Publication : 03/03/2023
Pages : 256
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1246-3
Couverture HD
Poche
ISBN : 979-10-226-1377-4
Numerique
ISBN : 979-10-226-1301-9

Péché mortel

Carlo LUCARELLI

ACHETER GRAND FORMAT
20,50 €
ACHETER POCHE
10 €
ACHETER NUMÉRIQUE
12,99 €
Titre original : Peccato mortale
Langue originale : Italien
Traduit par : Serge Quadruppani

La période entre le 25 juillet et l’armistice du 8 septembre 1943 est un moment étrange, hallucinant, dans l’histoire italienne. Entre bombardements de Bologne, coup d’État contre Mussolini, et occupation allemande du nord de l’Italie. Un moment idéal pour faire les mauvais choix.
Dans ce chaos, au cœur du fascisme italien, le commissaire De Luca poursuit son travail de policier, en obsessionnel indifférent aux changements politiques. Il doit identifier un corps sans tête retrouvé dans un canal. Menée sur un rythme effréné, l’enquête révèle une corruption inouïe à tous les degrés de la police et de l’armée.
De Luca a la passion de l’enquête, l’intuition d’un Maigret et l’ambiguïté d’être un policier au service des « méchants et non des bons », comme cela devrait se passer dans les polars. À l’image de son jumeau berlinois, Bernie Gunther, il traque, interroge et fouille en s’enfonçant dans les coins les plus sombres de la société.
Lucarelli cisèle les atmosphères en demi-teinte habitées par le silence et son anti-héros désabusé est inoubliable. Un grand roman noir.

  • "Péché mortel est un pur roman noir où l'enquête progresse grâce à la seule intelligence d'un homme, ce jeune et discret commissaire, aussi acharné qu'attachant, dans une atmosphère épaisse que l’auteur prend le temps de dépeindre avec les couleurs de l'Italie de l'époque, et qui sied si bien au polar : la noirceur."
    Anne-Sophie Hache
    La Voix du Nord
  • "Le lecteur est embarqué dans une réflexion saisissante sur l’Italie fasciste d’hier (et d’aujourd’hui ?)." Lire l'article ici
    Anne Lessard
    Le Télégramme
  • "Un bon polar, tout simplement." Lire la chronique ici
    Blog Nctalopes
  • "Un formidable polar en clair-obscur."
    Philippe Blanchet
    Le Figaro Magazine
  • "Un roman passionnant et instructif."
    Stefano Palombari
    L'Italie à Paris
  • "L’un des meilleurs polars de Carlo Lucarelli." Ecouter le podcast (épisode 101) ici
    Bernard Poirette
    C'est à lire
  • "Avec Péché mor­tel, Carlo Luca­relli mène une réflexion pro­di­gieuse sur les cendres de l’Italie fas­ciste avec une enquête retorse menée par un poli­cier obses­sion­nel dans sa traque de vérité." Lire la chronique ici
    Site Le Littéraire
  • "Passionnant pour l’intrigue et pour le tableau saisissant d’un crépuscule effrayant."
    Bernard Cattanéo
    Courrier français
  • "Un grand roman noir."
    Florence Raut
    La Voce
  • "Lucarelli a ici tout réussi : l’évocation d’un moment historique terrible et grotesque, la tragicomédie de la corruption généralisée, la tension des rapports humains régis par la morgue, la malfaisance et la menace, les rebondissements de l’enquête, le suspense. Son De Luca est une fois encore aussi séduisant pour son obstination à découvrir la vérité qu’incompréhensible (et impardonnable) dans sa cécité concernant la chose politique. Lucarelli, lui, mérite toute notre admiration et nos compliments. Bravo !" Lire la chronique ici
    Site En attendant Nadeau
  • Voir le replay de la chronique ici
    Michel Dufranne
    RTBF - Sous couverture

Il Resto del Carlino, samedi 24 juillet 1943, XXI, Italie, empire et colonies, 30 cent.
D’IMPORTANTES FORCES ENNEMIES REPOUSSEES DANS LA PLAINE DE CATANE. Dans la zone occidentale, les forces de l’Axe se déplacent sur des positions arrière – RAPPEL SOUS LES ARMES DES CLASSES 1907 A 1922.
Rubrique de Bologne : LE RECENSEMENT DES EVACUES – PAS UNE MOTTE NON CULTIVEE, extension des jardins de guerre – NOUVELLES DU RATIONNEMENT : distribution de beurre, lundi les pommes de terre. Les personnes ayant réservé pourront acquérir 80 g de poulet ou de lapin.
Radio : 20 h 30, Il Signor Bruschino (farce gaie de G. Foppa).

S’il n’avait pas trébuché, il serait mort, car le projectile brisa la vitre avec le bruit sec d’une toux et lui passa sur la nuque, de biais, lui laissant sur la peau une empreinte brillante et rouge comme une brûlure.
De Luca s’abattit au sol sans même avoir le temps de mettre les mains en avant et il enfonça son visage dans un ballot gonflé dont la mollesse, plutôt qu’à un sac, faisait penser à un oreiller.
Ce n’était pas la bonne maison. Il s’était perdu dans le noir de cette nuit sans lune de fin juillet, plus attentif à ne pas se retrouver dans le canal qu’à distinguer les silhouettes obscures des maisons de paysan de cette partie des faubourgs déjà presque campagne. Le black-out, et plus encore le bombardement même lointain de la matinée, avaient éteint les rares lampadaires et, quand De Luca était arrivé devant ce mur sombre et droit, il avait simplement suivi le plan de Rassetto, qui prévoyait pour lui une entrée par l’arrière, tandis que les autres surgissaient à l’avant.
La porte n’était pas fermée, ce qui aurait dû lui faire comprendre tout de suite que ce n’était pas la maison de Borsaro, mais la partie militaire des opérations n’avait jamais été son fort, il était toujours trop tendu. Alors il avait quand même avancé et, comme au-delà de la porte, il y avait un escalier, il l’avait grimpé à quatre pattes, comme un chat, car la pile de sa lampe de poche l’avait lâché depuis un moment et on ne voyait vraiment rien.
Quand il était arrivé en haut de l’escalier, distrait par un bourdonnement de mouches qui bouillonnait dans la chaleur suffocante, il n’avait pas eu le temps de s’habituer à l’obscurité que quelque chose, à ses pieds, l’avait fait trébucher.
Puis il y avait eu le fracas du verre de l’unique fenestron sous le toit en pente, la brûlure à la nuque, l’étoffe molle et gonflée qui lui remplissait le visage. Il ne s’était même pas aperçu qu’on lui avait tiré dessus, convaincu que ce truc visqueux sur lequel ses mains glissaient tandis qu’il essayait de se relever venait d’un pot de mélasse qu’il avait cassé en tombant. Parce qu’il avait entendu le verre rouler sur les lames du plancher et parce qu’il était convaincu d’avoir affaire à un entrepôt de produits alimentaires de contrebande.
Pendant ce temps, au-dehors, tout le monde avait commencé à hurler et cette fois il l’entendit, le coup de feu, et il comprit qu’il venait d’un autre côté et alors il sortit le pistolet de la poche de sa veste, tant bien que mal, parce qu’il glissait entre ses doigts caoutchouteux.
Il retourna à l’escalier et redescendit plus vite, sous l’effet de l’adrénaline et aussi parce que le premier projectile avait déchiré le rideau de poussière sèche incrustée sur le verre de la fenêtre et qu’on y voyait mieux.
Il contourna la maison, guidé par le bruit de voix, et sortit dans la cour sombre où un garçon, tache blanche en caleçon et tricot, était plaqué au sol par Massaron, plus sombre et massif. Au tintement des chaînettes, on devinait qu’il lui passait les menottes.
– Bravo, commissaire, lui dit Massaro, enthousiaste, après qu’il l’eut reconnu tandis qu’il s’avançait dans l’obscurité. Vous aviez raison, ils étaient bel et bien là ! Et vous devriez voir tout ce qu’il y a !
– Qui a tiré ? demanda De Luca. Lui ? ajouta-t-il en montrant le garçon.
– Non, moi. Deux fois en l’air, pour intimider.
Brave couillon, pensa De Luca, et lui-même n’aurait su dire s’il se référait à l’agent de première classe Massaron ou à sa propre personne. Il desserra son nœud de cravate, déboutonna le col de sa chemise pour qu’elle ne frotte pas contre sa brûlure à la nuque et traversa la cour en s’orientant au filet de lumière qui filtrait de la masse noire de l’autre maison, la bonne. Rassetto était là, sur le seuil, tenant écartée l’étoffe lourde d’un rideau, et lui faisait signe de la main.
– Bien joué, De Luca, dit-il, avec le l légèrement redoublé par son accent de Cagliari, ses petites moustaches toutes droites sur les lèvres, dans un sourire qu’on ne parvenait pas encore à voir mais qui était toujours là, découvrant ses dents de loup, qu’il fût heureux ou furieux. On a chopé Borsaro ! Mais d’où tu sors ? Tu ne devais pas être au-dessus ?
– C’est une longue histoire, rétorqua De Luca, et il entra dans la maison, englouti par l’obscurité des rideaux épais et des vitres peintes en noir.
– J’ai l’impression qu’ils avaient plus peur des curieux que des amendes de la défense passive, dit Rassetto.
Il n’y avait que deux petites lampes suspendues au plafond, qui éclairaient le milieu de la pièce, laissant les bords dans l’obscurité, mais ça suffisait. Des saucissons longs et noueux comme des doigts pendus aux poutres avec de petits jambons saturant l’air d’une odeur qui faisait gargouiller l’estomac. De gros morceaux de lard. Des mortadelles entassées comme des projectiles de mortier. Des dames-jeannes dont la garniture de paille graisseuse laissait deviner qu’elles contenaient de l’huile. Du savon empilé en barres trapues et jaunes comme des lingots. Il devait aussi y avoir de l’essence, quelque part dans le noir, car on en devinait l’odeur, une nuance âpre au milieu de celle, douce, huileuse et salée des viandes, de celle piquante du savon, et aussi celle du café, qui était forte.
Il y avait bien une raison pour qu’Egisto Saccani soit appelé le Trafiquant, avec l’article devant et le T majuscule perceptible même oralement.
– Il y a une fortune là-dedans, annonça Corradini, qui avait ramassé un bout de lard et serrait les doigts dans la graisse pour le tenir.
Il le fourra sous le nez d’Egisto, agenouillé mains sur la tête, chauve, trapu et engoncé dans une salopette poussiéreuse et graisseuse qui le faisait ressembler lui aussi à un jambon tombé d’une poutre.
– Combien tu le fais au kilo ? Cent lires ? Avec le carnet de rationnement, c’est dix-sept, mais on s’en fout si les gens meurent de faim !
Il le lui frotta sur ses moustaches de morse et Egisto répondit par un frémissement des narines, les yeux fermés et avec ce demi-sourire qu’il avait gardé figé sur ses lèvres même quand ils avaient fait irruption en criant “Personne ne bouge ! Police !”
Massaron poussa dans la pièce le garçon en caleçon et tricot de corps qui, menotté comme il l’était, perdit l’équilibre et finit à genoux devant Egisto.
– Negroni Gianfranco, quatorze ans, sans domicile fixe, dit Massaron, bureaucratique.
– Trafiquant au marché noir et pédéraste, gronda Rassetto. Et peut-être aussi juif !
– Non, rétorqua De Luca, qui se tenait toujours dans l’ombre et donc personne n’avait pu le voir indiquer la chaînette avec une croix qui sortait de la salopette d’Egisto, mais Rassetto l’avait remarquée lui aussi.
Il la lui arracha d’un coup sec, transformant un instant le demi-sourire en grimace de douleur.
– C’est comme ça que tu offres ton or à la Patrie ? aboya-t-il, puis, vu que le sourire était revenu, plus arrogant que jamais, il lui balança un coup de pied dans le ventre qui le plia en deux.
Le garçon commença à pleurer de peur, en silence.
De Luca fit un pas un avant parce qu’il savait quel genre de type c’était, l’adjudant Rassetto, et aussi parce que, s’il lui avait laissé la partie militaire de l’opération, l’enquête sur la contrebande de produits alimentaires était pour lui.
Mais à l’instant où il sortit de l’obscurité pour entrer dans le premier halo de lumière, l’adjudant Corradini laissa échapper un cri étouffé et même le Trafiquant perdit son demi-sourire. Massaron agrippa le commissaire par le bras, comme pour le soutenir.
– Merde, De Luca ! dit Rassetto. Mais t’es blessé !
De Luca baissa les yeux et vit la tache sombre qui lui trempait la chemise et aussi les manches de sa veste blanche, sur les avant-bras.
– Non, non, dit-il, du calme… c’est de la mélasse. Je me suis trompé de maison, je suis tombé et j’ai cassé un bocal.
Il montra ses paumes rougeâtres et rit avec les autres, en disant “quel imbécile”, mais Massaron, qui frottait l’un contre l’autre ses doigts trapus de poids lourd et riait plus grassement que les autres, s’arrêta brusquement et lui saisit à nouveau le bras.
– Seigneur, commissaire ! C’est pas de la mélasse, c’est du sang !
– Du sang ? murmura De Luca. Du sang ? Mais je n’ai… commença-t-il en se touchant la brûlure à la nuque, trempée seulement de sueur, ce n’est… ce n’est pas le mien.
Tous les regards étaient braqués sur lui, qui exprimaient la même question. Et il ne fit que l’anticiper, en se la posant lui-même :
– Si ce n’est pas mon sang, alors à qui il est ?

Deux lampes de poche et trois grosses bougies, plus une vieille lanterne militaire qui grésillait dans la pénombre brûlante où bourdonnaient les mouches. Elles s’acharnaient sur le corps étendu sur les planches en bois du grenier et De Luca serra les lèvres sur un renvoi aigre à la pensée qu’après avoir trébuché sur les pieds, il s’était retrouvé le visage en plein sur le ventre du cadavre, plongé dans ce coussin d’étoffe et de chair gonflée.
C’était un homme, imposant, bien vêtu et mort, et il n’était pas facile d’en dire davantage car il lui manquait la tête.
C’était sans doute de là que venait cette mare de sang épais et coagulé qui entourait le corps, de cette coupure nette qui interrompait le cou juste au-dessus du col raide, avec encore son nœud de cravate.
– Un éclat de bombe ? suggéra Corradini, sans conviction, et même De Luca secouait la tête.
À part que le bombardement du matin était resté aux limites de la zone et qu’il n’y avait pas trace de l’arrivée d’un éclat dans le grenier, la tête avait été tranchée d’un coup sec, avec un gros couperet ou une petite hache.
– Une hache, se confirma à lui-même De Luca, en désignant du bout de l’index un sillon net et profond qui coupait le sol juste à l’aplomb du col.
L’envie de vomir n’avait duré qu’une fraction de seconde, l’horreur et le dégoût vaincus par cette curiosité qui s’emparait toujours de lui avec l’excitation d’une fièvre soudaine dans des cas semblables.
Il fit signe à Corradino de s’approcher avec la lampe, puis à Rassetto qui marchait doucement, comme sur de la glace, attentif à ne pas glisser dans le sang coagulé. Massaron, inutile en ces circonstances, était resté en bas, avec le Trafiquant et le gamin en caleçon.
Déjà sale et sûr de ne pas saccager des traces qu’il n’ait pas déjà effacées en tombant dessus, De Luca s’était agenouillé à côté du corps, agitant les mains pour chasser les mouches. Il glissa les doigts dans la poche du gilet, gratta l’intérieur des poches avant du pantalon puis, l’agrippant par la ceinture, souleva le bassin de l’homme pour atteindre les poches arrière, l’une après l’autre, avec un bruit mou qui fit tousser Corradini sous l’effet d’un haut-le-cœur plus fort. Il était le seul à porter un chapeau et De Luca le lui demanda d’un geste de la main, sans même le regarder.
– Quand même, il est neuf, murmura l’adjudant Corradini, que les dactylos de la questure disaient beau comme une star de cinéma et qui tenait à son style, tandis que De Luca y mettait ce qu’il avait trouvé, pas grand-chose, puisqu’il n’avait pas trouvé de portefeuille avec les papiers d’identité.
– Où est la veste ? demanda Rassetto. Un type élégant comme ça devrait porter aussi une veste, non ?
– Il fait chaud, dit Corradini. C’est l’été. Il a déjà un gilet, peut-être qu’il est sorti sans veste.
De Luca leva la main et déplaça celle de Rassetto pour orienter la lampe vers les pieds de l’homme.
– Quelqu’un me regarde les semelles, s’il vous plaît ? demanda-t-il, sûr que, après avoir été agenouillé un moment, il aurait du mal à se lever sur cet enduit glissant.
– Usées, à ressemeler et avec un trou, petit.
– Mais très brillantes sur le dessus, dit De Luca. Regardez les lacets. D’un ton à peine plus clair que les chaussures, très élégantes.
– Et alors ? demanda Rassetto.
– Et alors, c’est quelqu’un qui enlève les lacets pour les cirer, comme je fais, moi, expliqua Corradini.
– Moi, je pencherais pour une veste, dit De Luca, toujours plutôt pour lui-même. Un type comme ça, qui soigne tous les détails, je ne le vois pas sortir seulement en gilet. Même si ça, ajouta-t-il en tâtant un coin d’étoffe entre ses doigts, c’est un costume de laine, d’hiver – et, de fait, il était aussi trop sombre pour la saison –, et donc, ou bien c’était un type frileux ou bien il ne possédait que celui-là.
L’homme avait un bras allongé contre son flanc, baignant dans le sang, l’autre était posé sur son ventre. De Luca attrapa ce dernier et le souleva pour examiner le poignet de la chemise qui était propre, certes, mais usé par trop de lavages. Le policier avait dû forcer contre la rigidité cadavérique, qu’il avait déjà remarquée quand il avait soulevé le corps pour fouiller dans les poches arrière du pantalon, et comme il poussait pour remettre en place le bras, il remarqua quelque chose.
– Éclaire-moi par là.
Corradini approcha la lanterne, la fourrant au milieu des mouches qui se jetaient avec fureur contre le verre. De Luca tourna la main de l’homme pour scruter les doigts, qui étaient sombres sur la pulpe et sous les ongles.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc noir ?
– Un truc noir, dit De Luca.
Le moment de se relever était arrivé. Il écarta les bras et les autres le soulevèrent comme un Christ descendu de la Croix. Il prit une torche et braqua la lumière sur les murs sombres de la soupente. Il décrocha aussi le cache du black-out pour augmenter l’éclairage. La logique aurait conseillé d’attendre le matin et la lumière du soleil, mais il y avait cette agitation en lui, vraiment comme une fièvre.
– Allez, dit-il, au point où on en est, jetons un coup d’œil. Cherchons une hache et une veste. Et une tête.
Ils ne trouvèrent rien, ni hache, ni veste, ni tête.
Rien que quelques vieux sacs de jute, un seau de métal vide et une grosse bouteille en verre, celle qui avait fait croire à De Luca qu’il avait heurté un bocal de mélasse. Et puis un siège, dans un coin, et un matelas.
Mais pas de veste ni de hache. Et pas de tête.
Quand ils retournèrent dans l’autre maison, le Trafiquant avait cessé de sourire, et pas seulement parce que Massaron avait détaché un saucisson d’une poutre et s’en coupait une tranche avec un couteau à cran d’arrêt. On lisait dans ses yeux qu’il aurait voulu demander ce qu’ils avaient trouvé dans la maison de l’autre côté de la cour. Il fixait d’un air sérieux tout ce rouge, brunâtre et lourd, qui teignait les vêtements du commissaire, maintenant surtout aux genoux et sur les jambes. De quelque part dans le noir arrivaient les sanglots du garçon, profonds et réguliers comme une respiration dans le sommeil.
De Luca prit une chaise en bois et la plaça devant Egisto, toujours assis sur ses talons. Il s’appuya au dossier, restant debout, résistant à l’envie de se gratter la nuque qui le brûlait sous la sueur. D’un geste, il refusa la tranche de saucisson que Massaron lui tendait, non parce qu’il n’en aurait pas voulu et n’avait pas faim, mais il y avait cette curiosité frémissante qui lui bloquait la gorge.
– On est de la Criminelle, dit-il. On ne devrait pas donner la chasse aux trafiquants, mais à un moment il a commencé à y avoir une concurrence entre nous, les collègues du Ravitaillement de la questure et ceux de la Milice. Tu sais pourquoi ils ne réussissaient pas à te trouver, les autres ?
Le Trafiquant ne dit mot, plissant à peine les yeux avec une expression qui pouvait vouloir dire “oui” ou “non”, ou les deux ensemble.
– La Milice, parce que tu passes un peu de marchandise au centurion qui commande la section du Ravitaillement.
– Illustration éclatante et concrète de l’expression “avoir du jambon sur les yeux”, dit Corradini. Ou alors, “de la mortadelle”, si le camarade centurion Baldelli préfère.
Corradini claqua des talons, esquissant un salut romain, le bras replié contre son flanc, et Rassetto serra les lèvres sur ses dents de loup.
– Attends un peu qu’on rejette à la mer les Alliés et qu’on s’arrange avec les Allemands, aboya-t-il. On liquidera les traîtres comme celui-là, ajouta-t-il en montrant le Trafiquant, et comme cette merde de Baldelli.
De Luca haussa les épaules.
– La section du Ravitaillement de la questure, en revanche, ce sont des bons gars, bien sûr, mais ils suivaient les marchandises qu’on mange. Une erreur, parce que toi, tu déplaces tout le saint-frusquin dès que tu peux et que tu es très fort pour trouver des endroits abandonnés de Dieu comme celui-là.
– Les Maisons Morri, dit Corradini. Abandonnées dès avant la guerre.
De Luca intercepta le regard noir du Trafiquant et secoua la tête.
– Non, ce n’est pas le prince Morri qui t’a dénoncé, enfin. Il ne sait probablement pas que tu existes… oh, oui, mon Dieu, ton saucisson, il le connaît, parce que les collègues du Ravitaillement m’ont dit qu’il y a eu le mariage de sa petite-fille et qu’on sortait des saucissons, des jambons et de la mortadelle comme ça, dit De Luca avec un geste circulaire du doigt levé. Mais quand on est prince, on s’en fout des cartes de rationnement, non ?
Corradini fit de nouveau claquer ses talons, le bras à demi levé.
– Arrête ça, murmura Rassetto. On réglera aussi leur compte aux princes.
Parler de saucisson lui avait donné encore plus faim, et donc De Luca en prit une tranche en la retirant de sous le couteau de Massaron et, quand il essaya de retirer la peau, la chair se défit entre ses doigts, car elle était encore fraîche. Très douce sur la langue, malgré le grain de poivre qu’il écrasa entre ses dents. Son estomac gargouilla bruyamment, mais il y avait cette curiosité frémissante qui lui bloquait la gorge.
De Luca saisit le dossier de la chaise et la tourna pour s’y asseoir à cheval.
– Tu sais comment je t’ai trouvé ? demanda De Luca, et le Trafiquant ferma de nouveau les yeux, mais cette fois d’une manière dont on comprenait qu’il s’agissait d’un “non”.
De Luca indiqua la marque rouge sur le cou d’Egisto, qui porta les doigts là où se trouvait auparavant la chaînette d’or avec un crucifix, parce que peut-être il avait compris.
– J’ai pensé que quelqu’un qui fournit tout Bologne, comme toi, et ne se fait jamais choper à un barrage, n’utilise peut-être pas les routes pour arriver aux magasins et aux dépôts, mais le canal. Et, de fait, ce qui t’a perdu, c’est ça, insista-t-il, en montrant à nouveau le cou du Trafiquant qui cette fois ne broncha pas, car maintenant il avait bel et bien compris.
– Mais tu ne pouvais pas la lui donner gratis, la farine, au batelier qui te trimbale dans toute la ville avec l’excuse de distribuer le fumier aux jardins de guerre ? Tu as une idée du nombre de maisons qu’on aurait dû perquisitionner s’il ne nous l’avait pas indiquée, celle-ci ? Je veux dire, il fallait vraiment que tu lui prennes la chaîne en or de la communion de son fils ?
Corradini rit :
– Il est trop religieux, lança-t-il.
– Non, il est trop avide, grogna Rassetto, et il lui aurait flanqué un autre coup de pied dans le ventre si De Luca ne l’avait pas arrêté.
– Et là, on arrive à la raison de tout ce discours, déclara De Luca en se calant sur la chaise comme un cow-boy dans les films américains d’avant-guerre. Je sais bien pourquoi tu n’arrêtais pas de sourire, tout à l’heure. Parce que, bon, d’accord, on t’a coincé et t’as perdu un paquet de fric, mais, au fond, le marché noir, c’est le marché noir, il y en a qui disent que si vous n’étiez pas là, on ne sait pas comment les gens feraient, et puis avec les amis comme Baldelli, et peut-être que nous aussi, on aura droit à quelque chose qui nous ferait oublier cette rivalité entre bureaux, qui sait, tu nous sors aussi le prince et, vite fait, tu te retrouves en selle. Mais en fait non, parce que ce qu’il y a dans l’autre maison, voilà, ça, certainement, ça fait peur, et pas qu’à nous de la Criminelle, mais aussi au centurion et même au prince.
– Qu’est-ce qu’il y a, dans l’autre maison ?
C’était la première fois qu’ils l’entendaient, la voix du Trafiquant, rendue encore plus rauque par le silence.
– Il y a un homme assassiné, sans tête.
Le Trafiquant esquissa un mouvement pour se lever, mais ça faisait trop longtemps qu’il était accroupi et ses genoux étaient sans force. Il appuya une main sur le sol pour rester droit.
– Ce n’est pas moi, je ne savais pas, je n’ai rien à voir avec ça, cracha-t-il entre ses lèvres.
Qu’il ne le sache pas, que ça n’était pas lui, qu’il n’avait rien à y voir, De Luca l’avait compris depuis le moment où il était revenu couvert de sang séché et où le Trafiquant avait cessé de sourire, plus perdu et perplexe qu’effrayé. Mais maintenant, oui, il avait peur.
– On verra. Pour l’instant, tu es le principal suspect. C’est toi qui utilises la maison de l’autre côté de la cour ?
– Non.
– Tu sais qui l’utilise ?
– Non.
– Tu y as déjà vu quelque chose ou quelqu’un ?
– Non.
De Luca soupira. Il jeta un coup d’œil à Rassetto, qui jeta un coup d’œil à Massaron, lequel décocha un coup de poing au Trafiquant, sous une pommette. Egisto s’affaissa sur le bras qu’il tenait à terre, Massaron le saisit au collet de sa salopette et le souleva, toujours à genoux. Quelque part, dans le noir, le garçon cessa de sangloter et commença à pleurer avec un bêlement si ténu qu’on ne l’entendait presque pas.
De Luca avança son siège. Son collègue plus âgé, son mentor quand il était entré dans la police, lui avait toujours dit que quelques gnons, pour un criminel, on peut y aller, de toute manière il les mérite, et le Trafiquant était bien un criminel, cupide, un affameur, exploiteur de gamins comme celui en caleçon et tricot qui pleurait dans le noir et qui, certainement, était avec lui à cause de la faim, pas pour autre chose. Mais il aurait voulu se limiter à celui-là, de gnon, un autre au maximum, pas plus de deux. C’est pourquoi il s’inclina sur les pieds avant de la chaise, en équilibre, pour lui parler de plus près.
– Je recommence par la fin. Tu as déjà vu quelque chose ou quelqu’un de bizarre, par là ?
– Non.
Le choc du poing de Massaron arracha un gémissement à Egisto. Il était gaucher, Massaron, il frappait du droit, plus faible, sans même y mettre trop de force, mais il avait frappé au même endroit, sous la pommette, qui commençait à gonfler et à jaunir.
De Luca poussa un soupir, s’appuyant de nouveau sur les quatre pieds de la chaise. Il avait senti dans ses cheveux le déplacement d’air du coup de poing.
– Je suis sûr que tu ne laisses pas toutes ces victuailles sans personne pour garder un œil bien ouvert dessus. Et ne me raconte pas que tu as installé ici ton activité sans vérifier ce qu’il y avait autour. Je te le demande encore une fois…
Massaron lança son poing avant même que Luca ait fini sa phrase, car le Trafiquant avait commencé à secouer la tête pour dire non, et, de fait, le coup arriva non plus sur la pommette mais sur la bouche. Il cracha une dent, en toussant du sang et de la salive.
Dans le noir, le gamin cessa un moment de pleurer, mais recommença aussitôt. De Luca chercha la tache blanchâtre du tricot qui tremblait dans l’obscurité et stoppa Corradini qui avait suivi son regard et s’apprêtait à aller chercher le garçon. Inutile de l’effrayer davantage et là-bas, probablement, il se sentait plus protégé.
– Je parie que c’est toi qui restes quand ton ami va livrer. Pas vrai ?
– Franchino ! Ne dis rien !
De Luca ne se tourna même pas pour regarder, il entendit seulement le bruit du coup.
– Ça suffit, lança-t-il à Massaron, et, doucement, au garçon : Tu as vu quelque chose ? S’il te plaît, dis-le-moi.
Franchino hocha la tête, mais personne ne le vit.
– S’il te plaît, insista De Luca, plus doucement encore.
Un soupir profond, interrompu par un sanglot, comme chez les enfants, puis le garçon commença à parler à toute vitesse en claquant des dents, en pur dialecte bolonais. De Luca n’y comprenait à peu près rien.
– Il a dit que, ce matin, il a eu peur à cause du bombardement, traduisit Corradini qui était le seul de Bologne. Il croyait que les bombes allaient arriver jusqu’ici et il s’est enfui. Il est arrivé à l’écluse, il voulait passer de l’autre côté du canal, mais ensuite il est revenu en arrière parce qu’il a vu… qu’est-ce que tu as vu ?
Le garçon le répéta dans un filet de voix, puis comme Corradini insistait, sans comprendre, “qu’est-ce que tu dis que tu as vu ?”, alors il sortit de l’obscurité, la bouche béante, les yeux et même les narines écarquillés de terreur, et il le hurla si fort et avec tant de frayeur que tous en eurent des frissons.
– Al Crest d’i càn ! A io’ vest’ al Crest d’i càn !
– Le Christ des chiens, il a vu le Christ des chiens, traduisit Corradini.
– Le Christ des chiens ? répéta De Luca, en même temps que Rassetto. Le Christ des chiens ? Et c’est quoi, ça, putain ?

– Le Trafiquant, on l’envoie à San Giovanni in Monte, et le gamin chez les sœurs. Mais qu’elles le traitent bien, hein, parce que sinon, à la fin, il ne dira plus rien.
Il avait cessé tout de suite de parler malgré l’insistance de De Luca et les regards interrogatifs de tous, le Trafiquant compris, qui visiblement aurait voulu en poser lui aussi, des questions. Mais maintenant on devinait que de ces lèvres tremblantes et serrées, pour cette nuit, on n’apprendrait pas ce que c’était que le Christ des chiens.
– Qu’est-ce qu’on fait ici ? demanda Rassetto.
Il avait amené dans la cour la 1100 à essence du Trafiquant qu’il avait trouvée dans l’étable et il jouait avec la clé en la faisant glisser entre ses doigts.
À côté de la Balilla à gazogène de la police judiciaire, avec la bonbonne de la chaudière soudée sur le porte-bagage arrière, on aurait dit une Aprilia hors-série.
– Toute cette marchandise ne va pas tenir dans les voitures, il faut au moins une camionnette. On appelle l’Approvisionnement ?
De Luca secoua la tête. Rien que de penser aux agents de l’Approvisionnement, au médecin légiste, au chef de la Judiciaire, au juge et peut-être même au questeur, tous à traîner sur sa scène de crime, il en avait des frissons.
– Massaron et Corradini restent de garde. On va à la questure avec les interpellés et on vous envoie des agents pour vous relever.
Corradini lança un coup d’œil à Massaron, qui fixait les jambons. Il avait aussi fait un pas en avant, spontanément, aussitôt stoppé par le regard du collègue.
– Pas besoin, on dormira ici et on se reverra demain. Vraiment, soyez tranquilles.
Rassetto sourit, découvrant ses dents de loup.
– Ne bouffez pas tout, dit-il, puis à l’adresse de De Luca : Tu es sûr que le chef sera d’accord ?
De Luca regarda sa montre et hocha la tête d’un air décidé.
– Dès que je serai à la questure, j’appellerai le dottor, qui déjà sera furieux qu’on le réveille à cette heure, alors tu penses, si on le tire du lit. Allons-y, conclut-il, puis il répéta “allons-y”, car soudain cette fièvre qui bouillonnait en lui, sourde et constante comme l’eau sur le feu, était devenue une gêne insupportable.
Il sentait la brûlure brillante sur sa nuque, le poids collant du sang sur les vêtements, l’odeur grasse des aliments, et aussi la sueur étouffante de cette nuit d’été. Il avait besoin de bouger, de sortir, de s’en aller, d’aligner calmement tous ces trucs qui mijotaient dans son cerveau.
Il lui était venu une idée mais il avait besoin de bien y réfléchir, et pas seulement de sentir sa présence.
– On vous laisse la Balilla, dit Rassetto, et on prend la 1100. C’est moi qui conduis.

Carlo LUCARELLI est né à Parme en 1960. Chroniqueur, scénariste et dramaturge italien, il est l’auteur de nombreux livres, romans policiers, thrillers et livres d’enquêtes, dont les best-sellers traduits en France, Almost Blue et La Huitième Vibration. Il anime une grande émission de télévision sur des affaires non résolues. Son dernier livre paru, Une affaire italienne (Métailié, 2021), a remporté le prix Violeta Negra Occitanie 2022.

Bibliographie