Au cours d'un braquage, une femme et son fils de 8 ans, pris en otages, sont tués. L'un des braqueurs est condamné à la perpétuité, l'autre s'échappe avec le butin. Quinze ans plus tard, atteint d'un cancer le prisonnier formule un recours en grâce et demande, selon la loi italienne, le pardon de Silvano Contin, père et mari des victimes.
La réponse de cet homme ravagé par la douleur et la solitude, obsédé par les dernières paroles de sa femme, est au centre de ce roman implacable qui place face à face l'assassin et la victime. Qui purge la peine la plus dure? De ce duel il ne sortira pas de vainqueur.
Carlotto rapproche subtilement les deux réalités de ces hommes qui s'affrontent dans des discours parallèles centrés sur la douleur.
Le rythme du récit est haletant, l'écriture sèche, la réflexion va à l'essentiel, la vision du monde, sans pitié, explore tout le tragique de l'existence.
Un roman inquiétant qui se place dans la lignée de Arrivederci amore.
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« M. Carlotto oppose ici deux personnages ou deux voix : celle de Silvano, dont la vie a été brisée après la mort de sa femme et de son fils pris en otage au cours d'un braquage ; et celle de Raffaello, le seul cambrioleur arrêté, atteint d'un cancer en phase terminale. [...] Un duel sans merci se livre entre ces hommes. Avec des retournements de perspective à faire froid dans le dos. [...] Mais avec surtout une langue sèche comme une pointe du même nom, et une superbe lumière crépusculaire, forcément. »Frédéric VitouxLE NOUVEL OBSERVATEUR
Prologue
1989 - Une ville du nord-est.
L'accusé avait la lèvre fendue, les yeux au beurre noir, le nez cassé et enflé; deux mèches hémostatiques lui sortaient des narines, l'obligeant à respirer par la bouche. Les deux agents de la police pénitentiaire qui le soutenaient durent l'aider à s'asseoir. Il était dans un sale état. Le juge, énervé, regarda l'avocat pour essayer de comprendre s'il essaierait d'ajourner l'interrogatoire. Ce dernier le rassura d'un haussement d'épaules; son client avait bien d'autres problèmes auxquels penser. Le magistrat, soulagé, dicta au greffier l'identité des personnes présentes et demanda à l'inculpé s'il entendait se soumettre à l'interrogatoire.
Raffaello Beggiato se tourna vers son défenseur qui l'encouragea d'un geste théâtral de la main.
- Oui, répondit-il non sans peine.
Sa bouche lui faisait mal, les poings des flics lui avaient fait sauter quelques dents et il s'était mordu la langue quand ils lui avaient tordu les testicules. Mais lui non plus, comme beaucoup d'autres, n'avait pas envie de se plaindre. Les coups faisaient partie du traitement réservé à ceux qui étaient arrêtés en flagrant délit. L'intensité variait selon la faute. Et la sienne était de celle qui autorisait tous ceux qui portaient un uniforme à lui casser la gueule. Pendant qu'il était au commissariat, dans la pièce où ils l'avaient menotté à une chaise, des policiers d'autres services étaient entrés, uniquement pour lui foutre une rouste ou bien lui cracher dessus. Beggiato était resté plutôt calme; au fond, c'étaient les règles du jeu. Il avait seulement espéré qu'ils le mettent rapidement en taule. Là, personne ne le toucherait et il pourrait se concentrer pour trouver une solution. Peut-être que le type affecté au nettoyage du quartier disciplinaire serait une vieille connaissance et qu'il lui procurerait un peu de coke. Il en avait besoin pour récupérer force et lucidité. Mais il n'avait vu personne se pointer et le gradé de l'infirmerie avait refusé de lui administrer un antalgique. Il avait passé quatre heures allongé sur un brancard à fixer la petite lampe qui pendait au plafond en souffrant comme un chien et en pensant à l'interrogatoire. A la fin, il avait compris que même une bonne ligne ne lui aurait pas fait venir à l'esprit une explication plausible.
Le magistrat résuma les faits mais l'accusé ne l'écoutait pas. Il savait parfaitement comment les choses s'étaient déroulées. Son complice et lui avaient étudié leur coup pendant deux semaines. Ça leur paraissait un petit boulot de rien du tout. Ils avaient décidé de s'habiller pareil pour donner une touche d'originalité au braquage. Ils avaient acheté deux passe-montagnes de motard en soie et deux costumes de velours noir. Les armes, ils se les étaient procurées depuis pas mal de temps et ils s'en étaient déjà servi pour vider deux bureaux de poste et les caisses de trois supermarchés. Le jour J, ils avaient attendu que le bijoutier et sa femme ouvrent la porte à blindage métallique après la pause déjeuner. Ils avaient jailli tout à coup derrière eux et les avaient poussés à l'intérieur de la boutique. Le commerçant avait dit les conneries habituelles mais s'était vite laissé faire et il avait ouvert le vieux coffre-fort de marque Conforti sans trop d'histoires. Il était plein d'or travaillé et de pierres de première qualité. Des bijoux neufs et "d'antiquaire, terme sophistiqué utilisé par les propriétaires pour couvrir l'activité clandestine de banque de prêt du magasin. De la marchandise qui n'apparaissait nulle part et qu'ils auraient soigneusement évité de mentionner sur la liste des bijoux volés.
Son complice et lui avaient mis une dizaine de minutes pour remplir les sacs. Assez pour que se pointe une patrouille de flics. La femme du bijoutier avait appuyé sur un bouton d'alarme dont ils ignoraient l'existence. Leur indic leur avait juré qu'il n'y avait aucune alarme de cachée mais en réalité il n'avait pas vérifié. Jamais se fier aux blancs-becs qui commencent à commettre des délits pour payer leurs dettes de jeu. Ils affrontent la vie comme si c'était une partie de dés, s'en remettant à la chance et à une vague probabilité.
Ils s'étaient regardés dans les yeux.
- Putain de flics, avait dit son associé.
- Putain de monde, avait-il répondu.
Le butin était de ceux qui mettent à l'abri du besoin pour la vie et qui valait qu'on risque le coup. Peut-être que s'ils n'avaient pas été drogués jusqu'aux yeux, ils se seraient rendus pour limiter les dégâts. Mais à ce moment-là, dans leur cerveau, leurs pensées voyageaient vite et sur une orbite trop éloignée du bon sens.
Il avait saisi la femme du commerçant par le cou et l'avait poussée dehors en lui pointant son arme sur la tête. Son complice avait assommé le bijoutier et était sorti en emmenant avec lui les sacs pleins de bijoux. Tout le monde s'était mis à hurler. Eux, les flics, l'otage et les passants. Ils ne savaient plus quoi faire. Une voiture jaune avait surgi à l'improviste d'une rue transversale et s'était retrouvée au beau milieu de cette confusion à séparer les bons des méchants.
Ils avaient sauté sur l'occasion. Après avoir jeté à terre l'otage, ils s'étaient dépêchés d'ouvrir grand les portières de la bagnole. Au volant, une femme au visage déformé par la stupeur, sur le siège arrière un enfant qui demandait à sa mère ce qui se passait.
Une poignée de secondes leur avait suffi pour s'emparer du véhicule et pour fuir avec leurs nouveaux otages. Quelques centaines de mètres plus loin, la voiture avait été bloquée par des patrouilles de renfort. Lui, il était descendu avec l'enfant en menaçant de le tuer si on ne les laissait pas passer. Quand il s'était convaincu que les flics n'avaient aucune intention d'obtempérer, il avait appuyé sur la détente. La balle était entrée entre le cou et l'épaule et avait traversé le petit corps, sortant par un côté. L'enfant s'était écroulé sur l'asphalte. Le cri de la mère avait dominé pendant un moment tout autre bruit.
Les flics étaient restés pétrifiés: ce n'était pas d'un professionnel, il n'agissait pas selon les règles du jeu, devaient-ils avoir pensé. Il n'y avait pas à tuer l'enfant, il suffisait de hausser un peu le ton et ils les auraient laissés passer. Jusqu'à la prochaine étape. Ils n'étaient tout de même pas aux États-Unis où l'on tire pour un rien. Ils étaient dans une ville tranquille du Nord-Est et ce corps étendu par terre était celui d'un petit garçon blond qui venait de sortir de l'école.
- Y vont plus vouloir négocier maintenant, se borna à dire son complice.
Le connaissant, il savait qu'il aurait aimé lui tirer dans le dos, mais il avait encore besoin de lui pour décamper.
Ils avaient profité de cet instant d'hésitation pour repartir mais les flics étaient partout. La femme, elle, n'avait plus aucune envie de vivre. Elle les avait agressés en hurlant qu'elle voulait mourir elle aussi. La voiture avait fait une embardée et il s'était senti contraint de la satisfaire. Une balle dans le ventre, à bout portant. Ils s'étaient ensuite enfilés dans une ruelle aveugle. Le muret qui fermait la rue était facile à franchir et son collègue avait sauté de l'autre côté. Il lui avait passé les sacs avec le butin, perdant un temps précieux. Trois voitures de police étaient arrivées à toute berzingue. Il ne lui était resté que le choix entre se rendre ou être descendu. Il avait choisi de vivre. Après avoir jeté son arme au loin, il avait ôté son passe-montagne et s'était agenouillé en levant les mains bien au-dessus de la tête.
- La femme est décédée il y a une heure. Les médecins n'ont pas réussi à la sauver. L'enfant, lui, est mort sur le coup, l'informa le juge.
Raffaello Beggiato resta silencieux. Il le savait déjà, qu'elle était morte.
- Vous êtes un récidiviste, continua le magistrat. Il n'est pas nécessaire que je vous explique ce que vous risquez. La seule attitude raisonnable de votre part pour essayer d'obtenir une peine moins lourde serait de donner le nom de votre complice.
L'accusé passa délicatement sa langue sur une de ses dents cassées.
- C'est pas moi qui ai tiré.
- Peu importe, répliqua le juge. Le code ne fait aucune différence entre les auteurs d'un crime et leurs complices.
Beggiato regarda son avocat qui se mit à observer avec une attention particulière la pointe de ses chaussures. Il ne tenait donc qu'à lui de décider s'il devait trahir ou payer pour tous les deux. S'il choisissait de parler, il obtiendrait une diminution de peine mais devrait aussi renoncer à sa part du butin et au respect dû à son nom dans le milieu des braqueurs. Et purger sa peine en passant pour une balance, il ne le sentait vraiment pas. Il n'y avait pas d'issue satisfaisante à cette situation.
Il décida de se donner une contenance. Au fond, il avait exactement dix ans de milieu à son actif. Il enleva les tampons du nez pour parler plus clairement.
- Je peux pas le balancer, frima-t-il. Sinon, et vous le savez très bien, monsieur le juge, je pourrai pas récupérer la part qui me revient.
Le magistrat sourit d'aise. Beggiato était un vrai con. Cette phrase indignerait et assoifferait de vengeance les jurés de la cour d'assises. Il s'assura que le greffier l'avait notée mot pour mot, avant de poursuivre:
- Vous n'aurez pas l'occasion de profiter d'une seule lire de ce butin, dit-il. Vol à main armée, prise d'otages, double meurtre sur un enfant de huit ans et sur sa mère pour se soustraire à la justice. Je demanderai et j'obtiendrai la réclusion à perpétuité sans trop de difficultés.
L'accusé savait que le juge disait vrai. Qu'il n'avait en rien exagéré. Ce jour-là, il avait commis beaucoup d'erreurs. La plus grande avait été celle de ne pas se faire tuer dans la ruelle. Il se leva et demanda à retourner dans sa cellule; désormais, les mots n'avaient plus aucun sens pour lui.
Quand il sortit, le juge s'adressa à son avocat.
- Essaie de le convaincre de parler et je demanderai trente ans.
- J'essaierai dans quelques jours. Pour le moment, il n'est pas en état de raisonner.
- Tu n'as pas l'intention de le faire avouer dans la salle d'audience pour apitoyer la cour, hein?
- Ne t'inquiète pas. S'il n'avoue pas, je renonce à le défendre. C'est un crime odieux et je n'ai pas envie de me faire lyncher par les journaux.