Publication : 01/09/2004
Pages : 240
Grand Format
ISBN : 2-02-063245-4

Après

Francine PROSE

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13 €
Titre original : After
Langue originale : Américain
Traduit par : Cécile Nelson

Tom Bishop est lycéen à Central High et sa vie ne diffère en rien de celle des jeunes de son âge. Jusqu'à ce que, à 80 km de là, un établissement scolaire devienne le théâtre d'une tuerie.

Dorénavant, pour leur sécurité, les élèves seront assujettis aux décisions du Dr Wilner, spécialiste des situations de crise dépêché sur place. Des contrôles antidrogue sont instaurés, un code vestimentaire drastique imposé, certaines couleurs bannies, les portables interdits et L'Attrape-Cœur supprimé du programme. Ils sont fouillés, surveillés, les parents sont submergés d'e-mails, et le moindre écart est sévèrement sanctionné. Au point que profs et élèves commencent à disparaître...

I

Quelques minutes après la fusillade, tous les téléphones portables ont sonné. En principe, on n'avait pas le droit d'en avoir en classe, sauf si un mot de nos parents précisait qu'ils devaient pouvoir nous joindre d'urgence, mais la plupart d'entre nous en avaient un de toute manière. Et la plupart des parents - eux qui se plaignaient sans arrêt de ce que les gosses regardaient trop la télé - se trouvaient assez près d'un poste de radio ou de télévision pour apprendre instantanément la nouvelle. Si bien que tous les portables ont carillonné en même temps, de l'intérieur des sacs à dos, en un concert à peine assourdi de sonneries énervantes et de petits airs idiots.

J'étais soulagé que le mien n'ait pas sonné en premier. Quand mon père m'a appelé, presque tout le monde dans la classe avait le téléphone plaqué contre une oreille et un doigt enfoncé dans l'autre. Mme Davis, notre prof d'algèbre, avait renoncé à maintenir l'ordre et essayait seulement d'entendre quelque chose car, même pour elle, il était évident qu'une catastrophe s'était produite.

Mon père a dit:

-Tomster! Tu vas bien?

-Ne m'appelle pas comme ça, j'ai répondu. Pourquoi ça n'irait pas? Et toi, qu'est-ce qui ne va pas? Je suis en cours de maths.

Après un silence, mon père a fait:

-Je croyais que tu détestais les maths.

-Ouais. Et alors?

-Alors, qu'est-ce que ça peut faire si je t'interromps?

-Allô papa, ici la Terre, j'ai dit.

Je l'imaginais dans son atelier aménagé dans la grange derrière la maison, au milieu de piles de papiers et de dessins et de petites bouteilles d'encre. Il disait constamment que je ne faisais jamais attention à ce sur quoi il travaillait mais, en fait, je savais que son projet en cours consistait à illustrer un livre de cuisine sur les différentes façons d'accommoder les haricots. Mille recettes de haricots du monde entier.

-Alors, qu'est-ce qui se passe?

Ila dit:

-J'ai de vraiment sales nouvelles. Des gosses détraqués ont ouvert le feu dans le gymnase de Pleasant Valley. Ils ont abattu pas mal d'élèves et de profs.

-Mince, ça c'est vraiment moche. Mais papa... c est à quatre-vingts kilomètres d'ici. Et je suis en cours de maths.

-Je ne sais pas ce qui m'a pris, s'est excusé papa. Désolé. Une brusque inquiétude. J'ai voulu m'assurer que tu allais bien.

Ily avait trois tueurs. Deux garçons et une fille. Personne ne savait qu'ils étaient copains et encore moins qu'ils avaient comploté pour introduire tout un arsenal dans l'école et faire un carnage. Ils étaient totalement inexistants sur l'écran radar des autres élèves.

Le journal télévisé insistait là-dessus, bien avant qu on ne connaisse le nombre de victimes ou leur identité exacte. Ces précisions ont mis plus longtemps à sortir. Cinq jeunes et trois professeurs avaient été tués sur le coup; quatorze élèves étaient grièvement blessés. Les tueurs s'étaient tous suicidés. La seule fille parmi eux avait laissé un message sur son ordinateur, à la maison, disant qu'elle ne regrettait pas son acte sauf pour le chagrin et les ennuis que ça allait probablement causer à son père et à sa mère. Probablement? J'aurais plutôt dit certainement.

La plupart des camarades qu'ils avaient abattus se trouvaient dans le gymnase. Les tueurs avaient traqué les meilleurs sportifs. Quand les portraits des victimes ont défilé à l'écran, c'était horriblement déprimant; ils avaient dû tuer tous les plus beaux gosses de l'école - les plus beaux et les plus photogéniques.

Le fait qu'ils aient surtout abattu des athlètes me donnait vraiment la chair de poule. Parce que dans notre bahut, c'étaient nous les sportifs - moi et mes copains Brian, Avery et Silas. Sauf qu'on formait une sous-clique de sportifs: les "champions futés ", comme on nous appelait. On n'était pourtant pas des tètes. Excepté Brian et parfois Avery, on ne cassait pas des briques en classe. Et on n'était d'ailleurs pas non plus des cracks en sport; on se défendait juste pas mal en basket. Mais cette étiquette nous distinguait d'une part des "champions tarés ", qui étaient des abrutis certifiés, et, d'autre part, des "cerveaux ", dont aucun n'aurait pu intégrer ne serait-ce que l'équipe de basket cadets.

En plus, on nous considérait comme des rebelles. Enfin, d'une certaine façon. Comme il n'y avait pas grand-chose contre quoi se révolter, on n'avait pas vraiment d'ennuis. Et ce n'était pas non plus exactement une question de mauvaise attitude. C'était plutôt qu'il nous fallait donner l'impression d'avoir une mauvaise attitude. On s'asseyait toujours aux derniers rangs - dans le car de ramassage, en classe, en réunion. On était les premiers à lever les yeux au ciel quand un prof faisait une remarque ringarde. Et personne n'attendait qu'on propose nos services quand, en fin de troisième, par exemple, il fallait des volontaires pour servir de Grands Frères aux nouveaux de la rentrée suivante. Non qu'on ait manqué d'esprit de solidarité mais, comme disait Silas, qui avait envie de gaspiller les deux meilleures semaines de lycée - ces quelques jours où l'on pouvait encore imaginer que l'année serait intéressante et sympa - à montrer à un petit morveux où trouver les toilettes ou comment ouvrir son casier.

Et ça ne posait pas de problème; personne ne comptait sur notre dévouement. C'était un des bons côtés de Central. Tout le monde y avait sa place; vous aviez le droit d'y être vous-même. Je veux dire, d'être vous-même qui que vous soyez. On vous laissait complètement tranquille. Mais après Pleasant Valley, tout ça s'est mis à changer. On a commencé à regarder les autres élèves d'un autre œil. Parce que l'affreuse leçon de Pleasant Valley, c'était que des élèves auxquels vous ne pensiez jamais~ que vous*aviez même à peine remarqués... eh bien, eux, ils pouvaient penser à vous sans arrêt, ils pouvaient vous haïr et projeter de vous tuer. Parce que c'était justement leur problème, aux tueurs: personne n'avait fait attention à eux jusqu'à ce qu'ils se mettent à tirer.

On a appris les détails de la tuerie, après l'école, en regardant le journal télévisé... Échange de coups de fil et de mails. On n'arrivait pas à croire que ce soit arrivé dans un endroit qui portait, dans les circonstances présentes, un nom si cruellement Ironique. Quelqu'un a dit que la ville allait être rebaptisée Death Valley, mais personne n a trouvé ça drôle, surtout quand la télé s'est mise à faire défiler les images des équipes de soins d'urgence et des state troopes en train de porter tous ces brancards aux couvertures remontées jusqu'en haut. Au bout d'un moment je ne voulais plus regarder, mais je n'arrivais pas à m'en empêcher.

Ce soir-là, quand mon père est rentré de son atelier et nous a rejoints au salon, il ne s'est même pas plaint de me voir devant le poste. Il s'est assis et a regardé les nouvelles avec moi. On ne disait pas un mot. Ce n'était pas nécessaire.

Pour le dîner, on a réchauffé des enchiladas surgelées, ce qu'il m'achetait généralement quand il avait prévu de sortir avec sa petite amie, Clara. J'ai donc supposé qu'il avait fixé un rendez-vous avec Clara puis annulé à cause de Pleasant Valley.

Ila dit:

-Tom, tu veux parler?

J'ai répondu:

-Sûr, papa. De quoi?

-De... à quel point tout ceci est bouleversant et tragique.

- C'est affreux, je ne sais pas quoi dire...

-Comment sont les enchiladas? il a demandé.

Je n'avais jamais eu le courage de lui dire que je détestais les enchiladas surgelées. Une fois qu'il était sorti avec Clara,

il m'arrivait d'emporter mon assiette dans le jardin et de la vider tout au fond, près de la clôture, là où il y avait des chances que les ratons laveurs viennent se servir. Les enchiladas me déprimaient. Mon père faisait parfois ce genre de chose

-des choses censées me remonter le moral. On aurait cru, à le voir, que réchauffer des enchiladas était une façon de s'encanailler, lui et moi, une espèce d'acte rebelle qu'on n'aurait jamais pu se permettre quand ma mère était en vie parce qu'elle n'aurait probablement pas approuvé.

Maman était excellente cuisinière, alors je suppose qu'il n'avait pas tort. Elle n'aurait pas vu l'intérêt dé faire de la cuisine mexicaine surgelée. Maman est morte il y a quatre ans, dans un accident d'auto. Elle conduisait affreusement mal, mais si lentement qu'on pensait que ça n'avait pas d'importance. On ne se doutait pas qu'on pouvait se tuer à soixante à l'heure, qu'on pouvait percuter un arbre en se penchant pour attraper sa cassette préférée de Charlie Parker. Enfin, tout ça pour dire que les enchiladas étaient immondes.

-Bonnes, j'ai répondu. Je veux dire, elles sont délicieuses.

Papa a embrayé:

- Est-ce que je dois m'inquiéter de te voir te refermer sur toi-même et cacher tes vrais sentiments?

Ça, ce n'était pas du tout le genre de mon père. Il n'avait jamais sorti un truc pareil, même à la mort de ma mère. D'ailleurs, il se moquait toujours des gens qui parlaient de "partager les ressentis ", d'" être à l'écoute" et de "sonder sa colère ".

J'ai dit:

-D'où tu tiens ça?

-De la télé, a fait papa. Et j'ai aussi reçu un mail de l'école nous conseillant de contrôler l'apparition, chez vous autres, de signes éventuels de repli sur soi ou de dépression.

-L'école t'a envoyé un mail? j'ai demandé, incrédule.

C'était du jamais vu. Tous les élèves utilisaient le courrier électronique, et probablement aussi tous les profs. Mais l'école, elle, était vieux jeu; les informations aux parents étaient encore expédiées par la poste. Les calendriers et horaires d'entraînement étaient agrafés puis envoyés tels quels pour faire des économies sur les enveloppes.

-Un très long message, a dit mon père. Les infractions aux règles vestimentaires ne seront plus tolérées.

-Ouais, 0K.

J'ai tendu le bras au-dessus de la table et serré son épaule:

-Tu veux connaître mes vrais sentiments, papa? Un:

j'aimerais que ça ne soit jamais arrivé. Et deux: je suis content que ça ne soit pas arrivé à Central.

Francine Prose est née en 1947 à New York. Elle est l'auteur de plus d'une douzaine de livres, dont des romans, des nouvelles, des ouvrages généraux et des histoires pour enfants.
Titulaire des bourses Guggenheim et Fulbright, entre autres, elle collabore à la rédaction de la revue Harper's et rédige des articles sur l'art qui paraissent régulièrement dans le Wall Street Journal. L'enseignement retient aussi son attention : elle a ainsi partagé son savoir avec les participants d'un atelier sur l'art d'écrire, le « Iowa Writers Workshop » et elle enseigne à l'université Johns Hopkins.
Elle vit à New York.

Bibliographie