et moi j’écoutais, convaincu d’avance.
Pour me venger du temps qu’elles me faisaient perdre, j’avais bien envie de ne rien leur offrir du tout. Tout juste de leur larguer N’Zongo pour qu’il les assomme de ses histoires boursouflées de circonlocutions auxquelles personne ne comprenait rien. Avec un coup dans le nez et sa famille pour l’admirer, il était particulièrement redoutable.
Mais comme j’étais un gentil garçon et que cela serait certainement le seul cadeau qu’elles recevraient, j’avais choisi pour chacune un bonzaï, un truc vivant et fragile dont elles auraient à s’occuper avec soin.
Cet inventaire démontrait, s’il en était encore besoin, que la profession d’avocat, en raison de son exercice solitaire et sans censure, préservait dangereusement la folie de chacun… Ainsi naviguait mon esprit devant mon troisième café calva.