Un adepte du sadomasochisme contacte Marco, dit l'Alligator, pour qu'il retrouve son épouse disparue. L'ancien prisonnier et ses acolytes, Beniamino Rossini, vieux truand à l'ancienne, et Max la Mémoire, vieux militant qui recouvre sa passion politique lors du G8 de 2001, vont plonger dans le monde souterrain de la souffrance volontaire, dans le drame des "doubles vies", à la recherche du Maître des nœuds, un tortionnaire qui sait se faire adorer de ses vidimes.
Pour les trois amis, le plus dur ne sera pas de progresser les armes à la main entre bonne société et mafias mais de se retrouver, au bout du monde SM, face à leurs propres souvenirs de prisonniers.
Remarquable comme toujours par sa précision documentaire et son regard implacable sur les plaies sociales, ce roman de Carlotto met une nouvelle fois en scène son enquêteur très particulier, amateur de blues et de calva.
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« Un roman emprunt de colère, la dénonciation d'un monde sans repères, finalement dominé par un jeu pervers entre maîtres et esclaves consentants. »LE FIGARO LITTERAIRE
Mon téléphone portable vibra dans la poche de ma chemise. Je continuai à regarder fixement pendant un moment le petit point vert qui clignotait en me demandant ce que je devais faire. J'avais trop d'alcool dans le sang pour être lucide et donc je répondis, histoire de penser à autre chose. La musique à plein volume m'obligea à sortir dans la rue. C'était Rudy Scanferla. Il travaillait dans mon bar de nuit, un café-concert, et feignait même d'en être le propriétaire. Il m'informa qu'était arrivé un type qui voulait me parler d'urgence. Je lui dis que je reviendrais le lendemain et raccrochai. Il s'agissait probablement d'un nouveau client, mais ce jour-là je n'avais pas le cœur à écouter les problèmes des autres. Je m'amusais comme ça ne m'arrivait plus depuis pas mal de temps. Je me trouvais à Pontedera, au Musicomio, le magasin de livres et de disques de mon ami Guido Genovesi. On fêtait, avec un sacré retard du fait qu'il ne m'arrivait pas souvent de me trouver dans le coin, la naissance de sa fille. Il y a quatre ans, j'étais entré au Musicomio pour acheter un disque des Canned Heat et j'avais remarqué Guido en train de bavarder avec un de ses amis, Giacomo Minuti, éclusant un apéro. On s'était regardés bien en face et on s'était plu aussitôt. Après la fermeture du magasin, on avait continué à boire et à parler dans différents bistrots, et quand le dernier patron nous avait poussés dehors, on était montés dans la voiture de Giacomo qui nous avait emmenés attendre l'aube au village Piaggio. lin petit quartier construit pour les employés de la grande firme de scooters qui avait transformé, en bien ou en mal, la vie de la petite ville toscane. Giacomo avait passé son enfance au village et il pensait que c'était important de connaître ce lieu pour comprendre Pontedera. Il avait raison. J'avais bu un dernier café et étais reparti pour Padoue. J'allais les voir quand j'avais le temps. Guido, en plus de s'occuper du magasin, se plaisait à écrire des nouvelles. Giacomo, lui, travaillait à la mairie de Vicopisano. Un après-midi, il m'avait emmené visiter le château et les anciennes prisons du village. Les détenus y grattaient les briques du sol et, en diluant la poudre dans l'eau, obtenaient une sorte de couleur rouge pour écrire et peindre sur les murs. J'avais d'ailleurs été saisi par un paquebot dessiné à l'époque fasciste par un anarchiste de Carrare, un certain Sirio Belletti. Il m'avait donné l'envie de me barrer, de partir loin. Giacomo ne savait pas que j'avais fait de la taule. Guido et lui ne m'avaient jamais rien demandé sur mon passé et encore moins comment je faisais pour vivre. Sur mon présent, j'aurais été contraint de leur balancer des craques, alors que je leur aurais volontiers raconté que j'avais été accusé de terrorisme et avais passé sept ans au trou; mais je n'aurais pas perdu de temps à leur expliquer que j'étais innocent. Un détail inutile dans le bilan global. La nuit où j'avais foutu ma jeunesse en l'air, j'avais simplement invité chez moi un type que je ne connaissais pas; à l'époque, ma porte était ouverte à tous ceux qui avaient besoin d'un endroit pour dormir. A l'aube, les flics étaient arrivés, cagoulés et armés jusqu'aux dents. Le type, je ne l'ais plus revu. Il est derrière les barreaux avec deux condamnations à perpétuité sur le dos. J'aurais pu m'en tirer mais le juge voulait que je reconnaisse certaines personnes que je n'avais jamais vues. Et qui ne m'avaient rien fait. La prison avait été difficile pour l'ancien étudiant et l'ancien chanteur de blues que j'étais. Ça m'avait séché la voix et avait fait de moi un maniaque de la vérité. Celle que la déesse aux yeux bandés de la Justice ne voit jamais. Une fois en liberté, j'avais profité de ma réputation de mec réglo et de mon expérience de médiateur entre les diverses factions du milieu pour m'inventer la profession de détective sans licence. L'idée s'était révélée juteuse. Les avocats qui avaient besoin de contacts avec le monde de la pègre pour sortir leurs clients de la merde s'adressaient volontiers à moi. Mes services n'étaient pas bon marché, mais je réussissais presque toujours à fourrer mon nez là où juges, poulets et détectives privés, d'anciens flics eux-mêmes, ne pouvaient même pas imaginer approcher. A présent, les affaires marchaient fort. Je m'étais même payé un bar, dans un patelin aux portes de Padoue. Il n'était ouvert que la nuit; on y buvait bien et la musique était de qualité. Les clients l'avaient affectueusement appelé le Rade. Je l'avais acheté parce que j'avais besoin d'un bureau pour recevoir les clients: une table constamment réservée avec une position stratégique pour surveiller la porte, le comptoir et la scène où se produisaient les musiciens. A cause de mes antécédents, j'avais été obligé de le mettre au nom de Rudy Scanferla, mon barman. Ce qu'il avait aussitôt accepté; il pouvait ainsi se vanter auprès des filles et son salaire n'était pas mal du tout.
Dans mon activité d'enquêteur, j'ai deux associés: Beniamino Rossini et Max la Mémoire. Rossini est un type de la pègre à l'ancienne. Fils d'une contrebandière basque légendaire et d'un Milanais, il avait suivi les traces de sa mère pour se consacrer ensuite au braquage de fourgons blindés. Après une longue pause dans les geôles du pays, il était retourné trafiquer d'une frontière à l'autre, en particulier avec la Dalmatie qu'il rejoignait sur des vedettes rapides. Ces derniers temps, il s'occupait à récupérer de l'argent, caché dans les lieux les plus impensables pour le compte de détenus qui ne devaient pas sortir avant l'entrée en vigueur de l'euro, le 1er janvier 2002. Beniamino prélevait le fric de casses et autres activités illicites, à l'exception de celui du trafic de drogue ou de matos pédo-pornographiques, et le confiait aux personnes qu'il fallait, lesquelles le remettaient en circulation pour l'échanger dans la nouvelle monnaie au moment voulu. Le vieux gangster se prenait 20 % et ne laissait aucune facture, mais son nom était à lui seul une garantie. Il avait suffisamment de blé pour ne pas avoir besoin de participer à mes enquêtes, mais en cabane je lui avais sauvé la peau et il ne voulait pas qu'il m'arrive quelque chose. Et puis l'aventure était le sel de sa vie. Ça le faisait se sentir vivant. Il avait été marié, mais pendant qu'il était l'hôte de l'Etat, sa femme l'avait trompé avec son avocat, le laissant sans un rond. Il ne s'était pas vengé et, sincèrement, je n'ai jamais compris pourquoi. Rossini portait au poignet gauche de fins bracelets en or. Un pour chaque type qu'il avait descendu. C'était un vrai professionnel de la violence, qu'il utilisait pour administrer la justice selon un code du milieu désormais oublié par les nouvelles générations. Même s'il avait dépassé la soixantaine, il restait un adversaire redoutable et surtout implacable. Grand, mince, encore musclé, élégant, les cheveux clairsemés teints et les moustaches à la Xavier Cougat, il aimait les boîtes de nuit et les femmes qui les fréquentent. Depuis quelques années, il était avec Sylvie, une danseuse du ventre franco-algérienne. Un rapport vécu au jour le jour sans projets à long terme, typique du milieu des établissements nocturnes.
Mon autre associé est Max la Mémoire. Son surnom vient de sa passion d'archiver toute information utile. Accusé de meurtre et de participation à bande armée, il avait disparu de la circulation pendant des années mais ne s'était jamais éloigné de Padoue. Je l'avais connu au cours de ma première enquête. J'avais besoin d'informations sur certains gros bonnets qui voulaient ma peau. A l'époque, il utilisait sa copine, une artiste de rue sud-américaine, comme indic et pour mettre à jour ses archives. Marielita avait été tuée par les hommes de main de la mafia du Brenta. Je l'avais tenue dans mes bras tandis que son corps pissait le sang. Max ne s'était jamais remis de sa perte, et moi de mon sentiment de culpabilité parce que, une nuit, j'avais couché avec elle. Et ça, ça n'aurait jamais dû arriver. Max ne pouvait continuer à se cacher indéfiniment. Un jour ou l'autre, on l'aurait arrêté. Ça se passe toujours comme ça. Rossini et moi réussîmes à entamer des pourparlers avec un juge antimafia. Administration normale de la justice. D'abord, on se met d'accord et puis, une fois que les jeux sont faits, on célèbre la liturgie de la Procédure. A la fin, le juge voulut bien aider Max à obtenir sa grâce après une période de prison relativement brève. En face du portail de Rebibbia, je l'avais embrassé vigoureusement et lui avais offert de venir s installer dans un appartement vide au-dessus de mon bar. Il avait accepté et depuis ce jour nous étions devenus associés. Ses années de cavale et la mort de Marielita avaient laissé leurs marques. Max passait beaucoup de temps face à son ordinateur, à fumer, à boire de la bière et de la grappa et à écouter de la bonne musique. Ses années passées en cabane, elles, lui avaient laissé en héritage une certaine façon de cuisiner. Un rite solitaire fait de gestes mesurés et lents pour exorciser le temps et cicatriser les blessures. Il remplissait les vides de son existence avec la bouffe, le tabac et l'alcool. Il était gros et avait les doigts jaunes de nicotine.
Je l'appelais affectueusement le Gros. Mais jamais devant lui; il était bien trop susceptible. Un jour, au terme d'une enquête qui nous avait conduits à affronter une bande de Colombiens, il avait décidé de refaire de la politique. Il ne se contenterait plus désormais de résoudre des affaires. Le vieux Rossini et moi avions tenté de le dissuader parce que, s'il avait le moindre problème dans les cinq ans qui suivaient sa remise en liberté, sa grâce pouvait être révoquée. Une simple condamnation pour affichage sauvage suffirait pour le réexpédier en taule pour quinze piges. Mais il nous avait juré qu'il ferait attention. Il avait adhéré au Mouvement des mouvements, celui que les journaux appellent No Global. Il s'occupait de commerce équitable en travaillant dans une association d'organisations à but non lucratif de la province de Venise qui importait des produits d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie en suivant la logique de la solidarité, et non celle de l'exploitation et du profit. Rien de dangereux ou d'illégal, mais on ne pouvait pas baisser la garde. En Italie, le climat politique avait changé et tous ceux qui pensaient qu' "un autre monde était possible" étaient considérés comme des ennemis de la "démocratie et de la civilisation occidentale". Toutefois, malgré ces préoccupations, j'étais content pour mon pote Max. Son sourire était moins triste et il s'était remis à draguer. Je l'avais invité à venir avec moi à Pontedera mais il était déjà pris par des réunions. Il m'avait cependant demandé de faire un détour jusqu'à une pâtisserie, dans la province de Florence, pour lui acheter une bonne provision de ses chocolats préférés. Je le ferais le jour suivant. Avant de rentrer à Padoue et de rencontrer mon nouveau client, si du moins il avait eu la patience de m'attendre.
Guido me tapa sur l'épaule:
– C'est l'heure d'aller manger.
Je souris. Je connaissais les dîners de mes amis toscans. On ne sortirait pas de table avant deux heures du matin.