Publication : 08/04/2010
Pages : 216
Grand Format
ISBN : 978-86424-732-6
Couverture HD

Le Monde ennemi

Luiz RUFFATO

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18 €
Titre original : O mundo enemigo
Langue originale : Portugais
Traduit par : Jacques Thiériot

Dans une petite ville de l’État de Minas Gerais, des vies se croisent, toutes marquées par la violence de la pression sociale qui impose le manque de perspective. Dans un tourbillon de tristesse, de mesquinerie et de violence on aperçoit des espoirs fugaces et des émotions subtiles. Des récits de vie habilement structurés se croisent, se télescopent, sont évoqués à travers les sensations, les odeurs de pâtisserie ou de café, les bruits. On retrouve des personnages du précédent roman Des gens heureux, l’auteur poursuit le projet littéraire commencé avec Tant et tant de chevaux : construire une écriture fragmentée, témoin d’une société en décomposition et présentée par bribes. Il nous place devant un roman en construction, susceptible de transformations, et nous permet de penser le sous-titre de son oeuvre : même l’enfer peut être provisoire. Luiz Ruffato est considéré comme l’un des écrivains brésiliens les plus brillants, son oeuvre se compose de 5 volumes qui construisent un kaléidoscope littéraire qu’il revient au lecteur de réorganiser par sa lecture.

  • « Une foule de Luzimar, de Gilmar, de Hilda, de Vanim, de Bibica se télescopent dans ce fourmillement de chroniques et de témoignages cabossés. De nouveaux personnages arrivent, occupent tout l’espace, s’imposent avant de disparaître brutalement. On les redécouvre au deuxième plan, trente pages plus loin. Les souvenirs et le présent se mélangent dans un tourbillon. Un faux désordre, un vrai vertige se révèle. »
    Vincent Borcard
    GENEVE HEBDO
  • « Romancier brésilien, né en 1961, Luiz Ruffato a composé une œuvre en cinq volumes, Enfer provisoire, dont trois sont publiés aux Editions Métailié. Dans Le Monde ennemi, l’action se situe dans une petite ville industrielle du centre du Brésil, où des vies se croisent, toutes marquées par la force de la pression sociale. On retrouve des personnages du précédent roman, Des gens heureux, témoins d’une société en décomposition. »
    LE MONDE DES LIVRES

DEUX VIEUX COPAINS

Les derniers ouvriers quittent en hâte la Manufacture, Joyeux Noël ! Joyeux Noël !, euphoriques, en guise d’au revoir, évacuent l’après-midi vierge de nuages. Envapé par l’effluve chaud des pavés, Luzimar enfourche son vélo et, lentement, traverse la Vila Domingos Lopes (jambes zigzaguant de magasin en magasin), rapporter quelque chose à soninha faut que je trouve de l’argent, il monte la rue du Comércio (de petites lumières enchevêtrent les vitrines, un père Noël essoufflé se déplie - hohohoho - rouge), m’sieu zé pinto peut-être que le treizième mois elle le mérite, soucieux il franchit le nouveau pont (par-dessous, le Pomba en crue), ah elle mérite la pauvre ensuite ensuite je me débrouille, indécis il passe par la Petite Place (des gamins donnent le tournis à un ballon catégorie minimes), mais est-ce qu’il prête ?, il entre dans la Vila Teresa, je signe une reconnaissance de dette, recta !, le dérailleur se coince, merde !, il met pied à terre, furax, martèle la selle, merde ! merde !, de l’autre côté, devant la maison de Gildo et Gilmar, une Coccinelle verte, plaque de São Paulo, une femme balaie le trottoir, dona marta ? Ses doigts dégrippent la chaîne, il traverse, "Dona Marta !", elle frotte ses petits yeux derrière les verres rayés, de l’avant-bras prend appui sur le balai de piassava, "Vous ne vous rappelez pas de moi ? Luzimar... le fils de m’sieu Marlindo... de dona Zulmira... On habitait là, dans l’impasse du Zé Pinto". "Ah, mon Dieu, bien sûr que je me rappelle ! Vierge Marie !, comme... comme tu as grandi !, te voilà un homme... Comme le temps passe ! Et ta mère ?" "Couci-couça... toujours lavandière." "Mon Dieu !, ça fait tellement d’années ! Et ta sœur ? La petite..." "Hélia." "Oui, Hélia, elle s’est mariée ?" "Elle a appris la couture avec vous, c’est bien ça ?" "Oui..." "Elle s’est mariée... elle a trois enfants..." La femme se passe la main sur le front, repousse des mèches blanches sous son fichu. "Voilà, dona Marta, je passais, j’ai vu la voiture... je me suis dit que ça pouvait être des gens de São Paulo..." "Ah, tu as vu ? C’est celle de Gildo... Tu te rends compte ?, il a conduit depuis tout là-bas... Quel danger, mon Dieu !" "Il est là ?" "Il est bien arrivé, grâce à Dieu. Tu veux que je l’appelle ?" "Si ça ne vous dérange pas..." "Mais pas du tout !" Péniblement, elle gravit les deux marches de l’entrée et disparaît dans la pénombre, avec ses varices.
Luzimar frotte la graisse séchée sur ses doigts au tissu de sa poche, se débarrasse des minuscules filaments de coton accrochés à ses cheveux, sa chemise, son pantalon. Gildo se pointe à la porte, ensommeillé.
- Luzimar !
- Gildo !
Ils échangent une accolade.
- Luzimar, mon pote, viens, entrons !
- Mais... c’est que... Bon... Mais juste un petit moment... J’ai encore des petits problèmes à régler aujourd’hui...
Corpulent, Gildo - bermuda en jean, tee-shirt publicitaire élimé, sandales hawaïennes - entraîne Luzimar dans le séjour. Fissa, il ouvre en grand les fenêtres, arrache les housses en tissu bon marché qui protègent le canapé et le fauteuil et les roule en boule sur un colis encore fermé. Fébrile, il débarrasse la table en simili-marbre d’un cendrier en forme de cœur et de la marguerite en plastique plantée dans un soliflore et les dispose sous le petit arbre de Noël clignotant qui asperge de lueurs colorées le mur où trône, enclose dans un cadre ovale suiffeux, la photo coloriée de feu m’sieu Marciano.
En tapinois, le silence rampe dans le séjour, sa langue bifide tâtonnant l’air, vigoureux, poisseux, si distant de l’autre, celui de l’enfance, quand, assis sur le sol de la ferme, ils perdaient la notion des heures qui s’effilochaient dans les pages des petites revues de bandes dessinées que Gildo et Gilmar achetaient au kiosque de l’Italien, place Rui Barbosa, ou quand, couchés dans l’herbe du terrain vague, ils observaient les nuages qui se désintégraient, et ils se perdaient dans leurs pensées... Étran­gers l’un à l’autre, à présent.
- Et São Paulo ? demande Luzimar.
- São Paulo ?
Dona Marta surgit, tout affairée, "Je vais vous préparer du café".
- Mère, du café ? Pas question ! Il y a de la bière dans le frigo, apporte-nous une bouteille, on va fêter ça, d’accord ?
- Bon... je vais boire juste un verre... J’ai encore des petits trucs à faire aujourd’hui...
- Du café avec cette chaleur ? Y a qu’une mère pour avoir cette idée ! Et toi ?
- Tout va bien, grâce à Dieu.
- Et quoi de neuf ?
- Du neuf ? Ici rien n’arrive...
- Ah, ça c’est bien vrai. Y a sept ans que je suis parti et... qu’est-ce qui a changé ici ? Rien, rien de rien...
- Ouais...

Luis Ruffato est né en 1961 dans le Minas Gerais. Après avoir été ouvrier, il devient journaliste puis critique littéraire à São Paulo. Sa carrière littéraire commence avec Tant et tant de chevaux qui obtient en 2001 le Prix Machado de Assis. Auteur littéraire reconnu et traduit, il construit à travers toute son oeuvre un projet de description de la vie des travailleurs pauvres au Brésil.

Bibliographie