Publication : 12/04/2007
Pages : 132
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-612-1
Poche
ISBN : 979-10-226-1169-5
Couverture HD

L'Autobus

Eugenia ALMEIDA

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15,5 €
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7 €
Titre original : El Colectivo
Langue originale : Espagnol (Argentine)
Traduit par : René Solis

Ce roman a reçu le Prix Literastur 2004 et est publié en Espagne, au Portugal, en Italie et en Grèce.

Dans une petite ville du fin fond de l’Argentine, un homme et une très jeune femme attendent un autobus dans un café, l’autobus passe et ne s’arrête pas. Il y a quatre jours maintenant que l’avocat Ponce amène sa sœur pour prendre cet autobus et qu’il ne s’arrête pas. Les jeunes gens partent à pied le long de la voie ferrée. Le village s’interroge. Le soupçon s’installe, la réalité se dégrade subtilement.

Il s’est passé quelque chose dans le pays que tout le monde ignore. Pendant cette attente, nous découvrons la lente plongée dans la folie de la femme de Ponce, provoquée par l’attitude de l’avocat qui ne lui pardonne pas les circonstances de leur rencontre.

La confusion s’installe dans la vie du village, ce sont les militaires qui commandent. Des livres disparaissent de la bibliothèque. Des coups de feu éclatent à la tombée de la nuit, des cadavres de subversifs sont retrouvés, personne ne peut reconnaître le couple de la photo du journal. L’autobus s’arrête de nouveau alors que personne ne l’attend plus et la pluie se met à tomber.

Dans un style alerte et cinématographique, ce court roman parle du pouvoir sous ses formes les plus perverses.

  • , chronique du 28 mars 2007
    PLUME-LIBRE.COM
  • , chronique de Mikael Demets
    EVENE.FR

  • « Pour un premier roman, L’autobus est un coup de maître ! […] Alerte et sans concession, [il] ravit ses passagers de bout en bout. »
    Lucie Cauwe
    LE SOIR

  • « Almeida offre à son texte une puissance peu commune, une vraie force critique. »

    Raphaëlle Leyris
    LES INROCKUPTIBLES

  • « Eugenia Almeida, dont c’est le premier roman, installe une atmosphère de terreur sourde. »

    Véronique Rossignol
    LIVRES HEBDO

  • « Dans son premier roman, Eugenia Almeida revient sur les années noires de l’Argentine. Un récit sobre aux phrases sèches sur le quotidien d’un pays qui a peur. »

    Bruno Caussé
    LE MONDE

 

Cela fait trois soirs que l’autobus passe sans ouvrir ses portes. Le village est sous une chape métallique. Grise et légèrement ondulée. Le seuil des maisons est maculé de terre et l’absence de pluie rend les chiens nerveux. Par la fenêtre de l’hôtel, Rubén se penche machinalement pour regarder les gens qui traversent la voie. Ce sont les Ponce, qui habitent de l’autre côté. Ils accompagnent cette fois encore la belle-sœur pour voir si elle peut retourner en ville. Avant qu’ils ne parviennent à l’emplacement où l’autobus s’arrête, Rubén sort sur le pas de la porte. De loin on aper­çoit sa main qui s’agite comme un pendule dans l’air, un battant de cloche accroché à rien, qui se secoue pour dire non.
Maître Ponce fait un autre geste, de la tête, pour l’aviser qu’il l’a bien vu.
– Il ne s’arrête pas, il faut rentrer.
Cela fait rire Marta. Victoria regarde vers l’hôtel et plisse à peine les yeux lorsque le vent soulève la terre sèche. Elle ne sait pas si elle doit secouer sa robe, ôter son chapeau ou faire demi-tour pour rentrer à la maison.
– Ne ris pas.
Marta baisse la tête pour cacher la bouche qu’elle a superbe, ouverte, immense.
Cela fait quatre jours que les Ponce rejoignent à la même heure l’arrêt situé près de l’hôtel. Lui met un costume, une cravate et des chaussures de ville. Il porte la valise de sa sœur en faisant mine de la trouver légère. Les femmes marchent à quelques pas derrière, en parlant et en agitant les mains.

Le premier jour, ils sont arrivés à l’hôtel à temps pour que Victoria prenne l’autobus de huit heures. Dix minutes avant l’heure, Ponce a vu les phares qui tournaient au carre­four de la route et du chemin. La lumière a anticipé le virage et l’avo­cat s’est avancé de quelques pas dans la rue en terre battue. L’autobus a accéléré en soulevant de la poussière et en brisant net l’éternelle musique agressive des cigales infa­ti­gables. Ponce s’est retourné pour voir les feux arrière de l’autobus en route vers la ville. Les femmes ont voulu dire quelque chose mais l’homme, d’un geste, leur a intimé le silence.
– Attendez-moi ici.
Il a poussé la porte de l’hôtel à la recherche de Rubén qui était vers les tables du fond.
– Qui est le conducteur aujourd’hui?
– Castro, celui d’Aguas Negras.
– Un patelin d’aveugles. Il ne m’a pas vu. Depuis que Pérez est parti, les autres font n’importe quoi.
– Il ne vous a pas vu?
– Non, il est passé sans s’arrêter.
Ponce a fait demi-tour pour sortir de l’hôtel. Les femmes se sont tues quand son ombre s’est allongée à leurs pieds.
– Eh bien petite, tu vas devoir attendre jusqu’à demain.
Victoria a hoché la tête et regardé en coin Marta, qui souriait toujours.
L’avocat a traversé les voies et tout en écoutant sa femme et sa sœur chuchoter, il pensait aux feux arrière de l’autobus. “Ce Castro est un imbécile. S’il ne m’avait pas vu, il n’aurait pas accéléré. Il n’a pas voulu s’arrêter.”
Par la rue sur la gauche débouche Gómez sur sa bicyclette et en les voyant de retour, il leur crie:
– Alors, vous avez changé d’avis?
Et il pédale furieusement tout en levant la main pour les saluer. Ponce veut lui crier quelque chose mais sa voix est basse, faible, inaudible.
– Non, il n’a pas voulu s’arrêter.
Il se rend compte que Gómez ne l’a pas entendu et ne voit plus que son dos et sa nuque qui sont déjà au carre­four suivant. De là où il est, il ne distingue pas la bicyclette noire et l’homme a l’air de pédaler dans le vide.
Ponce sort une cigarette de sa poche et l’allume. Arrivé chez lui, il attend les femmes pour qu’elles entrent les premières.

“C’est comme aux échecs, tout s’explique par la place que les choses occupent sur l’échiquier. Si on est attentif, on peut prévoir et se placer de façon à ce que l’échec et mat soit inévitable.”
Ponce tient le fou entre ses doigts et laisse la cigarette se consumer. Il entend derrière la porte Marta et Victoria en train de mettre la table. Il ouvre le tiroir droit du bureau et en sort une coupure de journal. Avec son stylo, il se met à remplir de lettres les cases de la grille de mots croisés. On entend les pas de Marta. Ponce ouvre la porte et passe entre les deux femmes.
– Je vais à l’hôtel.
Marta fait un signe à sa belle-sœur et enlève les couverts qui lui étaient destinés, elle s’approche de la fenêtre et l’aperçoit par intermittence sous les ampoules des réver­bères. Elle dénoue son tablier, ouvre l’un des tiroirs du buffet et glisse la main jusqu’au fond. Victoria sourit. Au-dessous du plastique où sont rangés les couverts, Marta retire dans son poing serré un morceau de papier argenté. Elle le déplie et dévoile trois cigarettes à moitié fumées. Elle cherche la boîte d’allumettes et s’assoit devant sa belle-sœur.
– Demain, nous irons au marché pour acheter des pêches et des abricots. Ce n’est pas plus mal que tu restes un jour de plus.

Ponce cherche sa table des yeux et s’approche du bar pour y prendre l’échiquier en bois. Rubén est en train d’essuyer les verres et surveille un pot en train de chauffer.
L’avocat allume une cigarette tout en regardant le couple qui est dans le fond. A leurs vêtements, on remarque que ce sont des étrangers. La femme est encore jeune et porte une veste sur les épaules. Il est en costume-cravate et lui parle doucement, presque à l’oreille. Sûre­ment des amants, se dit-il. Il cherche des bagues à leurs doigts mais on y voit à peine. Elle a l’air nerveuse, comme en manque, un peu négligée contrairement à lui. Ponce l’imagine en train d’astiquer vigoureusement les chaussures qui brillent sous la table. Rubén regarde vers la gauche et ses yeux croisent les siens. La moustache de l’avocat bouge à peine vers le bas et l’hôtelier comprend. Tandis qu’il prépare deux verres de whisky, Ponce le regarde de dos, un bout de sa chemise pend hors du pantalon.
L’hôtelier slalome entre les tables pour parvenir jusqu’à Ponce. Il prend le torchon qu’il porte sur l’avant-bras gauche. La main bouge rapidement de façon circulaire, pour nettoyer la table. L’avocat contemple les miettes, les cendres minuscules qui volent au rythme du mouvement. Rubén pose un verre devant son client et un autre un peu plus loin. Il retourne au comptoir et cherche, sous le bar, une bouteille de whisky avec deux croix sur l’étiquette. Deux croix identiques faites à la pointe d’un couteau. Il s’approche de la table et la pose dessus en disant:
– Votre bouteille, maître.
La cendre de la cigarette qui est dans la bouche de Ponce s’allonge démesurément. Rubén se dirige d’un pas prompt vers le comptoir et revient avec un cendrier doré de forme triangulaire. L’avocat abaisse sa cigarette et la tapote doucement avec l’index. La cendre tombe sans se fractionner.
Rubén se dirige vers la table du fond. Ponce, qui avait les yeux à demi fermés pour se protéger de la fumée, l’espionne sans les ouvrir, le suit entre les obstacles. Son regard s’arrête sur la jeune femme. Elle ne porte évidem­ment pas de jupon. On distingue l’ombre de ses jambes, robustes, en bonne santé. Il a l’impression de voir ces jambes trembler lorsque l’homme à la table du fond parle avec Rubén.
– Il ne s’est pas arrêté. Il est passé avec dix minutes d’avance. J’allais sortir pour lui faire signe quand ce monsieur…
Rubén se retourne pour désigner Ponce. L’homme le regarde distraitement, la femme sourit dans la pénombre.
– … est entré et m’a dit qu’il ne s’était pas arrêté. Il n’a pas dû le voir…
Ponce mordille le bout de sa cigarette et sa bouche émet un bruit assourdi, comme un grognement.
– … vous pouvez rester jusqu’à demain. A sept heures et demie, j’irai à la porte pour être sûr qu’il s’arrête…
Les hommes poursuivent leur conversation et Ponce regarde la jeune femme. Elle sait qu’on la regarde. Et elle frissonne. Le bruit d’un camion distrait leur attention. Une corde et une bâche claquent contre les montants métal­liques. Au loin, les chiens de la veuve Juárez aboient au passage du commissaire qui marche dans la rue.
– Le camion de Crespi vient de passer. Dans une demi-heure je ferme, maître.
Ponce laisse le verre de whisky dans lequel il a bu et prend l’autre. Il le regarde en transparence. Il le frotte avec une serviette en papier puis il se sert. Il soupçonne que Rubén reverse dans sa propre bouteille ce qu’il n’a pas bu. C’est pour cela qu’il allume une autre cigarette et que, tout en la fumant, il jette la cendre dans le verre déjà utilisé. Vingt-huit minutes plus tard, il se lève. Rubén comprend qu’il est l’heure de fermer. Ponce regarde en direction de la table du fond et voit qu’il n’y a plus personne. Il ne sait pas à quel moment le couple est parti. Ils ont laissé des verres, des mégots et des morceaux de papier qu’elle déchirait pendant que lui parlait. La table ressemble à une chambre d’hôtel à peine libérée. L’avocat est de dos et lève la main gauche pour que Rubén le voie.
– A demain, maître, entend-il en descendant les marches de pierre. La clochette de la porte continue à tinter tandis qu’il approche des voies.

Le deuxième jour, Rubén est sorti à la porte de l’hôtel à sept heures et demie. Derrière lui, le couple à la table du fond discutait tout bas, les voix nerveuses, pressées ressemblaient à un chœur de grenouilles. Rubén a repéré les Ponce qui traversaient les voies. L’avocat portait la valise de sa sœur, qui marchait à quelques pas derrière en compagnie de Marta. Les hommes se sont aperçus de loin et se sont salués d’un imperceptible mouvement de tête.
En arrivant à l’hôtel, Marta et Victoria sont restées à distance du couple. Marta ne cessait de regarder la jeune femme. Avec un petit rire étouffé, elle a dit à sa belle-sœur:
– Elle ne porte pas de jupon, celle-là. Et elle n’est pas du village.
Victoria semblait ne pas entendre. Elle regardait le ciel couvert et menaçant. Depuis la veille au matin, la pluie faisait gonfler les nuages mais le vent ne cédait pas et l’orage se déplaçait sans parvenir à éclater.
– Pour sûr, elle n’est pas de la ville, celle-là. Elle ne porte pas de bas. De la ville, non. Sûr qu’elle est d’un autre village…
Victoria a regardé les yeux de la jeune femme qui lui a répondu avec une mimique de dégoût. Elle se doutait de ce que ces deux-là pouvaient raconter. Surtout la petite grosse, qui n’arrêtait pas de parler. Le geste a surpris Victo­ria qui essayait de comprendre ce que disait sa belle-sœur, qui parlait sans pratiquement reprendre son souffle.
– … ce ne sont pas des femmes honnêtes, qu’est-ce qu’elles font? Qu’est-ce qu’elles viennent faire ici? Dans ce village, on ne vient que si on a une démarche à faire, ou alors pour des saletés. Et lui… sûr que c’est un voyageur de commerce…
Victoria a regardé Ponce, qui parlait avec Rubén. Il n’y avait pas un seul pli au costume de son frère. La chemise de l’hôtelier était ornée d’une brûlure de cigarette à la manche droite.
– … tous les mêmes. Ils passent leur temps à se promener de village en village et à dormir à l’hôtel. Ils ont presque tous deux ou trois enfants et une pauvre femme qui s’occupe des gosses et ne les voit jamais. Ils débarquent dans un village et se mettent à courir les filles. Il y en a toujours une qui n’a pas de morale et se laisse faire. Et ils s’en vont tous les deux dans un autre village pour ne pas qu’on la reconnaisse. Tu te souviens des Fuentes, ceux du moulin? Eh bien ils avaient une fille spécialiste de ce genre de chose. Elle s’absentait de l’école, la garce. Et elle allait à Trillas, à quarante kilomètres, pour s’envoyer en l’air. On l’a su au village, parce qu’elle a été vue dans un hôtel louche, assise sur les genoux d’un voyageur de commerce. Quelle honte, briser ainsi des familles. Elle a été obligée de s’en aller, de quitter le village. On dit qu’elle est partie en ville. Il y en a qui l’ont vue, qui disent qu’elle travaillait… enfin tu vois ce que je veux dire, dans les théâtres, les cafés, des endroits de mauvaise vie…
Victoria appuie sa main sur la gorge, elle a des gouttes de sueur au front.
– … les Fuentes font comme si elle n’existait plus.
Ils disent qu’ils n’ont plus qu’un enfant. Mais bon, on
m’a dit aussi que don Fuentes n’était pas le mieux placé pour…
Victoria cherche le bras de sa belle-sœur.
– … Tu vas bien? Tu es toute pâle. Ponce, la petite n’est pas bien!
L’avocat se retourne et semble un autre homme. Il s’approche de sa sœur pour la soutenir. Victoria respire fort et ferme les yeux. Au bout du chemin, on entend le bruit de l’autobus. L’hôtelier descend dans la rue pour agiter les bras. Le couple s’approche de la bordure du trottoir. Elle en profite pour faire un bruit avec ses lèvres quand elle passe à côté de Marta.
Rubén entend l’autobus changer de vitesse et le voit accélérer. Il se plante au milieu de la rue et lève les bras. Le véhicule accélère et, d’un coup de volant, esquive l’hôtelier qui reste là immobile, les bras levés, dans un nuage de poussière au beau milieu de la rue. Le couple proteste, elle élève la voix. Ponce serre sa sœur contre lui tandis que Marta agite un éventail tiré de son sac à main.
– L’air te fait du bien, petite? Il te fait du bien?
– Ça va, dit Victoria. Ça va. Merci Antonio. Ça va.
– Ce sont les fruits de mer qui ont dû lui faire mal. Je le savais. Mais quelle idée de manger des choses de la mer dans un village comme le nôtre.
Ponce regarde sa sœur qu’il aide à s’asseoir sur le banc.
– Laisse, Antonio, laisse. Je me sens bien.
L’avocat regarde Rubén revenir de la rue. Il veut lui parler mais ceux du dehors le devancent. Elle fait de grands gestes et chaque fois qu’elle lève les bras, sa jupe se soulève et laisse voir les genoux. Lui s’approche de Rubén de trop près.
– Vous aviez dit qu’aujourd’hui nous partirions, quoi qu’il arrive. Il ne s’agirait pas d’une stratégie concertée pour remplir votre hôtel, par hasard? Nous devions partir hier, et le prochain autobus ne passe que demain.
Rubén recule d’un pas pour se dégager du visage du type et lui dit d’une voix posée:
– Écoutez, je comprends que vous soyez énervé, mais vous n’avez pas à mettre en doute mon honnêteté. Je suis hôtelier de naissance puisque cet hôtel appartenait à mon père. Si vous avez des doutes sur mon honorabilité, vous n’avez qu’à interroger n’importe qui dans le village…
– Non, non, dit le voyageur qui redoute un long discours, je n’en doute pas, mais vous comprenez…
– Y compris maître Ponce, l’un des hommes les plus respectés de…
En entendant son nom, Ponce s’approche mais comprend qu’il n’est pas encore temps d’intervenir.
– D’accord, d’accord, je veux juste savoir…
– … l’avocat peut vous dire quel genre de personne je suis. Mais pour dissiper tout malentendu, l’hôtel vous invite, en pension complète, un jour de plus, et je vais me charger personnellement de faire en sorte que demain vous puissiez rentrer en ville.
Le couple se calme. Ils décident de rentrer. On dirait qu’il lui explique ce qui vient d’être décidé. L’avocat s’approche de Rubén qui est en train de secouer son pantalon pour essayer d’en enlever la poussière.
– Qu’est-ce qui s’est passé? Ma sœur s’est trouvée mal et je n’ai rien vu. Il ne vous a pas vus?
– Je ne sais pas, dit Rubén, il m’a sûrement vu. Il doit se passer quelque chose. Revenez plus tard.
Ponce rejoint les femmes et saisit la valise. Cinq minutes plus tard, ils sont de l’autre côté des voies, en route pour leur maison. Marta, contrairement à son habi­tude, garde le silence.

Ponce entre dans le bar où un rire acide l’agace. Il se retourne et aperçoit la jeune femme sur les genoux de l’homme, en train de jouer avec un verre. Elle a mis de la lingerie noire et la bretelle de sa combinaison a glissé et retombe sur son bras gauche. Trois boutons défaits à sa robe dévoilent la naissance des seins. Ponce est choqué. Sur la table, maculés de traces de rouge à lèvres, s’entassent les verres comme des cadavres racornis. Rubén murmure en agitant les mains derrière son comptoir. La femme continue à rire. La bretelle glisse un peu plus et la fumée des cigarettes va droit sur la table de Ponce. L’avocat sursaute lorsqu’il entend l’homme employer avec cette femme le même mot qu’il utilise pour parler à sa sœur.
– On y va, petite, dit dans l’ombre la voix soûle. Elle, qui cette fois a mis des bas, soulève sa jupe de façon obscène pour ajuster la couture noire qui descend le long des jambes. Ils montent par l’escalier et disparaissent.
Ponce attend. Rubén vaque à ses petites affaires, reculant le moment de la question. L’avocat attend en regardant ses mains. Dix minutes plus tard, il tousse bruyamment pour se racler la gorge. Rubén le regarde et vérifie inutilement que le bar est bien vide.
– Je ne sais pas, maître…
Le lait sur le feu, le torchon à la main droite.
– … ce qui peut bien se passer… je ne sais pas…
– Qui était au volant? demande sèchement Ponce.
– Castro.
– Encore? Ce n’était pas déjà lui hier?
– Oui, c’est ce qui est bizarre. Normalement, ce devrait être quelqu’un d’autre.
– Castro encore. Il est trop bête.
– Je ne sais pas…
– Trop bête de faire ça contre moi. Si c’est une revanche à cause de l’histoire de la ferme…
– Non, maître…
– Il faut qu’il comprenne bien que moi je suis avocat, que je fais mon travail… si tous ceux qui perdent se mettent contre moi… Je ne peux pas le permettre, il faut respecter la loi. C’est à cela qu’elle sert, n’est-ce pas?
Rubén cherche la bouteille de whisky.
– Non, maître, il doit se passer quelque chose. Pour­quoi l’a-t-on fait conduire deux soirs de suite? C’est bizarre…
– Il y en a peut-être un qui est tombé malade? Pour­tant, je n’ai pas vu Vieytes sortir sa voiture. Et à Aguas Negras, il n’y a pas de médecin.
– Écoutez, maître, moi je vais me renseigner. Demain j’attends Rimoldi, le nouveau commis. Pour sûr, il doit savoir quelque chose.
– Ma sœur doit repartir.
– Et moi j’ai ces deux-là qui sont restés coincés. Si je ne m’en débarrasse pas demain, je vais finir par y perdre. Pour les calmer, je leur ai débouché deux bouteilles. Quand la fête sera finie, ils vont redevenir nerveux.
– Et Crespi? Pourquoi vous ne lui demandez pas
à lui?
– C’est vrai. Il faudrait que je l’intercepte sur la route pour qu’il s’arrête. Demain. Mais bon, je ne crois pas que ce sera nécessaire. Demain, l’autobus va s’arrêter.
– Oui.

Rita verse une bassine d’eau sur le trottoir et prend son temps pour balayer. Elle regarde en direction des voies et se dépêche en voyant Gómez soulever sa bicyclette pour franchir le passage à niveau. La silhouette se rapproche et Rita doit à peine hausser la voix pour dire:
– La barrière est baissée?
Gómez se retourne, regarde la coiffeuse et lâche:
– Oui. Ça m’en a tout l’air.
– Encore soûl, le bonhomme.
– Primitivo? Non, cela fait des années qu’il ne boit pas.
– Qu’il ne boit pas d’eau…
– Non, doña Rita, il ne boit plus.
– Vous dites ça parce que vous avez sûrement trinqué ensemble.
Gómez se résigne et regarde le ciel en train de se charger à nouveau d’un orage qui n’éclate pas.
– Vous avez vu que cela fait deux jours que l’autobus ne s’arrête pas?
– C’est ce que Vidal vient de me dire. Je l’ai rencontré juste en arrivant de l’autre côté.
– Pas de l’autre côté, de ce côté.
– Oui, oui, je sais, dit Gómez, mais pour nous, ce sera toujours de l’autre côté.
– Non, sourit Rita cruellement. L’autre côté, c’est celui-là. Et elle lève le bras droit pour montrer de l’index le nuage de poussière de l’autre côté des voies.
– Oui, bien sûr, mais c’est de notre côté qu’ils sont arrivés les premiers, non? Ici, il n’y avait rien quand les Alberti sont arrivés.
– Des Italiens… marmonna Rita.
– On ne peut vraiment pas parler avec vous. Oui, des Italiens. Le village n’aurait pas existé sans ces “idiots d’étrangers”, comme vous dites, non?
– Je n’ai pas dit cela.
– Si…
Le silence est pesant. Rita se promet, une nouvelle fois, d’éviter de trop parler à Gómez. Il a toujours quelque chose à répondre, toujours quelque chose à rétorquer. L’imbécile, avec sa petite bicyclette noire, qui traverse d’un côté à l’autre. Qui va et qui vient. Il croit peut-être qu’à force de venir de ce côté-ci, il va être comme nous; il croit peut-être que, mine de rien, un beau jour il va pouvoir rester ici. Et que personne ne lui dira rien. Que nous ne nous en rendons pas compte. Imbécile.
– Mais continuez, Gómez, je ne veux pas vous retarder, il ne faudrait pas que l’orage vous attrape.
– Non, doña Rita, l’orage ne viendra pas. Le ciel peut se plomber tant qu’il voudra. Il nous écrasera les os mais la pluie, il ne la lâchera pas.
Et voilà maintenant que cet imbécile mal élevé me reprend même sur le temps qu’il fait. Comme si moi qui suis née ici, je ne savais pas. Comme si on pouvait me faire des pronostics, à moi.
Gómez reprend la bicyclette et pique un petit sprint avant de remonter en marche.
– Au revoir, doña Rita.
– Au revoir, Gómez, c’est toujours un plaisir de parler avec vous.

Gómez prend à toute vitesse le virage de la pharmacie. Il lâche la pédale droite et lance sa jambe pour garder l’équi­libre. Il freine d’un coup et saute de la selle. De la pointe du pied, il repousse la pédale en sens inverse et bloque la bicyclette contre l’un des rares rebords de trottoir du village.
– Vous avez besoin que je prenne quelque chose?
Derrière le comptoir, Orellano lui fait non de la main.
Gómez repart déjà quand le pharmacien lui crie:
– Attendez, attendez.
Il pénètre à nouveau dans la pharmacie.
– Oui?
– C’est vrai que cela fait deux soirs que l’autobus ne s’arrête pas?
– Oui, Vidal me le disait tout à l’heure.
– Mais pourquoi?
– Je ne sais pas. On vous a dit quelque chose, à vous?
– Non.
– Tout à l’heure, quand je faisais passer la bicyclette au-dessus de la barrière, doña Rita m’a vu et…
– Par-dessus la barrière? Elle est baissée?
– Oui, je vous disais que doña Rita…
– Et pourquoi est-elle baissée? Primitivo est soûl?
– Non, cela fait longtemps que Primitivo ne boit plus.
– Mais oui, bien sûr. Et la fille des Fuentes est entrée
au couvent.
Gómez hausse les épaules, Orellano fait mine de ne pas voir le geste.
– Et pourquoi la barrière est-elle baissée?
– Je ne sais pas. J’ai regardé si Primitivo y était mais je ne l’ai pas vu. Il a dû aller chercher quelque chose.
– Du vin.
– Décidément, c’est une obsession.
Au dehors retentit un coup de tonnerre comme une pierre qui se brise. Un coup de masse sur la nuque.
– Il va pleuvoir? demande Orellano.
– Je ne crois pas.
– Moi non plus. Et sur l’autobus, qu’est-ce que vous savez?
– Rien. Vidal m’a dit que cela fait deux jours qu’il ne s’arrête pas.
– Et qui est le chauffeur?
– Castro.
– Mais Castro ne devait pas passer avant-hier?
– C’est ce qui est bizarre. Cela fait deux jours que c’est Castro qui conduit.
– Qu’est-ce qui se passe?
– Je ne sais pas. Et c’est juste quand la sœur de maître Ponce doit retourner à la ville.
– Il ne s’est pas arrêté pour l’avocat?
– Non.
– Bon Dieu, Castro va se faire renvoyer. Et il y avait d’autres passagers?
– Un couple, ceux qui sont à l’hôtel. Lui a l’air d’un voyageur de commerce.
– Et elle doit venir d’un autre village.
– Je ne sais pas, je ne crois pas que je la connaisse.
– Bien sûr que nous ne la connaissons pas, c’est pour cela qu’elle vient ici.
– Bon, eh bien je passerai voir Primitivo plus tard, je verrai s’il m’explique l’histoire de la barrière. Elle est peut-être coincée, comme l’autre fois?
– Je ne sais pas. Il reste deux jours avant le passage du train, n’est-ce pas?
– Oui, il en est passé un hier. Elle s’est peut-être coincée quand il l’a descendue. J’en aurai le cœur net.
– Eh bien, Gómez, si vous savez quelque chose et que vous repassez plus tard par ici, venez me voir pour en parler un moment.
– Oui, don Orellano. A plus tard.

Quand il a tourné au coin de la rue, Gómez descend d’un bond de la bicyclette. Il cherche le paquet de cigarettes tout froissé dans la poche de sa chemise. D’une seule main et avec un geste de prestidigitateur, il sort le briquet, une cigarette qu’il place entre ses lèvres et, baissant un peu la tête, il l’allume.
C’est l’endroit idéal pour fumer, se dit Gómez. Du dos de la main, il redresse un peu sa casquette et s’essuie le front. Les yeux presque clos pour ne pas être gêné par la fumée. Cela fait deux ans qu’il saute de sa bicyclette au même endroit et fume sa cigarette tout en marchant dans l’allée des platanes. Les chiens de la veuve Juárez détestent de toutes leurs forces la bicyclette et ils déclenchaient un feu roulant d’aboiements et de hurlements qui lui faisait peur. Il passe maintenant lentement, la bicyclette contre son corps, côté rue. Il a pris l’habitude de cette minute passée à fumer en regardant les feuilles, marron ou blanches, des arbres. Juste avant d’arriver au club, il passe par le commissariat. La fenêtre est ouverte, comme tou­jours, et on entend le commissaire qui respire profondément.
De jour, c’est superflu. Tout le monde sait qui vole qui, qui déteste qui, qui trompe qui. La nuit tombée, le com­mis­saire sort faire un tour le long des maisons importantes: celle de la veuve Juárez, celle des Orellano, celle de Guzmán, celle des Fuentes, celle du docteur Vieytes. Parfois on entend un coup de fusil, un soupir sec et bref, le bruit d’un corps qui tombe. Mais c’est toujours de l’autre côté des voies. Et c’est toujours un coup de feu en l’air, un coup de couteau qui rate sa cible, un ivrogne qui ne peut pas rentrer chez lui. Le commissaire sait pourquoi lui aussi vit de l’autre côté. Et il sait qu’il y a d’autres règles: de ce côté des voies l’hôtel, le club, la pharmacie, le salon de coiffure, les familles des notables, le commissariat. De l’autre côté, les maisons basses, aucune rue goudronnée, des commerces pauvres qui menacent de ne plus vendre de vin si les notes ne sont pas payées, des soupirs, des robes à fleurs, des enfants avec plus d’un père, le poignard, la fourche, le fusil. Sans commissariat. Sans médecin. Sans les gâteaux secs du salon de thé Callois. De l’autre côté des problèmes qui se règlent ou s’oublient ou s’arrêtent avec quelques gestes, un cri, un changement de trottoir. Ils sont tous pareils. Ils savent tous punir ou pardonner. Le seul qui est différent, le seul qui est à l’écart, étrangement égaré dans cette géographie, c’est maître Ponce. Lui et son épouse, serrée dans des robes ramenées de la ville, bruyante même quand elle se tait, parfaitement en accord avec le côté de l’hôtel. Comme s’ils s’étaient trompés en s’installant de l’autre côté des voies. Mais ce ne fut pas une erreur. Ce fut délibéré. Comme un défi. Le docteur Vieytes avait même eu la délicatesse, trente-deux ans plus tôt, d’expliquer à Ponce pourquoi il ne devait pas acheter cette maison.
– Maître, vous qui avez fait vos études à Córdoba…
– Oui.
– Et qui vous êtes distingué là-bas. Puis à Buenos Aires…
– Oui.
– Vous devriez acheter la maison des Hernández.
– Elle ne me plaît pas.
– Mais cher maître, vous pourrez l’arranger comme vous voulez.
– Je n’aime pas la maison.
– Vous savez quoi? De l’autre côté, vous ne trouverez pas une maison qui vous corresponde.
– Et celle des Alberti? Elle n’est pas en vente?
– Écoutez, je ne sais pas, mais en fait…
– Cette maison est vide depuis longtemps. Je ne veux plus de location. Nous sommes bien installés mais je voudrais une maison à moi. Celle des Alberti a d’immenses baies vitrées. Et des poiriers derrière. Elle me plaît.
– Oui, maître, oui. Mais ce que vous ne comprenez pas, c’est que le problème, ce n’est pas la maison mais sa situation.
– A cause du sable? Je croyais que le rideau de peupliers avait réglé la question?
– Il ne s’agit pas de cela.
– Des inondations?
– Écoutez, maître. Je vais vous demander de m’écou­ter quelques minutes sans m’interrompre. Vous n’êtes pas d’ici. Vous venez de la ville. Et il y a des choses qu’on met longtemps à comprendre.
– Mais cela fait deux ans que je suis dans le village.
– Oui, mais vous n’êtes pas d’ici. Ici, les choses sont très claires. Le village réel, le seul vrai village, il est de ce côté-ci des voies. Et vous le savez. De l’autre côté, il y a des fermes, la campagne, deux ou trois types qui se croient malins…
– Des gens.
– … des putes. Des putes, des délinquants, des voleurs, des vagabonds, des ivrognes. Ils ne sont pas comme nous.
– Moi, la maison des Alberti me plaît.
– Ne soyez pas têtu, maître. Vous êtes arrivé au village il y a deux ans. Depuis que vous êtes là, vous avez eu du travail. Les meilleures familles sont vos clientes. Et toutes vivent de ce côté-ci. Vous me comprenez?
– Il est vrai qu’en deux ans je n’ai eu aucun client de l’autre côté mais un jour ou l’autre ils auront bien besoin d’un avocat.
– Non. Ces gens-là n’ont pas besoin d’avocat. La loi n’est pas leur affaire. Là-bas, ils s’échangent des coups de couteau, ils se soûlent et ils s’accouplent, ils paient leurs dettes en offrant leurs filles.
– Vieytes, vous n’allez pas me dire que vous n’avez jamais soigné un malade de l’autre côté…
– Jamais.
– Jamais?
– Là-bas, c’est la vieille qui soigne tout.
– Doña Elisa?
– Oui. Elle les aide à naître et après elle les aide à mourir.
– Mais doña Elisa ne peut pas tout faire. Il y a bien des choses qu’elle ne peut pas régler…
– Si elle ne peut pas, elle dit trois prières et elle attend qu’ils meurent.
– Vieytes, ce n’est pas possible…
– Écoutez, Ponce, arrêtez de tourner en rond. Vous êtes avocat, n’est-ce pas? Vous avez du travail, n’est-ce pas? Ne déstabilisez pas vos clients. Ils ne sauraient pas com­ment interpréter votre geste de vous installer de l’autre côté.
– Vous voulez me dire que si je m’installe là-bas, je n’aurai plus de clients de ce côté-ci?
– Oui.
– Vieytes, personne ne peut m’obliger à vivre dans un endroit qui ne me plaît pas.
– Justement, cherchez une jolie petite maison de ce côté-ci et achetez-la. Si ce n’est pas celle de Hernández, cela ne fait rien, il y en a d’autres. Ou sinon, vous pouvez en faire construire une neuve…
– Je ne veux pas faire construire. Et je sais quelle est la maison qui me plaît. Celle des Alberti.

Une heure après cette discussion, Ponce marchait le long des voies. Depuis qu’il était arrivé au village, il avait vécu de ce côté, le côté de Vieytes, de Orellano, de Fuentes. Et il était vrai que le travail ne lui avait pas manqué. Il était arrivé porteur d’une lettre du sénateur Giménez Pardó, qui avait été camarade de collège du frère de Guzmán. Le jour où Ponce et sa femme étaient arrivés, ils avaient laissé les bagages à l’hôtel, avaient pris le petit-déjeuner, lui avait fait sa toilette et était parti voir Guzmán. Marta regardait le village par la fenêtre.
L’homme l’avait reçu comme un ami. Le soir même, on l’avait invité à la partie de poker du mardi. Même s’il n’aimait pas le jeu, il y était allé pour faire connaissance de ses futurs voisins. Le poker était un prétexte. Les mêmes cartes demeuraient tranquillement dans les mêmes mains des heures durant. On buvait du whisky en fumant des havanes. Les cartes étaient comme une parodie des éven­tails des femmes. On aurait pu croire que ces hommes étaient des délinquants surpris en flagrant délit, en train d’essayer de dissimuler un crime. Comme si on venait de distribuer les cartes, que quelqu’un avait mis des billets sur la table et que quelqu’un d’autre avait éparpillé des jetons au hasard. Peut-être ne connaissaient-ils même pas les règles du poker. Mais ils savaient que dans le village seules les femmes se réunissent pour parler. Il faut bien que les hommes fassent quelque chose et, accessoirement, aient une conversation. C’était peut-être pour cela qu’ils faisaient semblant de jouer.
Ce mardi-là, Ponce avait rencontré ses meilleurs clients. Et ceux-ci s’étaient chargés de le recommander à d’autres familles. Testaments, successions de terrains, divisions
de propriétés, procès d’un ouvrier agricole qui osait les attaquer, enhardi par les discours de Perón. Rien d’extraor­dinaire; de petites affaires qui se succédaient sans temps morts, qui lui avaient permis de faire son trou dans le village et de calmer la fureur qui l’avait poussé à se réfugier dans un endroit éloigné de tout. Deux années durant, il avait travaillé ainsi, mais à présent il voulait acheter la maison des Alberti.
Peut-être Vieytes avait-il raison. Pas un seul client de l’autre côté. Ils étaient là, mais pour lui ils étaient quelque chose d’inconnu. En deux ans, il n’était parvenu à identi­fier personne. Il avait entendu parler de doña Elisa, il savait que le gamin à la bicyclette noire vivait près du silo, lui les voyait, de loin, sortir du bistrot qui donnait sur les voies. Mais il n’en connaissait pas un seul. Il ignorait leurs noms et il n’aurait pas pu les reconnaître s’il les avait croisés dans un autre village.
Mais même en admettant qu’il avait raison, Vieytes avait franchi une limite. Personne ne pouvait lui dire de quel côté il devait vivre, personne ne pouvait l’obliger. Ponce regardait le bout de la cigarette. L’obscurité totale à l’exception de la braise. Personne ne pouvait lui dire quelle maison acheter. On l’avait obligé une fois, il avait choisi un autre piège, il payait maintenant en s’obligeant à vivre dans ce village choisi à l’aveuglette sur une carte. Eh oui, il avait choisi cet endroit. Cette gare, cette localité, cet hôtel. Il aurait dû habiter une ville, peut-être. Il aurait dû avoir son cabinet dans une rue de Rosario. Ou de Córdoba. Rester définitivement célibataire.

Après avoir regardé Marta pendant deux ans, il lui semblait qu’elle avait enseveli les reproches, qu’elle n’y attachait plus d’importance, que sa rage lui était indiffé­rente. Il se demandait parfois si elle se rendait compte qu’il l’avait enterrée dans ce village pour la punir. Sa femme dans un premier temps avait été muette, muette et renfer­mée. Et soudain, sans crier gare, elle s’était transformée en poupée idiote, en animal sans cervelle qui se réjouit pour un rien. Un chien abruti qui célèbre de la même façon un coup, une caresse ou l’indifférence. A présent, il semblait que tout allait bien. Tout allait toujours bien. Et son rire, détaché des choses, battait contre le temps comme une cloche stupide. Qui sait ce qu’elle pouvait bien voir à l’intérieur, ce qui déclenchait ce reflet creux, ce rire aigu et convulsif qui rendait Ponce nerveux.

Eugenia ALMEIDA est née en 1972 à Córdoba, en Argentine, où elle enseigne la littérature et publie des textes dans de nombreuses revues. L'Autobus, son premier roman, a reçu le prix Dos Orillas de Gijón, La Pièce du fond était finaliste du prix Rómulo Gallegos. Elle écrit également de la poésie.

Bibliographie