Publication : 10/02/2023
Pages : 224
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1242-5
Couverture HD
Numérique
EAN : 9791022612548

Les Vivants et les Autres

José Eduardo AGUALUSA

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21,50 €
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9,99 €
Titre original : Os vivos e os outros
Langue originale : Portugais (Angola)
Traduit par : Danielle Schramm

On prépare sur l’île de Mozambique un festival littéraire, une rencontre avec les poètes et les écrivains africains les plus célèbres, venant des quatre coins du monde, tous attirés par la beauté unique et la magie de l’île. La jeune organisatrice est sur le point d’accoucher.

Soudain, une violente tempête s’abat sur le continent et l’île enveloppée de brouillard est isolée, personne ne peut plus emprunter le pont qui la relie au monde. Au cours de cette semaine étrange vont se produire des événements qui vont remettre en cause les frontières entre la réalité et la fiction, le passé et l’avenir, la vie et la mort. Les écrivains vont être troublés par la rencontre avec ces inconnus que sont les personnages qu’ils ont créés. Ce jeune rebelle de 20 ans si grossier avec les femmes, qui est-il réellement ? L’excentrique diva, dont personne ne comprend le langage, vient-elle de l’imagination de la romancière mûre, désespérée de ne pas pouvoir téléphoner à son mari ? La population de l’île aussi est troublée, mais pour des raisons différentes.

À la fois drôle et profond, un roman sur la confrontation avec la création.

  • "Dans ce nouveau roman, José Eduardo Agualusa poursuit son exploration autour de la création, le long de cette frontière si perméable entre fiction et réalité, entre rationalité et fantas­tique. [...] Brillant."
    Jean-Baptiste Hamelin
    Page des libraires - Librairie Le Carnet à spirales
  • "Un entre-deux-mondes insolite par l’un des piliers de la littérature angolaise."
    Catherine Faye
    Afrique Magazine
  • Ecouter le podcast de l'émission ici
    Ariana Brandao
    RFI - RFI Convida
  • "Dans Les Vivants et les Autres, le romancier angolais José Eduardo Agualusa fait d'une petite ville de l’île de Mozambique le passionnant théâtre de toutes les littératures africaines d'hier et d'aujourd'hui."
    Anaïs Héluin
    Politis
  • "Les vivants et les autres est un roman sur la littérature, sur la création, les rapports aux personnages, à la réalité et à la vérité. [...] On sort de ce roman avec des amies et amis ! Avec paysages dans la tête et l’envie de lire encore, toujours." Lire la chronique ici
    Site Benzine Magazine
  • "José Eduardo Agualusa, coutumier des romans réalistes ou historiques, aborde avec bonheur le genre du huis clos inquiétant et y glisse avec beaucoup d’humour et un vrai sens du suspense de passionnantes réflexions sur le statut de l’écrivain."
    Alain Nicolas
    L'Humanité
  • "Dans cette mise en abîme de sa propre condition d’écrivain, Agualusa mêle comme de coutume le rêve, le questionnement de l’identité, l’entrelacement du passé et du présent, la rédemption... sans jamais renoncer à son humour pince-sans-rire. On s’amuse en écoutant ses personnages se décrire, s’aimer, s’agiter, renaître."
    Jean-Christophe Servant
    Le Monde diplomatique
  • "Un voyage sensuel et poétique doublé d’une réflexion sur l’Afrique contemporaine, et une observation très fine de notre société de l’image."
    Sandrine Poissonnier
    Paris Normandie

 

Pour Yara, qui m’a offert l’île de Mozambique

 

 

 

C’est ainsi que tout commence :

la nuit se déchire

en une immense lueur, et l’île

se détache du monde.

Un temps touche à sa fin,

un autre commence.

Personne, alors,

ne s’en rendit compte.

 

 

 

 

PREMIER JOUR

“Au début il y avait chauta (dieu) et la terre immobile.

Un jour, un éclair immense dessina dans le ciel la pluie qui posa sur la terre l’homme et tous les animaux.”

Ana Mafalda Leite,
“La légende de la création”

 

 

 

 

 

 

1

 

La mer est toujours accrochée à la fenêtre du salon, comme un tableau de travers, mais ce n’est pas la même que celle que Daniel Benchimol a trouvée en arrivant sur l’île, trois ans auparavant. Il s’y est plongé un nombre incalculable de fois. Il connaît les courants et les marées. Il sait où gisent les navires, les galions, les boutres et les panguays naufragés. Il a visité les plages les plus secrètes. Il a regardé les baleines dans les yeux et il les a vues partir.

Après avoir été connus intimement, les lieux comme les gens deviennent autres. L’écrivain approche un siège de la fenêtre et s’assied face à la lumière, en buvant un thé glacé. Moira dort encore, ses mains protégeant son ventre gonflé. Elle non plus n’est pas la même femme qu’il a connue, un splendide après-midi d’avril, sur la vaste véranda d’une maison coloniale, au Cap.

L’intimité est le paradis – et l’enfer. Nous tombons amoureux de ce que nous ne connaissons pas encore. L’amour est ce qui arrive à la passion une fois que l’intimité s’est installée. Si nous avons de la chance. Lui, Daniel, avait eu de la chance. Avec Moira et avec son île.

Il chausse des baskets et sort dans l’air salé du matin. Il court dans la rua dos Combatentes, qui longe le parapet, et puis, sur la plage, jusqu’à l’église de Santo António, suivi par quelques gamins qui l’encouragent – “du nerf, tonton Daniel !”, “plus vite, tonton !”. Il fait demi-tour et revient. Moira l’attend dans la cuisine, le couvert du petit-déjeuner dressé. Elle lui tend un verre.

– C’est un jus de nos citrons. Bois !

Ce que fait Daniel. Il prend une douche rapide et la rejoint à table.

– Tout est prêt pour le festival ? demande-t-il, en ouvrant un mucate, ce pain fait de farine de riz et de lait de coco, qu’il tartine de beurre de cacahuètes. Tout ça va te donner beaucoup de boulot.

– Mais c’est amusant, répond Moira. Et non, ils ne sont pas tous arrivés. On a une bonne équipe. Tout va bien se passer.

Elle porte un vaste boubou, qui n’arrive pas à camoufler son ventre de neuf mois. Elle a caché ses grosses dreadlocks sous un haut turban rouge et jaune qui lui allonge le visage.

– Comment va la petite ?

– Le petit ! Il dort.

– C’est une petite fille. J’en suis sûr. Elle s’appellera Tetembua.

– Petit garçon ou petite fille, dis-lui au revoir parce que je dois aller travailler.

Daniel embrasse son nombril puis sa bouche. Moira sort. Il entre dans le bureau et s’assied devant son ordinateur. Il écrit pendant une demi-heure. Le téléphone annonce l’arrivée d’un nouveau message. C’est d’Uli Lima :

“Tu es très occupé ? Tu viens prendre quelque chose avec moi ?”

“J’attendais que tu te réveilles”, répond l’Angolais. “J’arrive.”

Uli avait débarqué dans l’île la veille. Il arrivait fatigué, après un long périple en Espagne, France et Allemagne. Ils avaient dîné ensemble au Karibu, un restaurant qui servait une cuisine honnête, selon Moira. Une cuisine malhonnête, pour elle, c’est toute la cuisine industrielle, qui utilise des légumes traités aux pesticides, des poulets de batterie et des poissons élevés dans des viviers. Ils avaient mangé du thon à la sauce au gingembre, puis Daniel avait raccompagné son ami à son hôtel, le Villa Sands, où étaient logées deux autres écrivaines, toutes les deux angolaises, Ofélia Eastermann et Luzia Valente.

 

 

2

 

Ofélia Eastermann se réveille, quatre vers dansant dans sa tête : “Après minuit, les vendredis, / Ofélia cousait dans le ciel l’infini. / Pendant ce temps, la brise glissait entre les palmiers, / un fleuve-rumeur d’esprits.”

Elle se lève et les note dans un petit carnet à la couverture rouge, sur lequel elle a écrit en grosses lettres noires : “Poubelle onirique.”

Chaque fois que quelqu’un lui demande “vous êtes d’où ?”, Ofélia ferme les yeux et voit les âpres mulolas sur lesquelles, à l’époque des pluies, se déversent des rivières soudaines. Elle voit les lents chemins de gravillons entre les acacias, les carcasses rouillées des bateaux, les lycaons lévitant sur les dunes. Elle voit une femme à la peau teinte d’ocre-rouge, aux épaisses nattes, qui tient une petite fille dans ses bras. “Je suis du Sud”, répond-elle. En d’autres occasions, voulant choquer ses interlocuteurs, ce qui arrive souvent, elle choisit une formule différente : “Je suis de tous les lits où j’ai été comblée.”

Un jour, au cours d’une interview, une question du journaliste l’avait exaspérée – “Vous êtes née dans le sud de l’Angola, vous avez grandi à Lisbonne et vous vivez à Rio de Janeiro. Finalement, vous sentez-vous plutôt angolaise, portugaise ou brésilienne ?” –, et, comme l’indignation est une sorte d’ivresse, elle avait perdu sa réserve et effrayé le journaliste par une gueulante qui figure aujourd’hui sur des centaines de sites littéraires, bons, mauvais et très mauvais : “Je suis de là où il y a des palmiers, bordel ! Ni angolaise, ni brésilienne, ni portugaise ! Là où il y a un palmier, je suis de là ! Je suis de la mer et des forêts et des savanes. Je viens d’un monde qui n’est pas encore arrivé : sans dieux, sans rois, sans frontières et sans armées.”

Ofélia déteste cette phrase, mais elle ne peut rien faire pour l’empêcher de se propager. Des gens qui n’ont jamais lu sa poésie et qui ne la liront jamais partagent ce défoulement lyrique, comme des conspirateurs se partagent des mots de passe et des numéros de code. Son éditrice brésilienne a fait faire des tee-shirts avec la phrase “Je suis de là où il y a des palmiers, bordel !” et les a mis en vente dans les librairies et les festivals littéraires. Ofélia gagne plus d’argent avec ces tee-shirts qu’avec ses livres. Elle se lève en pensant à tout cela, et regarde par la fenêtre. Elle voit arriver Daniel, pressé, il vit à cent à l’heure, comme si une perpétuelle bourrasque le poussait dans le dos. Assis dans une chaise longue au bord de la piscine, Uli Lima l’attend. Contrairement à Daniel, il dégage une tranquillité naturelle, il vit en état de dimanche. Les deux amis s’embrassent et, en les regardant, la poétesse se dit qu’elle aimerait avoir un ami écrivain. Ou une amie. Une amie lui semble plus improbable, elle s’est toujours mieux entendue avec les hommes qu’avec les femmes. Elle ressent le manque de quelqu’un avec qui elle pourrait échanger des livres, des opinions, à qui montrer ses vers tordus. Elle sait ce qu’on dit d’elle : qu’elle est arrogante, envieuse, vaniteuse et folle. Folle, d’accord. Folle, cela ne l’offense pas. Être fou signifie s’insurger contre la norme, et la norme c’est la corruption, la flatterie, la servilité. Quant à la vanité, elle est parfaitement consciente de ce qu’elle vaut et ne voit pas la nécessité de le cacher, la modestie est la vertu possible des médiocres. Je ne suis pas arrogante, se dit-elle, je suis seulement franche. Beaucoup de gens confondent la franchise et l’arrogance. Envieuse, oui, je n’y peux rien. Le succès des imbéciles m’exaspère. Daniel, par exemple, était un journaliste assez correct, elle se rappelle avoir lu l’un de ses reportages, très intéressant, sur un village disparu pendant la guerre civile. Comme les gens aimaient lire ses reportages et lui donnaient des petites claques dans le dos, “félicitations, mec, c’est bon ce que tu écris !”, le brave garçon s’était persuadé qu’il pouvait être écrivain et il avait publié trois romans naïfs, presque puérils, et pourtant intolérablement prétentieux. Ils s’étaient très bien vendus. Ce qui ne l’étonnait pas. Les gens apprécient les historiettes simplistes déguisées en fables complexes : des girafes parlantes, des mystères burlesques, des leçons de vie prêtes à l’emploi. Uli l’agace encore plus, parce que celui-là, oui, possède un talent formidable, un sens du rythme, une facilité prodigieuse à créer des intrigues. Ce type écrit sans effort. Il triomphe sans sueur. Il fait penser à ces cow-boys des vieux westerns qui affrontent quinze bandits dans un bar, à coups de poing et de pied, et finissent la bagarre le chapeau vissé sur la tête et sans le moindre pli sur leur chemise d’une blancheur immaculée. On aurait dû lui tordre le cou à la naissance. Et en plus, c’est un bel homme, charmant, à la voix grave et un peu rauque, capable de transformer en chair palpitante le cœur glacé d’une roche. Elle l’envie – mais elle coucherait volontiers avec lui.

Elle se voit dans le miroir. Elle a pris quinze kilos ces dernières années. Elle n’a plus sa taille fine. En contrepartie, ses seins ont pris du volume. Elle se trouve belle. Elle a une chevelure épaisse, en désordre, qui lui donne un air sauvage, et de grands yeux éclatants comme des miroirs. Ses yeux n’ont pas vieilli. Elle continue à s’en servir avec succès pour attirer les imprudents. Elle se sourit. Puis elle choisit une robe légère, rouge-pitanga, se maquille les lèvres dans le même ton et descend au bar, près de la piscine, à la recherche d’un café qui la ramène à la vie.

 

 

3

 

La galerie d’art de l’hôtel Villa Sands occupe un bâtiment rectangulaire, peint en blanc, devant le marché aux poissons. On entre dans une vaste salle, lumineuse, dans laquelle s’exposent peinture et photos, et de là on accède à un petit jardin intérieur. C’est l’endroit où se trouve le bar. Cornelia Oluokun, assise à une table, boit un café tout en envoyant, sur son téléphone, des messages à son mari. Debout devant l’écrivaine nigériane, une petite fille la regarde avec perplexité. La petite a suivi Cornelia depuis son hôtel, le Terraço das Quitandas. Ses cheveux, très blancs, crépus et opulents, flottent comme un nuage vaporeux autour de sa tête. Si quelqu’un rentrait à ce moment et les voyait ainsi, l’une devant l’autre, la Nigériane vêtue d’un ample boubou bleu et l’enfant d’une petite robe blanche, il pourrait croire se trouver devant une installation artistique. “La déesse et son ange” pourrait en être le titre.

“Je ne sais pas pourquoi je suis venue”, écrit Cornelia. “L’avion n’avait pas encore atterri que je le regrettais déjà.”

“Tu dis toujours cela”, répond Pierre. “Ta présence est importante. Nous passons notre temps à nous plaindre qu’il y a peu de festivals littéraires en Afrique. Nous devons aider ceux qui voient le jour. De plus, j’ai vu des photos de l’île de Mozambique. Des belles maisons coloniales, des plages merveilleuses. L’Histoire et la nature ensemble dans un même lieu. Cela m’a rappelé Zanzibar. J’aurais dû partir avec toi.”

“Non, c’est moi qui aurais dû rester avec toi, et écrire.”

“Tu m’as dit que tu t’y rendrais parce que ce voyage, en t’arrachant à ta zone de confort, te redonnerait peut-être le désir d’écrire. Tu te souviens ?”

“Très mauvaise idée. Je veux partir d’ici.”

“Mais pourquoi ?”

“La moitié de cette ville est en ruine. L’autre moitié est un bidonville.”

“Et alors ?”

“Une petite fille albinos me suit partout, comme un petit chien.”

“Sérieusement ?”

Cornelia prend une photo de la petite fille et l’envoie.

“Tu croyais que j’avais une hallucination ?”

“Comme elle est jolie ! Je crois quand même que c’est une hallucination.”

“Les hallucinations ne se laissent pas photographier.”

“La plupart, non. Mais tu as des hallucinations très solides. Celle-là, je la trouve merveilleuse. Tu n’es pas dans un bar ? Offre-lui un croissant.”

“Tu crois qu’ils font des croissants, dans ce trou ?”

“Alors, une tartine de pain grillé. Quelque chose. Comment s’appelle-t-elle ?”

“Je n’en sais rien, comment elle s’appelle !”

“Demande-lui.”

“Je ne parle pas portugais.”

“Demande en anglais. Même si elle ne le parle pas, elle comprendra.”

Cornelia pose son téléphone et regarde la petite fille.

– Comme t’appelles-tu ?

L’enfant secoue la tête, faisant s’agiter doucement le somptueux nuage qui la couronne.

– Ainur, murmure-t-elle.

Cornelia reprend le téléphone. Elle écrit :

“Elle s’appelle Ainur.”

“Maintenant commande-lui quelque chose à manger.”

La petite fille se retourne et s’enfuit en courant.

“Elle s’est sauvée”, écrit Cornelia. “Les enfants ont peur de moi.”

“Sur la photo, elle n’a pas l’air d’être effrayée. Elle a l’air fascinée. J’avais ce regard-là la première fois que je t’ai vue.”

“Tu ne t’es pas enfui quand je t’ai demandé ton nom.”

“J’étais ébloui. J’étais terrorisé. Je voulais vraiment m’enfuir, mais c’était impossible. Si je me souviens bien, il y avait huit cents personnes devant nous – et elles étaient toutes là pour toi.”

“Ah ! Ah ! Tu me fais rire.”

“C’est ma mission et mon destin. Je vis pour te faire sourire. N’oublie pas que je suis ton émerveilleur officiel.”

Cornelia sourit d’un sourire enfantin. Elle fait signe à la serveuse, une jeune fille maigre, timide, qui s’approche lentement. Elle lui demande un café et un croissant. Oui, ils ont des croissants. Et ils sont pas mal du tout.

 

 

4

 

Plus que les vieux meubles indo-portugais apportés de Goa des siècles auparavant, c’est la lumière qui enchante Jude d’Souza. L’air qui la porte lui paraît bien antérieur aux vénérables fauteuils, aux causeuses, tables et bureaux qui remplissent les vastes salons de l’antique Palais des capitaines généraux. La splendeur douce qui pose des reflets dorés sur le sol et adoucit les angles des meubles est sûrement emmagasinée là depuis la construction du bâtiment, en 1610, qui allait servir de collège à la Compagnie de Jésus. Il a noté la date sur son téléphone, tandis qu’il écoute le guide, un jeune homme éveillé qui parle un anglais correct et semble curieux de savoir ce qu’un Nigérian – le premier qu’il rencontre – peut bien venir faire sur l’île.

Jude demande s’il peut le photographier devant l’une des fenêtres, le regard tourné vers la mer, avec ce beau visage aux traits arabes rayonnant d’un éclat antique. Le garçon rit (il s’appelle Juma) et prend la pose, rentrant le ventre et gonflant sa poitrine. L’écrivain sort un Leica de son sac à dos et prend trois photos. “Ok”, dit-il, et quand Juma se détend, il appuie de nouveau sur le déclencheur. Puis il photographie un bureau. Il envoie les deux photos sur son iPhone et les met sur Instagram. “Juma, guide du Musée de l’île de Mozambique, me montrant la lumière d’un temps disparu”, écrit-il comme légende à la première photo. Sous la deuxième, il note : “Si j’avais un bureau comme celui-ci, j’écrirais sûrement plus. J’écrirais sûrement mieux.”

En sortant du Musée de l’île de Mozambique, une heure plus tard, il ne résiste pas et ouvre son Instagram. Chacune des deux photos a déjà plus de trois mille likes et des centaines de commentaires.

 

 

5

 

– Je vais faire un plongeon, annonce Luzia, en enlevant sa jupe et son chemisier. Elle se déchausse et s’assied, en bikini, les pieds plongés dans la paisible obscurité de l’eau. Ofélia défait les bretelles de sa robe et se lève, laissant celle-ci glisser jusqu’à ses pieds. Elle ne porte pas de soutien-gorge. Elle s’agenouille sur le bord, à côté de la jeune femme.

– Alors, petite, on y va ?

– J’attends d’avoir du courage.

– En ce qui me concerne vous pouvez plonger, dit Daniel. Mais si un éclair tombe dans l’eau, il est bien probable que vous mouriez électrocutées.

– Là, Daniel a raison, ajoute Uli. Je n’ai pas pensé que vous voudriez aller nager, quand j’ai organisé l’orage.

Luzia sort ses pieds de l’eau. Elle se lève.

– Vous êtes des emmerdeurs, dit-elle, faisant semblant d’être fâchée.

Ofélia plonge. Elle nage en direction de la tempête.

Abdul travaille depuis cinq ans au bar de l’hôtel Villa Sands. Il a déjà vu de nombreuses femmes se déshabiller sur le ponton, à côté de la piscine. Quelques-unes sont juste seins nus. D’autres se déshabillent complètement et s’étendent sur les chaises longues, leur peau humide et blanche comme de la panna cotta. Jan l’avait prévenu : “Si tu te trouves devant une femme qui se déshabille, ne reste pas là comme une chouette, les yeux fixés sur son corps. Fais comme si de rien n’était. En Europe, on aime bien se mettre à poil, pas seulement dans les saunas, mais aussi sur les plages et dans les parcs, dès qu’il y a un peu de soleil.” Abdul faisait un très gros effort pour ne pas regarder les fesses fulgurantes des Européennes. Comme il l’a expliqué ce matin même à sa grand-mère, dona Cinema, pendant leur petit-déjeuner, ce n’était pas là un emploi facile.

L’obscurité s’épanouit dans une soudaine splendeur silencieuse.

Uli sourit à Luzia.

– Ce n’est pas pour me vanter, mais notre nuit est vraiment très belle.

La mer est toujours lisse. La plus grande piscine du monde, selon Luzia. Puis un autre éclair, et un autre et un autre, sans que le grondement du tonnerre les atteigne.

– Tu t’es donné beaucoup de mal, plaisante Daniel.

Puis il se tait. Ils se taisent tous les trois, tout en accompagnant du regard la silhouette d’Ofélia, qui se découpe sur la sombre lueur de l’eau et maintenant nage vers eux en d’élégantes brassées.

– Cette femme a du courage ! dit Daniel.

Luzia le regarde méchamment.

– Parce qu’elle nage au milieu des éclairs ou parce qu’elle est trop vieille pour montrer ses seins ?

– Elle n’est pas vieille, se défend Daniel. Il faut être très jeune pour nager sous les éclairs.

– Et pour montrer ses seins, ajoute Uli. Quant à moi, je suis extrêmement vieux. En aucun cas je n’entre dans la mer, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau.

– Je n’ai jamais compris ça, dit Daniel. Pourquoi as-tu si peur de la mer ?

Uli a un cauchemar récurrent : il se voit tombant mort dans la mer. Il n’en a jamais parlé à personne. Il n’en parle pas non plus maintenant. Il montre du doigt Ofélia, qui monte la rampe, secouant ses cheveux mouillés. Abdul l’attend avec un drap de bain, les yeux baissés. La poétesse sourit.

– Tu peux me regarder, Abdul.

Abdul ne la regarde pas. Elle noue la serviette au-dessus de ses seins, et rejoint les autres. Il commence à pleuvoir. Ofélia se souvient des vers avec lesquels elle s’est réveillée. Elle pense à sa grand-mère qui la serrait dans ses bras, elle sent son odeur, la terre mouillée, l’herbe verte, les fruits sauvages. Elle parle à voix haute, mais c’est comme si ce n’était que pour elle.

– Tout ce qui est liquide m’attire.

– Ofélia est poétesse à temps complet, dit Daniel.

La pluie tombe maintenant plus fort, mais là, sous la bâche blanche, ils sont à l’abri. Il ne pleuvra plus les jours suivants.

– Si ce n’est pas à temps complet, personne ne peut être poète, répond Luzia, s’avançant vers Ofélia. Être poète n’est pas une fonction, c’est un état.

Luzia se distingue des autres par sa jeunesse. Elle ne se montre pas intimidée pour autant. Elle a grandi dans une maison fréquentée par des artistes et des écrivains, des amis de son père, Camilo Valente, lui-même poète, auteur d’une demi-douzaine de livres publiés pendant les années agitées de la révolution angolaise. Il avait été ministre de l’Intérieur, et il est aujourd’hui député du parti au pouvoir et professeur d’Histoire de l’Afrique à l’Université Agostinho Neto.

Ofélia sourit, comme une mère approuvant sa fille adolescente. Pour elle, être poète, c’est comme naître avec un sens en plus : celui de l’émerveillement.

– Tous les poèmes sont une cartographie de l’émerveillement.

– J’écris pour apaiser la douleur, murmure Luzia.

– Tu parles comme les écrivains portugais, sourit Daniel. Les Portugais écrivent parce qu’ils souffrent et ils souffrent en écrivant. C’est une sorte de cycle de la douleur.

Uli rit.

– Nous avons tous quelque chose de portugais et de fou.

– Moi, je ne suis que folle, assure Ofélia. Je n’ai pas un os de Portugais.

– “Je n’ai pas un os de Portugais”, déclame Luzia, d’une voix grave. “Excepté celui d’auteur de poésie.”

Uli reconnaît les vers :

– Pedro Calunga Nzagi. Le grand mystère de la littérature angolaise…

– Notre père à tous, dit Ofélia.

– Même des Mozambicains, reconnaît Uli. Il est mort, n’est-ce pas ?

– Non, il n’est pas mort ! assure Luzia. Il a disparu.

– Comment est-ce qu’un fantôme peut disparaître ? demande Uli, d’un ton moqueur. Est-ce que quelqu’un l’a déjà vu ?

– Oui, quelqu’un l’a vu, affirme Daniel. J’ai écrit un reportage sur lui.

– Ça se tient, dit Uli. Après tout, c’est ce qui t’a fait connaître, d’écrire sur les disparus et les disparitions.

Daniel raconte comment cela s’est passé. En 1998, le jury du Prix national de littérature, dans une décision courageuse, selon les uns, et extrêmement irresponsable, selon les autres, décida d’attribuer le prix à Pedro Calunga Nzagi. Les temps étaient durs. La guerre s’éternisait. Le régime faisait semblant d’être devenu démocratique, fraternisant avec les députés des partis d’opposition dans un Parlement de façade, tout en persécutant les journalistes les plus impertinents. Pedro Nzagi avait publié son premier livre de poèmes, Insurgências !, Insurgences !, en 1965, chez un petit éditeur luandais. Le livre avait été immédiatement saisi par la police politique portugaise. Une demi-douzaine d’exemplaires avaient pu être sauvés, dont on fit quelques centaines de copies, qui circulèrent de main en main pendant des années. Les vers de Nzagi étaient lus dans des soirées clandestines. Quelques-uns furent mis en musique. En 1973, un nouveau titre apparut, chez un éditeur portugais, sous le nom de Pedro Calunga Nzagi : Fogo posto, Incendie criminel. Le livre réussit à contourner la censure, et reçut l’un des plus importants prix littéraires du Portugal. Pourtant, son auteur ne se rendit pas à la cérémonie de remise du prix, et ne concéda pas non plus la moindre interview. Cinq ans après l’indépendance, un troisième recueil de poèmes fut publié, toujours à Lisbonne : Não era o que estava combinado, Ce n’est pas ce qui était convenu. Le livre provoqua une grande controverse en Angola. Nzagi y condamnait le nouveau régime marxiste, dans des vers acides et ironiques, et en même temps profondément lyriques. Des écrivains proches du régime, qui l’avaient encensé à l’époque coloniale, s’empressèrent de le condamner, l’accusant de défendre des idées réactionnaires et néocolonialistes. En lui attribuant le Prix national de littérature, en 1998, le jury, constitué de cinq jeunes écrivains, dont Ofélia Eastermann, savait que c’était là une provocation à l’encontre de l’aile la plus conservatrice du régime. Le jour suivant, le ministère de la Culture émit un communiqué sec et rude, retirant son prix à Nzagi et nommant un nouveau jury. Daniel Benchimol comprit qu’il avait là un bon prétexte pour enquêter sur la vie et le destin du mystérieux écrivain. Il parla avec l’éditeur de Insurgências !, Mario Melo, un vieux franc-maçon originaire de Benguela, qui affirma se souvenir très bien du jeune poète, qui avait frappé à sa porte, un après-midi, un manuscrit sous le bras :

“C’était un garçon grand et solide, à la belle allure. J’ai été impressionné par son regard, droit, ferme, et encore plus impressionné par l’assurance avec laquelle il discutait de n’importe quel sujet. À l’époque il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, mais il parlait comme quelqu’un qui en aurait vécu quatre-vingts. Il tutoyait la vie. J’ai accepté de publier son livre sans même l’avoir lu. J’ai perdu de l’argent, bien sûr, parce que la police est venue chercher et a détruit la plus grande partie des exemplaires que nous avions imprimés, mais je ne l’ai jamais regretté.”

Daniel avait rencontré après cela l’éditeur portugais. Celui-ci se souvenait lui aussi du poète angolais :

“Un petit gars maigrichon, insignifiant, qui m’a remis les originaux comme en me demandant de l’excuser. Je le connaissais déjà, naturellement, j’avais lu Insurgência !, un livre mythique, et j’ai tout de suite dit oui.”

Le journaliste avait parlé avec encore trois écrivains, qui affirmaient avoir connu Nzagi en différentes occasions et différents endroits. L’un d’eux décrivit le poète comme un médecin de Moçâmedes, blanc, appelé Alberico da Fonseca. Un autre rit du portrait fait par le premier.

“Nzagi était noir. Noir comme moi. Il était professeur de mathématiques au lycée de Huambo. Il est mort il y a cinq ans.”

Le dernier écrivain, Rufino Pereira dos Santos, avait intégré le jury du Prix national de littérature en 1998. Il raconta que Nzagi était venu le trouver, en plein dans la polémique née de l’attribution du prix, pour le remercier, et lui avait confié le manuscrit d’un roman intitulé Os três leões, Les trois lions. C’était, selon Pereira dos Santos, un mulâtre élégant et pas très bavard. Santos avait créé une toute petite maison d’édition, la Soyo, qui publiait de façon presque artisanale des livres très jolis. Il avait été ravi de publier pour la première fois Les Trois Lions, un livre qui allait recevoir plusieurs prix, au Portugal, au Brésil et en France. Son auteur ne se présenta ni aux lancements, ni pour recevoir ses prix. On ne lui connaît pas la moindre interview. Aucun journal n’a jamais publié de photo de lui. Daniel est convaincu que Pedro Calunga Nzagi est un pseudonyme, et que celui qui l’utilise a recours à d’autres personnes pour remettre ses manuscrits aux éditeurs.

Ils attendaient le dessert quand Jan fait son apparition. Ses cheveux mouillés lui tombent sur le front et sa chemise est trempée.

– Je suis allé faire un tour à vélo. La pluie m’est tombée dessus près de la forteresse. Si j’étais en Suède je devrais aller me changer. Ici, ce n’est pas la peine, quoi qu’il arrive je suis toujours mouillé, quand ce n’est pas à cause de la pluie, c’est à cause de la chaleur. Mais je ne me plains pas, j’aime ça. Dites-moi, quand commence le festival ?

– Les débats et les conférences commencent demain, dit Daniel. La plupart des écrivains sont arrivés. C’est calme. Un ou deux petits problèmes, un ou deux écrivains un peu plus difficiles.

– Nous, non ! s’écrie Luzia. Nous, nous sommes faciles.

– Moi, du moment que je peux manger chaque soir votre tiramisu, je suis heureux, je ne pose aucun problème, assure Uli.

– La seule personne qui s’est plainte de notre tiramisu, c’est l’écrivaine nigériane, révèle Jan.

– Voilà, dit Ofélia. Je crois que c’est à cette personne que Daniel faisait allusion quand il parlait des écrivains difficiles.

– Je ne confirme ni ne démens. À propos, j’ai besoin de lui parler. Malheureusement je n’ai pas de réseau. Vous en avez ?

Personne n’en a.

– Internet ne fonctionne pas non plus, dit Jan. Ce doit être à cause de la tempête.

– Alors, nous sommes isolés ? demande Luzia. Nous sommes vraiment sur une île ?

 

 

6

 

C’est ainsi que tout commence : un énorme éclair déchire la nuit, l’île se détache du monde. Un temps s’achève, un autre commence. À ce moment-là, personne ne s’en rendit compte.

 

José Eduardo Agualusa est né en 1960 à Huambo, en Angola. Après des études d'agronomie et de sylviculture, il s'est très vite engagé dans l'écriture et le journalisme et publie un premier roman en 1989, A Conjura. Il ouvre ainsi la voie à une nouvelle génération d'auteurs africains et revitalise la langue portugaise en s'emparant de l'histoire coloniale. Devenu persona non grata en Angola pour ses positions politiques, il vit entre Lisbonne, Rio de Janeiro et le Mozambique. Il tient une chronique dans le prestigieux quotidien brésilien O Globo. Il est l'auteur de nombreux romans, poèmes, reportages et nouvelles, notamment le Marchand de passés, La Guerre des anges, Barroco tropical, tous couronnés de succès et publiés dans plus de 25 pays. En 2007, il reçoit l'Independent Foreign Fiction Prize et en 2013 le prix Fernando Namora. Théorie générale de l'oubli est finaliste du Man Booker Prize en 2016 et remporte le Prix international de littérature de Dublin (ex-Impac) en 2017.

Bibliographie