Publication : 26/01/2012
Pages : 144
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-850-7
Couverture HD
Numerique
ISBN : 978-2-86424-816-3
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Le théorème de Kropst

Emmanuel ARNAUD

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Laurent Kropst est en maths sup à LLG, Louis-le-Grand pour les intimes. Interne, il doute qu’il existe un monde en dehors des colles et des blagues vaseuses de ses petits camarades. Pire, au-delà du dixième au classement général de maths et de physique, il ne connaît plus personne. En somme, la vie va son petit train-train de classes préparatoires ; jusqu’au jour où Kropst prend une tôle monumentale en mathématiques. Pour lui, c’est la fin du monde : l’opprobre, le discrédit, et surtout la relégation dans un obscur lycée de banlieue à la fin de l’année. Il découvre alors qu’on peut changer son destin avec quelques mots et beaucoup de mauvaise foi.

Dans la foulée, il rencontre les filles du lycée, des élèves d’hypokhâgne, souriantes, épanouies, brillantes, elles lui font découvrir l’autre moitié du monde, ou peut-être faudrait-il dire, la face cachée de la lune. Lui qui ne jurait que polynômes de Bernoulli et lemme de Zorn se met à lire Proust et à causer Baudelaire et Platon à la cantine, entouré de toute une troupe de littéraires plus fantasques les uns que les autres. Il réalise que ce n’est pas seulement en s’échinant sur des théorèmes ou en suant des algorithmes qu’on parvient à ses fins ; l’ascenseur social emprunte bien d’autres voies, plus malhonnêtes peut-être, mais aussi plus rapides. Quand on n’est pas issu du sérail, il faut parfois être prêt à tout.

Dans un style alerte et ironique, Emmanuel Arnaud nous livre ici un tableau générationnel, mais aussi une plongée comique dans les méandres du raisonnement mathématique : son roman est une ode à l’intuition, qui réconcilie la science et la littérature.

  • « Rentrer en sup, c’est comme rentrer en religion, il faut y croire, mais parfois cela ne suffit pas ! Laurent Kropst a rejoint la sup du célèbre lycée Louis-le-Grand suite à une démonstration époustouflante et inédite ! Il rejoint la future élite (bien consciente de son potentiel et de sa position présente et future), enfants formés de longue date pour ce cursus, il complète une élite de père en fils. La course à la note et au classement sont lancées dans le but d’intégrer La Grande et Prestigieuse Ecole, peu de loisirs, seules préoccupations les révisions, les oraux, les contrôles tels des sportifs de haut niveau surentraînés. Néanmoins, les embûches arrivent vite sous la forme d’un malheureux 3 en devoir de mathématiques. Affront. Catastrophe. Grain de sable dans un engrenage pourtant bien huilé qui provoquera mensonges, affrontements mais aussi ouverture vers une vie nouvelle et plus aérée, plus proche de Proust et Baudelaire que de Bernoulli et Banach ! Emmanuel Arnaud nous offre une chronique et un portrait vifs, ironiques et plaisants sur ce que certains continuent de nommer « l’élite » du monde étudiant destinée à diriger notre société ! »

    Max Buvry
    Librairie Vaux-Livres (Vaux-le-Pénil)
  • « Je viens de lire Le théorème de Kropst d'Emmanuel Arnaud. J'ai beaucoup aimé cette histoire, qui m'a (presque !) réconciliée avec les maths. En tout cas, je les vois d'un nouvel œil ... C'est un livre moderne, qui sera en bonne place sur nos tables dès sa sortie ! »

    Françoise Gaucher
    LIBRAIRIE LE COIN DES LIVRES (Davezieux)
  • « Bienvenue dans le monde impitoyable de maths sup…Deux mondes très opposés, les matheux et les littéraires. Des amourettes, des trahisons, des coups bas, de grands ados !!! Dans ce monde d’élite où rien n’est laissé au hasard. Un choix difficile à faire parmi les différentes méthodes pour résoudre leurs devoirs. Ou comment trouver l’étincelle qui va vous permettre d’accéder au top Ten. J’ai noté un excellent passage dans les combes de « Louis le Grand » où Laurent va chercher dans ses derniers retranchements et suivre son intuition. Bannir les doutes et foncer… Un roman court mais qui m’a fait découvrir un monde que je ne connaissais pas. »

    M. Jaubert
  • « Pauvre Laurent Kropst ! Élève moyen en maths spé, une mauvaise note en mathématiques peut changer son avenir en cauchemar. Tel est le monde sans pitié de Louis-le Grand. Mais ses nouvelles amies d'hypokhâgne vont lui faire découvrir de nouvelles perspectives... Dans ce roman vif et curieux, où l'on apprend les rouages terrifiants de ces hautes écoles, la revanche, même amorale, de Kropst sur le système est jouissive... Convaincant ! »

    Isabel Ertel
    Librairie Payot (Nyon (Suisse))
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    ECOLES JUIVES
  • « Le plus original chez Emmanuel Arnaud, c’est assurément sa façon de nous plonger dans la mécanique des ces cerveaux, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. »
    Richard Sourgnes
    LE RÉPUBLICAIN LORRAIN
  • « Une histoire particulière qui explore avec drôlerie les méandres d’une sélection impitoyable, où les maths sont reines et où les vainqueurs, autistes au reste du monde, sont destinés aux plus hauts postes. »
    Avril 2012
    PANORAMA
  • « Roman drôle et décalé, tranche de vie générationnelle mais aussi étude de mœurs. Emmanuel Arnaud écrit avec élégance et vivacité, et certains cours de maths ou de philo sont irrésistibles.»
    Jean-Claude Perrier
    LIVRES HEBDO

1. La Cène (Le théâtre des rêves)

Laurent Kropst avale son bol de lait, glisse sur la rampe de l’escalier tournant de son foyer de pierres et s’imprègne de l’humidité des pavés du dehors, tout juste lavés par les services municipaux de propreté. Grâce à sa minichaîne hifi, il a pendant cinq minutes écouté Bob Marley en petit-déjeunant du panettone. Il a bâclé un brin de toilette avec de l’eau ancienne et froide, puis s’est étiré de façon élastique. À présent il a la niaque. Nul besoin de Red Bull ni même de café à son âge. Il fend les flots de la rue, et ce n’est même pas le petit vent frisquet qui l’éveille, c’est l’aurore. Il connaît parfaitement son chemin, il l’emprunte quatre fois par jour depuis neuf mois qu’il est en “sup” . Les types qu’on croise toujours au même carrefour – ils donnent l’heure, on les appelle les gars-montres. Les tourelles carrées et dentelées du Moyen Âge qui tapissent le paysage. Une église, deux cloches, auxquelles s’ajoute au milieu d’une oblique un brave vieux ciné nommé “Studio des Ursulines”. Tout coulisse rue Saint-Jacques, comme dans une horloge. – Le lycée est au 123.

Laurent Kropst vole en cours, et rime à pieds. C’est sa vie. Baisers de nuit et gelée de janvier, il projette des rêves un peu partout sur les murs de la rue Saint-Jacques. “Le petit poucet de LLG”, qu’on l’appellerait dans les livres d’or. En arrivant le matin devant le lycée il hume le drapeau tricolore qui gonfle sous le vent comme une grosse aube bleue, mire les oiseaux qui piaillent, s’engouffre dans le hall d’entrée où trône la stèle aux Champs d’honneur, puis s’assoit en cours toujours à la même place au quatrième rang à droite ; on l’appelle d’un bond il se lève : “Laurent Kropst ?” OUI, MONSIEUR. “Le Panthéon ?” NOUS FAIT FACE MONSIEUR.

“LLG”, cela signifie Louis-le-Grand.

Hervé Lavidas perd ses cheveux à côté. C’est le voisin grommelant du cours de maths. Le pauvre a comme tous les jours du mal à remplir ses feuillets gros carreaux Super Conquérant. Son cahier est sans fond. On dirait qu’il bave. Le prof crie : “LAVIDAS !!!” Aucune réponse n’est perceptible. Gratien se penche discrètement vers lui et lui susurre à l’oreille :

–Tu dors, la bête ?

C’est déjà l’heure de l’interclasse. Gratien Bar est le Montpelliérain chevelu qui à présent tape dans un ballon de rugby dans la cour intérieure du lycée. À côté de Lavidas, on dirait un catcheur. Il traîne à ses basques en permanence un bodyguard du nom de Jean, encore plus grand que lui, qu’on appelle “Frère Jean” – c’est celui qui actuellement lève les yeux au ciel au moment de réceptionner le drop. Une fois qu’ils se sont bien dépensés, les deux époussettent furieusement la sueur de leur tee-shirt dans le fameux “couloir de la mort” du premier étage, là où les vents s’enroulent autour des gorges des petits geeks. La gueule de Frère Jean est grande ouverte, sa langue pendante. La prof de français a eu beau rappeler maintes fois que sécher en plein vent n’est pas la meilleure manière de sécher, “On s’en bat, c’est pas elle qu’en chiera à Barcelonnette”, marmonne Gratien dans sa barbe mouillée. Jean se marre en se filant des grosses claques pour s’éveiller, comme un toon. “Barcelonnette”, c’est la destination du premier stage d’intégration des Polytechniciens.

De l’autre côté du couloir, Laurent Kropst, accoudé à sa rambarde et fumant une petite clope virtuelle, observe du coin de l’œil Michel Frazenberg, le professeur de mathématiques. Pendant les interclasses ce dernier obéit à une seule règle, n’adresser la parole qu’au Top-10 du classement général (“général” signifiant simplement qu’il cumule les notes de mathématiques et de physique – c’est un peu le thermomètre de toute classe de maths sup). En ce moment Michel Frazenberg sourit à Alexis Châle, qui se dandine. Alexis est un ex-TS1, c’est-à-dire un ancien élève de la terminale scientifique élite “S1” du lycée Louis-le-Grand, “ceux qui font tout le programme de sup à l’avance”. Les parents d’Alexis sont respectivement professeurs de français et de mathématiques en classes préparatoires. Alors qu’il était encore au collège, ils ont déménagé exprès afin qu’il puisse être scolarisé dans le Ve arrondissement de Paris au lycée Louis-le-Grand. Dans le salon chez les Châle, il y a une armoire remplie de livres de la Pléiade. Pendant les repas, depuis toujours, elle fait face à Alexis. Il en connaît la composition par cœur, de Platon jusqu’à Gracq. Alexis n’est pourtant pas un pur lettré. Dans sa chambre, parfaitement rangée sous son bureau, trône l’intégrale des hors-séries de la revue Pour la science. Alexis a toujours eu des notes excellentes dans toutes les matières, c’est le type même de “l’élève modèle”, comme on dit en conseil de classe.

Le visage d’Alexis ressemble à une murène bleutée. Parsemé de taches de son, il paraît toujours calme, reposé, quasi immobile ; mais c’est comme si cette immobilité précédait un assaut imminent. Alexis vous contemple : ses yeux sont si bleus, si fixes et si perçants, qu’on ne peut s’empêcher de les trouver menaçants…

Le petit sourire et la fine moustache blonde de Frazenberg attestent qu’ils parlent en cet instant précis de jeu de go. Alexis et lui en sont fans, la légende veut même qu’une fois ils se soient affrontés en compétition officielle. Un petit cercle les entoure, écoutant avec attention sans oser prononcer un mot : c’est le cercle des six autres anciens élèves de la fameuse TS1.

Lavidas dans le même temps marche pesamment en direction des cabinets. Son but est de dénicher un pot encore garni de PQ à la pause de dix heures, qui ne soit pas trop lointain, afin de ne pas arriver en retard à la reprise du cours. – Chacun son challenge. – En passant il jette un œil gouailleur sur la cour et fait bien attention au drop du bodyguard-Jean. Il baisse la tête, ricane, esquive, un sourire de cyclope un instant traverse son visage. Quand il est sur le pot il mate ses grosses jambes poilues et il a soudain l’impression de ressembler à Gulliver.
Cyril Bouguain, dit “Boug”, originaire de Pézenas et souffre-douleur préféré de Gratien et de Jean, aurait pourtant bien aimé discuter avec lui de la date d’une prochaine réunion du “club aléatoire”, le club qu’ils ont fondé tous les deux le mois dernier. Du coup il ne peut pas, il se morfond auprès des histogrammes de notes affichés au fond de la classe. Il vaque au hasard dans les allées entre les chaises. Il finit par bassiner une endive qui voulait réviser son cours. Elle acquiesce mollement à ses déclarations, la pauvresse.

Luben Spirikov, ou la “bosse internationale tchèque”, griffonne à côté les prémices d’un problème singulier. Il ferme ses oreilles pour ne point les entendre. Laurent aspire à la clarté des concepts de Spirikov. Soudain Spirikov sort de son silence et se tourne vers lui, en le hélant du haut de sa rambarde :

–À ton avis Laurent, qu’est-ce qui se passerait si l’ensemble des Chinois réunis brusquement tous ensemble sautaient à pieds joints sur la Terre ?

–…Pardon ?

–Une onde de choc d’une amplitude telle qu’elle provoquerait jusqu’à Paris un tremblement de terre de magnitude 8 sur l’échelle de Richter. C’est calculé, chiffres à l’appui. Regarde.

Spirikov tend sa feuille de calcul à Laurent. Spirikov a toujours une teinte grise. Ça doit venir de sa Tchéquie natale – on dirait une Lada. Il porte un léger blouson en plastique bleu d’ouvrier quelle que soit la température. On suppose généralement que pour en arriver là il s’est endurci dans l’Oural. Et avec ça l’un de ses oncles est philosophe, dit-on. En fait c’est juste un autre pur surdoué. Il a été recruté en sup à Louis-le-Grand après avoir remporté le championnat du monde de physique des moins de dix-huit ans. Et en dépit de son ignorance complète de la langue française en tout début d’année, il s’est déjà tellement bien adapté qu’il est actuellement deuxième au classement général…

Laurent Kropst s’affaisse brusquement sur sa rambarde. Il se sent si petit face à ces idoles. Lui provient d’un quartier vide de moyenne banlieue, sans lustre et sans grandeur. Au début du mois d’avril, il se demande toujours comment gravir des places au classement général quand on ne possède pour soi aucun piolet magique. Son regard embrasse l’horizon de la classe et se nourrit à nouveau de la frêle silhouette en paille rousse d’Alexis Châle. Alexis est donc lui aussi un crack, mais dans un style qui lui est absolument propre : parmi les matheux, c’est un littéraire de sang et de rang. Ses devoirs sont de pures enluminures. “Il ne va jamais jusqu’au bout des sujets, mais tout ce qu’il fait est parfait”, explique Frazenberg pendant les interclasses. Gratien Bar de son côté joue la carte du dynamisme bestial, fonce comme un âne droit devant, “torche” tout le sujet quatre fois avant l’heure dite mais laisse plein de petites crottes partout. Spirikov quant à lui reformule l’ensemble, déniche l’abstraction, la solution originale quand bien même elle n’existerait pas, bref, “invente”… mais rature cinquante fois ses démonstrations pour ne pas gâcher de papier. Seul Alexis offre des porcelaines chinoises en guise de copies. C’est sa marque, son cachet. Laurent contemple son visage ciselé, le compare avec ceux de Gratien et de Spirikov, puis détourne le regard, dépité.
Pour comprendre Gratien Bar, songe-t-il, c’est simple, il suffit de se rappeler la première fois qu’il est passé au tableau pour résoudre un exercice de mathématiques. C’était une intégrale de Poisson, le genre de problème calculatoire et piégeux, d’autant plus quand il faut le traiter en public devant toute une classe. Dès qu’il a été désigné, Gratien a pourtant bondi de son siège comme un tigre en direction du tableau comme s’il attendait ce moment depuis des mois. Sa vigueur était impressionnante, dans sa course même il poussait des chaises, faisait tomber des trousses et des stylos, donnait des coups de pied dans des sac à dos qui traînaient au milieu de l’allée centrale. Arrivé au tableau il s’est emparé de la craie avec ses gros doigts calleux, l’a immédiatement cassée en deux comme s’il voulait la broyer, a lâché un petit “merde” en en voyant tomber la moitié sur le parquet, puis s’est mis immédiatement à exécuter le calcul de l’intégrale. Il l’a “détruite”, comme dit Jean, comme si c’était une simple épreuve du brevet des collèges. Toute la classe a vu les lignes de calculs défiler sur le tableau à une vitesse folle, les signes s’aligner les uns derrière les autres sans jamais s’arrêter, sans une hésitation, comme des trains d’onde en électromagnétique, en entendant dans le même temps Gratien les commenter vaguement, rapidement, en mangeant un mot sur deux dans son agitation extrême ; on avait l’impression qu’il était en transe. Deux minutes plus tard, désormais accroupi, il avait atteint l’extrémité basse du tableau. Il s’est alors relevé d’un bond, a écrasé sa craie une seconde fois, mais ce coup-ci avec un plaisir, avec une rage évidente, en le faisant exprès, bruyamment, puis il a sauté à pieds joints devant Frazenberg en clamant avec un énorme sourire : “Et voilà ! Ça fait quatre pi !” devant toute la classe muette de stupéfaction. Frazenberg, qui jusqu’ici l’observait en souriant, car d’ordinaire les élèves sèchent lamentablement quand ils sont interrogés au tableau pour la première fois, c’est un classique, cela s’appelle le “stress” n’est-ce pas, s’est retourné vers la classe en s’adressant à elle avec un petit air narquois, puis a lancé d’une voix menue : “Il calcule bien, vous ne trouvez pas ?”, et toute la classe a éclaté de rire.

Eh bien cet épisode, c’est Gratien tout entier.

Gratien, le Montpelliérain monté à Paris à quinze ans pour intégrer une classe de seconde au lycée Louis-le-Grand. La fierté de la famille. Quand il revient à la maison pour les vacances scolaires on l’acclame comme le messie. On lui prédit un avenir prodigieux. Quand il avait douze ans dans le hameau de ses parents il a dompté un cheval que personne n’arrivait plus à calmer, comme Alexandre le Grand avec Bucéphale. La coïncidence est d’autant plus troublante que Gratien a utilisé le même tour qu’Alexandre : comme lui il a compris que le cheval avait peur de son ombre et c’est pourquoi il hennissait, bondissait et donnait ruades sur ruades. Il l’a donc simplement retourné face au soleil et le cheval s’est apaisé. C’est devenu légendaire dans la famille. “Gratien… soupire sa mère. Un mélange de Marius et de Maurin des Maures.” À quatorze ans, il a décidé de lui-même de monter sur Paris pour se frotter au vaste monde. Il était bon en maths, il a naturellement choisi de viser une maths sup…

En devoir surveillé, Gratien attend le top départ comme un pilote de Formule 1 sur sa grille. Il tient ses deux stylos posés à côté de sa feuille comme deux revolvers, puis lorsque le coup de feu retentit, il dévale tout l’énoncé avidement, comme un forcené, à toute vitesse, en faisant l’impasse sur toutes les questions qu’il ne parvient pas à résoudre immédiatement. L’idée est de grappiller tous les points possibles jusqu’à la fin de l’énoncé sans se préoccuper du reste. Une fois ce premier tour passé, Gratien en aura certes épuisé toutes les questions “faciles”, mais il se sera aussi d’ores et déjà assuré un butin de points conséquent ; il sera donc beaucoup plus frais dispo, libre d’esprit et agressif pour affronter les questions qu’il aura laissées de côté au cours de ce premier tour. Cette tactique, Gratien le sait fort bien, est particulièrement adaptée au type d’énoncé qu’on pose à l’X ou l’ENS, puisque dans ces concours bien souvent le devoir est à dessein quatre ou cinq fois trop long pour qu’un être humain normalement constitué puisse en finir ne serait-ce qu’une moitié. Cette méthode de résolution des devoirs n’exige toutefois pas seulement de la fougue, elle implique de posséder cette faculté rare de pouvoir reprendre au lasso en un éclair le fil d’une intrigue dont on n’aurait pas suivi le quart auparavant, comme si on sautait des passages d’un livre et qu’on devait ensuite brusquement comprendre ou deviner en un rien de temps le fil de l’histoire à l’endroit même où on l’aurait repris, quelques dizaines de pages plus loin. Gratien peut en effet avoir sauté trois, quatre voire cinq questions ardues lors de son premier tour du devoir : il en faut une tournure d’esprit particulière pour lors du second tour se retourner ensuite dans l’énoncé comme un poisson dans son bocal, et ressaisir d’un coup d’un seul le fil mathématique qu’on avait auparavant complètement lâché !

Suite à l’appel de Frazenberg signifiant la fin de la pause, Gratien Bar tient toujours son ballon de rugby dans les mains en entrant dans la classe.

La plupart des élèves après une simple impasse sur une ou deux questions ne comprennent déjà absolument plus rien au déroulé de l’énoncé d’un devoir. Gratien lui seul, grâce à son esprit élastique, reprend le fil du dialogue et s’y réintègre comme si de rien n’était. Cette capacité à se fondre dans un nouvel environnement mathématique harponné en passant est sa caractéristique première, son plus grand talent. Mieux, cette réintégration, parce qu’elle lui donne le fil de l’histoire qui suit la ou les questions sur lesquelles il avait initialement séché, lui permet ensuite de les résoudre plus facilement, puisqu’elle lui donne la direction vers laquelle celles-ci voulaient tendre…

Le regard de Laurent se pose à nouveau sur Alexis Châle. Comme c’est étrange, la méthode de résolution des devoirs de mathématiques de ce dernier est l’exact inverse de celle de Gratien Bar. Pendant un devoir, c’est simple, lui ne passe pas à la question suivante tant qu’il n’a pas fini la précédente et tant qu’il n’est pas complètement certain que la réponse qu’il y a apportée est sûre et rigoureuse. C’est sa règle. C’est ce qui explique que sa copie soit d’une beauté de présentation renversante : au fur et à mesure des questions qu’il a résolues, et à ce rythme seul, il encadre ses résultats de rouge, comme le préconisent tous les rapports des jurys des concours, et comme personne à part lui ne le fait jamais. Il utilise plusieurs couleurs pour rendre la présentation de ses résultats plus claire, il se sert de sa règle avec soin, de son Tipp-Ex comme d’un vernis à ongles, etc. Il n’est pas une rature possible quand on fait preuve d’une telle application dans la délicatesse. Mais que cette méthode de résolution des devoirs requiert une sérénité et une confiance en soi hors-norme ! Le présupposé en est en effet qu’Alexis soit capable de trouver la solution à n’importe quelle question, de n’importe quelle catégorie de devoir, puisqu’il ne passera pas à la question suivante s’il n’a d’abord traité la précédente ! C’est d’une présomption folle. Et d’ailleurs, plus l’année avance, plus le programme est vaste et plus cette stratégie est difficile à tenir, car plus le talent qu’elle nécessite doit être immense et varié. Dans un an lors des concours Alexis sera moins fort, il ne peut en être autrement, sinon ce serait impossible…

Psychologiquement même, cette stratégie de raisonnement montre un profil opposé à celle de Gratien. Elle est fondée sur l’idée de capitalisation : plus le temps passe, plus les questions s’enchaînent, plus Alexis prend confiance en lui. Contrairement aux autres élèves lui est en effet certain que toutes les questions qu’il a déjà traitées sont intégralement résolues, et que les points correspondants sont pleinement engrangés, son avancée dans l’énoncé ne se construit donc pas sur du sable. À l’inverse Gratien et tous les autres ne sont jamais tout à fait sûrs que les questions qu’ils ont “torchées” valent beaucoup de points, et qu’ils les ont correctement abordées, puisque, ayant fait l’impasse sur des passages entiers de l’énoncé, ses parties suivantes ne peuvent leur indiquer si leurs réponses à ces premières questions étaient parfaitement exactes et si certaines d’entre elles – information cruciale ! – constituent des pivots du raisonnement global du sujet posé, ce qui est pourtant l’habituel cheminement mental de tout devoir de mathématiques.

Les profils de confiance de Gratien et d’Alexis au fil d’un devoir de maths sont ainsi comme l’image l’un de l’autre dans un miroir : alors qu’au tout début de la première heure Gratien accumule une confiance folle en grappillant à grande vitesse tous les points accessibles, Alexis cherche toujours la réponse à la question numéro 2 sur 50, si telle est la première question épineuse du devoir. À cet instant précis, après disons une demi-heure de composition, Gratien a déjà récolté de l’ordre de huit points, ce qui est gigantesque, la moitié de la classe ne parviendra pas au bout des quatre heures du devoir à en prendre plus de six ; alors qu’Alexis en a à ce moment seulement récolté un demi, celui de sa toute première sous-question, la question dite “pour s’échauffer”, la question triviale de tout énoncé de concours…

… Après deux heures de composition, la situation se renverse complètement : Alexis a désormais résolu toutes les premières questions difficiles du devoir, et il sait que ses solutions non seulement sont correctes, mais pour certaines également pointues, et qu’elles ne seront pas résolues par beaucoup, et rapporteront en conséquence énormément de points. Alexis est ainsi certain en cet instant d’avoir déjà glané au moins disons, douze points, ce qui lui permet sans aucun problème de se hisser dans les dix premières places. Et il sait surtout qu’il lui reste encore deux heures devant lui et qu’il n’y a aucune raison qu’il ne continue pas au même rythme, ce qui lui laisse présager une note finale excellente. Sa confiance en ses forces atteint son paroxysme.

Au même instant, à deux heures de la fin de l’épreuve, Gratien au contraire cherche toujours à cueillir des points un peu partout dans l’énoncé. Il traverse une période incertaine, pendant laquelle il n’est pas très efficace, où son élan est un peu retombé, où il picore beaucoup, mais sans ordre, sans rythme, sans enchaînement, car il y a encore beaucoup de trous dans son devoir, et le lien entre ses différentes sous-parties et les différentes questions de l’énoncé est loin d’être encore clair dans son esprit. Il hésite, il rature beaucoup. Il navigue à vue entre les questions 3, 24 et 47. Gratien a alors bien résolu quelques questions coriaces, mais il n’est pas certain ni de leur importance ni de la pertinence des résultats qu’il a trouvés. Il pense avoir en cet instant engrangé entre neuf et dix points mais, et c’est bien la chose importante, il n’est absolument pas certain de savoir s’il pourra en gagner beaucoup plus dans les deux prochaines heures. Il a récolté rapidement sur son chemin tout ce qui traînait à portée de sa main, mais désormais sa productivité ne peut plus que se dégrader, sa foi en sa capacité à venir à bout du devoir est ébranlée ; tout pourrait s’enchaîner comme par magie entre les différents trous du devoir, comme les pièces d’un puzzle – c’est ce qui arrive d’ordinaire –, mais tout pourrait tout aussi bien en théorie en rester là, le laissant dans un état de médiocrité décevante. C’est donc à cet instant sur ses épaules à lui que repose la “pression”…

Au plan purement mathématique, l’opposition d’Alexis Châle et de Gratien Bar marque une différence de goût et de vision. D’un côté Gratien aime la vitesse d’exécution des raisonnements mathématiques. C’est ce qu’il recherche par sa méthode de “torche” à la vitesse du vent. La prouesse de la vélocité, le coup d’éclat, voilà ce qu’il vise. Gratien est un escrimeur. L’attaque se doit d’être subite, brillante et doit pour être belle et efficace surtout ne pas être cassée dans son élan. Comme le sifflement d’une épée dans le vent. C’est ce que Gratien apprécie dans la pensée mathématique, cette faculté qu’elle a d’être déroulée à grande vitesse et dans toute sa clarté, comme une étoile filante. Les chiffres, les calculs et les démonstrations entraînent son stylo, entraînent sa pensée. Ce n’est pas cette pensée qui planifie une attaque d’en haut, a priori, comme un général sur un champ de bataille, c’est l’attaque qui d’elle-même dans son mouvement propre, dans son plongeon en avant, dans son accélération même se définit, se révèle au monde et à la lumière de la compréhension de son esprit. C’est cela, la beauté des raisonnements mathématiques selon Gratien Bar : cette spirale qui se construit en s’accélérant et en se clarifiant à l’infini.

Pour Alexis au contraire ce qui importe dans ces raisonnements est la clarté d’ensemble, la clarté du tout. Alexis veut avoir la maîtrise du plan global que porte le moindre germe de raisonnement mathématique dans son esprit. Il rechigne à se laisser entraîner. Il ne veut s’aventurer dans un chemin que s’il l’a pleinement compris a priori. Pourquoi ? Parce qu’il veut ainsi pouvoir prendre le temps d’en admirer la beauté… Il est curieux de contempler les mille sourires ébauchés qui traversent le visage d’Alexis pendant un devoir. Certains prennent cela pour de la folie, ou pour de la préciosité. Mais absolument pas, ce n’est d’ailleurs pas non plus du narcissisme, c’est juste le plaisir de l’esprit dans la contemplation d’une œuvre d’art mathématique, devant le nouveau chef-d’œuvre de raisonnement que l’énoncé lui a permis de découvrir. À l’extrême il aimerait presque se lever et remercier le professeur de lui avoir permis grâce à ce sujet d’assister à un tel éblouissant spectacle de la pensée mathématique se révélant à l’esprit de l’homme. Alexis n’est pas seulement artiste à cause de ses “manières” ou de la présentation d’orfèvre des résultats sur ses copies, il l’est avant tout dans sa conception même des mathématiques. C’est elle qui conditionne toute son attitude.

Avec Spirikov, l’affaire est encore différente : voilà un élève qui déjà à son âge n’a de passion que pour la découverte scientifique. Le déjà-vu, déjà-montré ne l’intéresse pas, le lasse et lui répugne. Ce que Spirikov apprécie en mathématiques et en physique – contrairement aux autres taupins il ne fait pas vraiment la différence entre ces deux matières – est l’instant où la nouveauté conceptuelle éclot devant l’esprit. Que toute la classe le moque gentiment sur le plus-tard-fameux “Théorème de Spirikov” n’est pas un hasard ; ce n’est qu’une plaisanterie, certes, mais on ne la fait qu’à lui ; car c’est précisément ce qu’il souhaite le plus ardemment au monde, découvrir un jour lui aussi quelque vérité, révéler au monde une parcelle d’inconnu des sciences et des mathématiques. Cette passion pour la novation guide toute sa façon d’appréhender les devoirs surveillés de Frazenberg : Spirikov a horreur de se répéter ; il n’est donc jamais meilleur que devant un sujet “inconnu”, c’est-à-dire totalement hors programme. C’est là qu’il obtient les meilleurs résultats. Quand acculé devant la falaise et face au vide, il devient nécessaire pour avancer de ne plus se contenter d’user de ses deux jambes. Il est le seul à aimer inventer un nouveau moyen de transport, construire de ses propres mains un appareil volant, pendant que tous les autres enragent et regrettent bêtement de ne pas savoir voler.

Pendant les devoirs Spirikov va jusqu’à redémontrer les théorèmes vus en cours. Non qu’il ne les ait, comme les autres, appris par cœur, mais parce que ainsi il sent mieux le raisonnement originel qui les sous-tend, c’est-à-dire comment ils sont apparus au monde pour la première fois, c’est-à-dire encore leur “essence” ; et fort souvent, ce faisant, il sent naturellement mieux que tous les autres où l’énoncé veut l’emmener ; car appliquer brutalement un théorème en fait perdre une grande partie du sens ; le redémontrer, certes, coûte un peu plus cher en temps et en sueur, mais aiguille l’esprit ensuite le plus naturellement du monde vers l’endroit où ce théorème, et la question de l’énoncé dans laquelle il s’insérait naturellement, veut mener son lecteur. Spirikov rend des copies dégueulasses : ce n’est pas parce qu’il est un “sale Tchèque d’Europe de l’Est”, comme dit Boug, c’est parce que ce sont des copies de chercheur en plein travail… Spirikov s’oriente dans une direction comme un savant vers une branche inconnue du savoir, redémontre des lemmes, des corollaires, des théorèmes mille fois connus de tous, et prend donc parfois trois pages là où quinze lignes auraient amplement suffi ; mais la question suivante, sur laquelle toute la classe bute irrémédiablement, lui la résout en quinze lignes parce qu’elle constitue la suite parfaitement logique de tout l’enchaînement compliqué précédent que lui seul avait recomposé…

Ce qui intéresse Spirikov dans cette démarche est de mettre à jour une vérité nouvelle dans son essence pleine et entière ; il se fout d’appliquer des recettes pour gagner des quarts de point ; il sait d’ailleurs que le devoir ne se jouera pas sur ses détails. Pour intégrer Polytechnique ou Ulm, il faut faire plus que cueillir les quelques poireaux gratuits qui parsèment les devoirs. Spirikov reconstruit tout l’édifice à chaque fois pour ne pas oublier la physique de ses fondements mêmes, afin de pouvoir être le seul à comprendre si un jour ce sont précisément ces fondements qui à travers une question retorse sont remis en question. Frazenberg a coutume de dire que Spirikov a le profil parfait pour l’ENS, on ne saurait mieux dire. Se retrouver pendant un devoir assis à côté de Luben Spirikov est une expérience fascinante : on a l’impression d’assister à la traversée accélérée de l’histoire des mathématiques. Tout est redémontré, du plus basique à l’ultime et dernière question de l’énoncé. Et si cette ultime question était vraiment “infaisable” pour le commun des mortels, alors Spirikov se retrouve lors du rendu des copies avec un étrange 26/20 quand le deuxième aura péniblement obtenu 16. Spirikov passe alors pour un Martien aux yeux de toute la classe, Gratien et Alexis compris.

Laurent Kropst est toujours affalé sur sa rambarde, sans aucune envie de retourner en classe, en dépit des appels de Frazenberg. En fait le choix est restreint et les alternatives rares. Les voies d’amélioration illisibles. Il a l’impression de faire face à des murs immenses et intemporels, comme des statues de divinités grecques. Impossibles à gravir. Comme si son regard balayait des cimes inutilement. Lavidas pendant ce temps marche péniblement de retour des toilettes. Lavidas est la seule cible crédible. Au classement général il est neuvième alors que Laurent est dixième. Si j’l’ai pas doublé avant la fin de l’année. Laurent se rappelle qu’un soir à la cantine Gratien a déclaré le plus naturellement du monde : “Après Laurent je suis désolé je ne connais pas du tout le classement général. Vous êtes au courant ?” Cela a fait comme un kick et un clac dans son cœur.

Né en 1979, Emmanuel ARNAUD vit à Paris. Il a publié des romans pour la jeunesse aux éditions du Rouergue.

Vous pouvez le contacter à l'adresse emmanuelarnaud.contact@gmail.com ou visiter son blog .

Bibliographie