Publication : 01/03/2012
Pages : 240

Nuage de cendre

Dominic COOPER

Titre original : Men at Axlir
Langue originale : Anglais
Traduit par : Céline Schwaller

À la fin du XVIIIe siècle, l’Islande connaît une terrible famine. À la suite de changements climatiques, en 1783, des éruptions volcaniques apocalyptiques recouvrent le territoire de cendre et détruisent les récoltes. C’est sur cette toile de fond que deux représentants de l’autorité coloniale danoise vont s’affronter dans un conflit que devra juger l’assemblée populaire traditionnelle. À partir d’un fait divers historique, l’auteur construit une ambiance et des personnages fascinants.
La rivalité des deux hommes va se cristalliser autour de deux personnages, Sunnefa et son frère Jón, coupables d’inceste et victimes de la société traditionnelle luthérienne. Le chœur varié qui commente la tragédie permet une grande diversité de points de vue, voix, lettres et journaux des protagonistes font lentement progresser le mystère autour du crime central.
Comme toujours dans les romans de Cooper la nature est un personnage à part entière, les glaciers, les déserts et les torrents intensifient les sentiments et les haines qui se développent ici.

  • « Un roman assez dur, où la part de nature s'estompe davantage que dans Vers l'aube du même auteur, pour mettre en avant les rivalités entre hommes. Ca se passe au XVIIIème siècle, sur fond de famines et d'éruptions volcaniques et c'est pas bien beau à voir, mais c'est vraiment prenant. Deux hommes s'affrontent, presque par habitude, par haine héréditaire en tous les cas. Le paysage islandais en contrepoint sert remarquablement le roman. Subtil et terrifiant. »

    Romain Cabane
  • « Dans une narration adroitement éclatée, Dominic Cooper nous donne à lire une remarquable et passionnante parabole sur le mal. Le vrai mal. Celui qui tourne à vide, sans raison d’être autre qu’un objectif. Celui qui broie toute innocence et toute possibilité de rédemption. Celui qui n’est plus qu’une mécanique, dépouillé de sens. »

  • Plus d'infos ici.
    MONTREAL 157
  • " Les romans de Dominic Cooper frappent à chaque fois par leur intensité et leur beauté sans effet".
    Alexandre Fillon
    LIVRES HEBDO
  • « Un regard acéré et limpide sur ces haines recuites, sur ces affaires qui durent davantage que le temps d’une vie ».
    Roman Cabane
    PAGE
  • « Une saga palpitante, nourrie de descriptions d’une nature apocalyptique et lyrique. »
    Christine Salles
    PSYCHOLOGIES MAGAZINE
  • « Les méandres de l’intrigue maintiennent une forte tension et la nature comme les personnages ont une présence puissante. »
    Denise Mrozowski
    NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
  • « Mais tout ce que cette histoire pourrait avoir de glaçant, d’horrible, échappe au sordide grâce à l’écriture de Cooper, savoureusement narrative, descriptive et sensuelle ». Belle comme celle des contes et capable de sonder l’âme de hommes, leurs désirs cachés ».
    Daniel Martin
    LA MONTAGNE
  • "La vengeance est un plat qui se mange glacé dans le roman islandais de Dominic Cooper". Lire l'article ici.
    Claire Devarrieux
    LIBERATION
  • "Une sorte de puissance sauvage qui captive le lecteur jusqu'au bout"
    Bernard Quiriny
    LE MAGAZINE LITTERAIRE
  • " La noirceur de l'être humain, condamné à vivre dans un univers extrême, déserté par Dieu – mais pas par le diable – est mise totalement à nu".
    Philippe Chevilley
    LES ECHOS
  • « Un roman magnifique à lire comme une tragédie »
    Anne-Sophie Hache
    LA VOIX DU NORD

GUNNAR THORDARSON, MEDECIN (1)

Le bruit de la bague d’Elise Rosenberg tintant contre son verre en cristal me tira de ma rêverie. La conversation était aussi animée que d’habitude mais revenait éternellement sur les mêmes sujets : le prix du beurre, une nouvelle dentelle arrivée à bord du dernier bateau venu du Danemark, les difficultés pour convaincre les fermiers de la soudaine rareté du tabac (ils pensaient simplement qu’on le conservait dans l’espoir d’obtenir de meilleures offres) et l’inépuisable bouillie de scandales, de politique et d’intrigues qui avait réussi à filtrer hors de Reykjavík par l’intermédiaire des capitaines de navires et des rares bulletins d’information passés de date. Je pouvais peut-être me contenter de boire une gorgée de vin, faire un commentaire en passant et les laisser reprendre le fil de leur discussion… Mon âge et mon talent apparemment hors du commun pour imiter un homme écoutant avec intérêt me permettraient peut-être de me réfugier dans mes propres pen­sées sans me faire à nouveau happer par la conversation. Il me suffisait d’un sourire ou d’un hochement de tête par-ci par-là, juste assez pour maintenir la bienséance de mon silence. Moi, mon vin et le monde qui tournait : c’était tout ce que je désirais vraiment.
En ce soir de juin 1804, nous étions huit autour de la table d’Anders Rosenberg, marchand danois, dans sa maison située sur les pentes qui s’élevaient derrière la petite ville. La table était drapée de lin blanc immaculé. Les meilleures bougies de cire produisaient des flammes vives et régulières dans leurs chan­deliers en argent, de sorte que d’innombrables petites lumières flamboyaient sur les couverts, le cristal et la porcelaine danoise. La plupart des plats avaient été remportés et les hommes tiraient philosophiquement sur leurs cigares cepen­dant qu’Elise Rosenberg et les autres femmes picoraient de menus plaisirs dans le petit bol de sucreries qu’elle avait sorti avec cérémonie pour l’occasion. Derrière la fenêtre située face à moi, la lumière du soleil de minuit s’étendait tendrement dans le ciel. Sur l’île basse de Videy, sa chaleur effleurait les flancs du mont Esja.
Pendant un moment, je retombai dans ma rêverie. Mais quelques instants plus tard, il y eut une soudaine accalmie dans la conversation et je saisis ma chance.
- Bon, Anders, dis-je, je crois que je ferais mieux d’y aller. J’ai promis à ma sœur d’être de retour à Audnir dans la matinée.
- Vous avez perdu l’esprit, Gunnar ! s’écria Elise. Comment pouvez-vous envisager de faire tout ce trajet à cheval sans avoir pris de repos À votre âge ! Non, non, c’est hors de question ; vous dormirez ici cette nuit et nous vous renverrons chez vous demain matin après un solide petit-déjeuner.
Elle fit claquer sa langue et secoua la tête telle une matrone indignée.
- Soixante-quatorze ans peut sembler canonique pour une femme comptant aussi peu de printemps, répondis-je en riant, mais j’ai passé la plus grande partie de ma vie à cheval, et quelques heures de plus ce soir ne me feront pas de mal. On n’a pas besoin de beaucoup de sommeil à mon âge. Et de toute façon, ajoutai-je, regardez donc comme la nuit est belle !
Tout le monde se tut et se tourna vers la fenêtre. Et il s’agis­sait vraiment d’une nuit exceptionnelle, sans un souffle, avec cet étrange éclat d’un rose poussiéreux qui planait au-dessus de l’étendue de la mer où les caps de Kjalarnes et d’Akranes reposaient légèrement sur les eaux.
- Verriez-vous un inconvénient à ce que je fasse le chemin avec vous, Gunnar demanda Kjartan Hardarson. Je dois moi-même aller jusqu’à Hvalfjardarströnd.
Kjartan était un grand jeune homme de dix-sept ans bien bâti, brun, avec un long nez et des yeux lents qui vivait à la ferme de Bakki, à Hvalfjardarströnd. Son père l’incitait constam­ment à se lier d’amitié avec le fils Rosenberg, dans l’espoir qu’une proximité entre les deux garçons augmentât ses chances d’obtenir des marchandises à crédit dans les magasins d’Anders. Mais Kjartan n’appréciait pas les manières malsaines du jeune Danois et sa façon condescendante de s’exprimer. Il avait accepté l’invitation à cette soirée uniquement pour être agréable à son père et, la plupart du temps, il n’avait fait guère plus qu’affi­cher une politesse respectueuse.
- Je serais ravi de ta compagnie, répondis-je.
Une fois encore, Elise tenta de protester ; et Anders chercha lui aussi à me détourner de mon but en me proposant plus de vin. Mais j’étais à présent impatient d’échapper à cette petite enclave danoise pour profiter de cette nuit estivale. À mon âge, on ne pouvait jamais avoir la certitude de voir un autre été. Me levant de table, je fis rapidement mes adieux aux autres convives avant de me tourner pour remercier mes hôtes, les­quels se tenaient côte à côte et me souriaient. Ils avaient tous deux les mains croisées sur leur ventre rebondi ; et avec l’éclat des bougies posées sur la table, le tableau dégageait une impres­sion de confort prospère et de sécurité telle que je faillis éclater de rire. Dans cette maison chaude bourrée de colifichets et de tous les objets superflus mais apparemment indispensables qu’on trouvait chez les bourgeois aisés, l’existence n’allait pas au-delà du lent va-et-vient des navires commerciaux, du troc avec les fermiers et des rares soirées avec le gouverneur ou un autre Danois. Comment pouvait-on vraiment s’attendre à ce qu’ils sachent quoi que ce soit de notre pays
- Merci encore, Elise. Une soirée extrêmement agréable.
- C’est toujours un plaisir de vous voir, Gunnar. Vous devez absolument revenir nous rendre visite bientôt. Vous êtes à Audnir depuis un an maintenant et nous ne vous voyons presque plus. Vous ne devez pas nous négliger autant.
- Ah, vous savez ce que c’est… Bonne nuit, Anders !
Je sortis et fis le tour de la maison où je trouvai Kjartan déjà en selle, contemplant en silence la mer qui s’étendait à l’ouest.
Il faisait assez clair même si tout paraissait légèrement plat et sans relief. De temps à autre, un soupçon de brise se levait autour de nous alors que nous nous éloignions à travers la colline, mais c’était plus sous la forme d’un doux renflement d’air paresseux que d’un coup de vent. Devant nous, l’île de Videy reposait dans la mer telle une baleine endormie. Tandis que nous avancions sur le sol changeant, les sabots des chevaux faisaient entendre leur étrange cadence. Pierres, mousse, boue, lave concassée et doux marécages où l’on s’enlisait. Des mou­tons remuèrent puis se levèrent autour de nous dans le crépuscule fleuri avant de disparaître. De gros nuages sentant le poisson nous enveloppaient, nous rappelant les fermes disséminées tranquillement dans les plis de la terre. On sentait aussi la mer elle-même, une puissante odeur de sel et d’algues qui faisait toujours penser aux centaines de kilomètres d’eau froide qui nous séparaient du monde. Le monde L’Islande et le monde Oui, c’est ainsi que nous avons toujours vu les choses.
Nous chevauchâmes à vive allure un moment, chassant peu à peu la griserie de la soirée. Nous cheminions en silence, notre seul contact les rares moments où nos jambes se tou­chaient quand les chevaux cherchaient leur chemin à travers les rochers. Je me surpris à jeter un coup d’œil à mon compa­gnon de temps à autre, et la lumière nocturne dévoilait un visage sévère aux sourcils fournis qui regardait droit devant lui au-dessus de la tête de son cheval. Je souris intérieurement au souvenir des colères et de l’indignation sans bornes de ma jeu­nesse. Ah ! pensais-je, oui, ah… ! La ferveur du jeune homme, l’apparente complaisance du vieillard. Une histoire vieille comme le monde !
- Bon alors, c’était comment au juste demanda-t-il soudain d’une façon assez agressive.
- Quoi Qu’est-ce qui était comment
- Toutes ces histoires dont ils parlaient au dîner. Vous savez, l’époque des Feux de la Skaftá.
- Pourquoi me poses-tu cette question répondis-je sèche­ment en lançant mon cheval à un trot rapide qui le laissa vite derrière moi. Lorsqu’il finit par me rattraper, il était un peu essoufflé. Il reprit la parole plus calmement.
- Eh bien, j’avais dans l’idée que vous étiez dans le Sud au moment des éruptions.
Nous poursuivîmes notre chemin un moment.
- Oui, c’est vrai, dis-je enfin. J’étais à Sída quand tout a commencé.
Un terrible engourdissement m’envahit brusquement l’esprit. La douceur de cette nuit estivale se fendillait à la seule évoca­tion de ces anciennes horreurs. Je me sentis soudain écrasé par un indicible épuisement au souvenir de ces années effroyables.
- C’était vraiment terrible demanda doucement Kjartan en braquant sur moi un regard fixe.
- Terrible soufflai-je. Les chevaux gravissaient lentement une côte. Oui, c’était terrible.
Nous arrêtâmes nos chevaux au sommet de la côte et res­tâmes assis face à face.
- Alors, ce que j’ai entendu dire est vrai : vous étiez bien dans l’Est avant de venir à Audnir.
- Oui, répondis-je, l’esprit déjà ailleurs. Je suis arrivé là-bas en 1785, après la mort de l’ancien médecin. Et j’y suis resté jusqu’à la fin de ma carrière. Je n’ai pris ma retraite que l’année dernière.
- Et où étiez-vous exactement, dans l’Est
- Au bord du Lagarfljót. À Skógargerdi. J’occupais la mai­son du médecin, là-bas.
- Dans ce cas, vous avez dû connaître le shérif Wium.
Je lui lançai un regard pénétrant. Son visage était sévère, presque accusateur.
- Oui, dis-je. Je l’ai connu.
- Alors pourquoi avez-vous pris sa défense ce soir Ce type était un parfait salaud !
Un petit vent taquin passa entre nous. J’eus un sourire triste.
- Les jeunes ont toujours été plus prompts à suivre leurs passions qu’à examiner les faits.
- C’est de Hans Wium dont vous parlez demanda-t-il plus calmement.
- Non, répondis-je avec une aigreur involontaire. Je parle de toi.
Il se tut et mit un moment avant de reprendre la parole.
- Mais tout le monde sait ce qu’il a fait. À cette malheu­reuse fille et à son frère.
- Bon, tu vas m’écouter maintenant, dis-je en cherchant à ravaler ma colère. Un jour viendra où tu découvriras que per­sonne ne sait rien avec certitude. Que tout n’est qu’une question de perception et d’opinion. Hans Wium est mort il y a quinze ou seize ans, quand tu n’avais qu’un an ou deux. Comment peux-tu sérieusement affirmer connaître la vérité à propos de ce qu’il a fait ou pas
Pendant un moment, il ne répondit pas. Il se contenta de se frotter un sourcil avec le bas de la main. - Mais vous Vous savez
Ma colère, qui avait été passagère et incontrôlable, commen­çait maintenant à s’écouler comme le reflux du ressac, me laissant simplement anéanti et triste.
Je repensai à la dernière année de la vie de Hans, là-bas dans l’Est, à la campagne défigurée par la cendre, aux personnes mortes ou au seuil de la mort, et à mes longues discussions avec Einar dans la petite pièce de Hjardarhlíd pendant que l’homme alité agonisait dans la chambre voisine. C’était un monde lointain, un monde que depuis des années à présent j’essayais d’éradiquer de ma mémoire. Je pensai aussi à Pétur, perturbé et amer jusqu’au bout, enfermé dans sa solitude à Hvannabrekka, sous la colline abrupte où la neige couverte de cendre s’étendait en champs d’une pâleur sale. Et de nouveau à ce pauvre Jón, un géant pitoyable rongé par la confusion et le désespoir, la dernière fois que je l’avais vu dans le Land, toutes ces longues années plus tôt.

Dominic COOPER est né en 1944 et vit en Ecosse dans la région d’Argyll. Il a publié en 1976 Sunrise et Men at Axlir en 1978.

Bibliographie