Publication : 04/10/2001
Pages : 480
Grand Format
ISBN : 2-86424-403-9

Blue Angel

Francine PROSE

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19.06 €
Titre original : Blue Angel
Langue originale : Anglais
Traduit par : Cécile Nelson

Cela fait des années que Ted Swenson, qui enseigne l'écriture de fiction dans une petite université de Nouvelle-Angleterre, n'a pas lui-même publié de roman. Cela fait encore plus longtemps qu'aucun de ses étudiants n'a montré une étincelle de talent. Et le monde académique, de plus en plus asphyxié par son climat politiquement correct, n'est plus ce qu'il était. Là-dessus déboule Angela, une étudiante tatouée et percée de toutes parts, avec un rare don d'écrivain. Audacieuse et ambitieuse, Angela paraît être la réponse aux vœux de Swenson. Mais l'expérience montre que le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions…

En styliste et satiriste hors pair, Francine Prose écrit avec tranchant sur l'amour, le mariage et toutes les formes de séduction : jeunesse, célébrité, succès littéraire et leur cortège de vanités.

Blue Angel est un de ces rares tours de force qui associent avec brio le comique et l'inquiétant. Le meilleur des petits mondes universitaires révèle certains des aspects les plus sombres et dangereux des valeurs culturelles et morales contemporaines.

  • "C'est une vilaine persifleuse que Francine Prose qui, à l'époque de l'épanouissement créatif de tout un chacun, se permet de semer quelques doutes insidieux. Plus précisément, elle donne d'un atelier d'écriture bon teint une image à la fois lamentable et risible, à peine compensée par la bonne volonté du protagoniste, Edward Swenson, écrivain naguère estimé mais en panne d'inspiration, chargé d'enseigner la fiction dans telle petite université oubliée de Nouvelle-Angleterre. Plus provincial on mourrait à vrai dire, sauf que se révèle, soudain, la jeune Angela, aussi " destroy " d'apparence qu'imprévisiblement douée, et qui va bousculer toute la donne en moins de rien. A la lecture des premières pages d'Angela, le constat s'impose en effet que, mille coudées au-dessus de ses petits camarades imaginant de pénibles péripéties affectives ou sexuelles dans leurs pauvres récits, la punkette manifeste un véritable talent d'invention, bientôt compliqué par un imbroglio de sentiments la reliant à son prof, à la fois admiratif et juge, touché par l'hommage de sa pupille et se prenant les pieds dans les plis de sa toge de ponte narcissique. Satire mordante du milieu académique bon teint, Blue Angel aborde le thème, très sensible aujourd'hui, des rapports entre la vie et la fiction, qui aboutissent à des malentendus délicieusement détaillés, en l'occurrence, par l'impitoyable romancière."
    Jean-Louis Kuffer
    24 HEURES
  • "A travers cette comédie rondement menée, où l'on retrouve aussi sous un jour sarcastique quelques moments forts de la vie américaine, tels Thanksgiving et Noël, Francine Prose dévoile la face honteuse du puritanisme rampant. Et toutes ces émotions brimées, ce langage corseté, ces non-dits qu'implique la règle du politiquement correct. Ce nouveau conformisme castrateur qui prend parfois prétexte des meilleures causes (le féminisme, la défense des minorités) pour asséner son moralisme réducteur. Or, le meilleur des mondes a ici le visage d'une inquiétante répression, qui ouvre la voie aux médiocres et au triomphe de l'hypocrisie."
    Alain Favarger
    LA LIBERTE
  • « Une machination diabolique, à supposer que le diable ait de l'humour, de la fantaisie, et le regard ironique sur un petit monde universitaire que l'auteur semble bien connaître. »
    LIBERATION

Pour Howie

Swenson attend que ses étudiants aient achevé leurs rituels particuliers - ajuster les fermetures Éclair et les casquettes, arranger les stylos et les cahiers si minutieusement choisis pour exprimer leur jeune et délicate identité - ce ballet nerveux qui, chaque semaine, manifeste leur soumission et réaffirme le pacte social consistant à se cloîtrer dans cette salle pendant une heure sans télé ni nourriture digne de ce nom. Il balaye des yeux la table de séminaire, compte neuf présents - bien, tout le monde est là -, puis feuillette le texte dactylographié qu'ils ont prévu de commenter ce jour-là, marque une pause et dit : " Est-ce l'effet de mon imagination ou bien nous voyons ces temps-ci une profusion de nouvelles traitant de rapports sexuels entre humains et animaux ? "

Les étudiants le dévisagent, atterrés. Lui-même n'en revient pas d'avoir dit ça.. On aurait cru entendre dans sa pitoyable tentative d'humour exactement ce qu'elle était : une question qu'il avait formulée et remâchée tandis qu'il traversait la cour nord, longeant les cloîtres gothiques en pierre grise, la chapelle des Pères fondateurs, les ravissants érables bicentenaires qui commençaient tout juste à perdre ces feuilles orangées dont on peut voir un tapis si épais sur la couverture du guide illustré du collège de Euston. Il avait à peine remarqué ce qui l'entourait, tant il était concentré sur l'imminente épreuve d'avoir à mener une discussion dans son cours sur une nouvelle où un adolescent, soûl et frustré après une sortie ratée avec sa petite amie, viole un poulet prêt à cuire à la lueur du réfrigérateur familial.

Comment est-il censé entrer en matière ? Ce que Swenson veut vraiment demander, c'est : " Est-ce que cette histoire a été écrite avec l'intention délibérée de me mettre à la torture ? Quel petit vicieux trouve donc marrant de me voir aux prises avec les failles techniques d'une nouvelle qui décrit sur deux pages comment le garçon brise la cage thoracique du poulet pour mieux ajuster la gluante cavité viscérale autour de son membre turgescent ? " Mais Swenson sait bien pourtant que Danny Liebman, l'auteur de la nouvelle, n'a pas cherché pas à le torturer. Il a simplement voulu trouver quelque chose d'intéressant à faire pour son héros.

Affalés sur ou sous la table de séminaire, les étudiants fixent Swenson de leurs yeux opaques aux paupières mi-closes, à l'image de ceux du poulet dont le héros tourne la tête déplumée pour lui faire face lors de leur romance nocturne dans la cuisine. Ceci dit, les poulets de réfrigérateurs de banlieue sont généralement décapités. Swenson note mentalement de mentionner ce détail plus tard.

- Je comprends pas, dit Carlos Ostapcek. Quelles autres nouvelles avec des animaux ?

Carlos réagit toujours le premier. Un ancien de la Marine et de camp de redressement, c'est le mâle archétypal, le seul élève de Swenson qui soit jamais allé ailleurs que dans une salle de classe. Et c'est d'ailleurs le seul étudiant tout court, sans compter Danny.

Oui, au fait, de quelles nouvelles veut-il donc parler ? Sur le coup, Swenson ne s'en souvient plus. Peut-être était-ce une autre année, avec une tout autre classe. Il a connu trop de moments comme celui-ci, ces derniers temps : une porte claque dans son dos et son esprit disparaît. Est-ce une atteinte précoce d'Alzheimer ? Il a seulement quarante-sept ans. Seulement quarante-sept ans ? Que diable s'est-il passé au cours de cette demi-seconde écoulée depuis qu'il avait l'âge de ses étudiants ?

Son problème pourrait bien venir de cette chaleur lourde, bizarre pour une fin septembre, encore une frasque d'El Niño déchargeant une mousson insensée sur tout le nord du Vermont. Sa salle de classe - située en haut du beffroi du collège - est le point le plus chaud du campus et, l'été précédent, les fenêtres en ont été repeintes, si bien qu'on ne peut plus les ouvrir. Swenson s'est plaint à cor et à cri auprès du service d'entretien des bâtiments mais ses employés sont trop occupés à boucher les trous dans les trottoirs, qui pourraient leur valoir un procès en cas d'accident.

- Quelque chose ne va pas, professeur Swenson ?

Clarisse Williams incline sa belle tête ornée, cette semaine, de rangées éclatantes de tresses teintes en orange et enroulées en forme d'escargots. Tout le monde, y compris Swenson, est un petit peu amoureux de Clarisse, peut-être parce qu'elle combine tant de gentillesse intelligente avec la beauté glaciale d'une princesse africaine tournée mannequin vedette.

- Pourquoi cette question ? s'enquiert Swenson.

- Vous avez grogné, dit Clarisse. Deux fois.

- Non, tout va bien. - Bravo, il grogne devant sa classe, maintenant. Ça prouve bien que quelque chose ne va pas. - Et si tu m'appelles encore une fois Professeur, je te recale pour ce semestre.

Clarisse se raidit. Du calme, c'est juste une blague ! Les étudiants de Euston appellent leurs professeurs par leur prénom ; c'est pour cela que leurs parents déboursent vingt-huit mille dollars par an. Mais certains étudiants n'arrivent pas à dire " Ted " - les boursiers comme Carlos (qui, lui, déjoue le problème en l'appelant " coach "), les gosses venus de fermes du Vermont comme Jonelle, les étudiants noirs comme Clarisse et Makeesha -, ceux-là mêmes qui sont le moins susceptibles d'apprécier ses menaces facétieuses. Il n'y a quasiment pas d'étudiants de ce genre à Euston mais bizarrement, cet automne, ils se retrouvent tous dans la classe de Swenson.

La semaine passée, ils avaient commenté la nouvelle de Clarisse sur une fille qui accompagne sa mère lors de son travail de ménage chez une dame fortunée. L'histoire était singulièrement convaincante, passant de l'hilarité à l'horreur tandis qu'elle décrivait par le menu les ravages causés par la bonne titubant d'une pièce à l'autre, une bouteille de gros rouge collée aux lèvres, jusqu'à ce qu'elle pique une tête dans l'escalier sous les yeux de l'enfant horrifiée.

Les étudiants étaient muets d'embarras. Tous avaient le sentiment, comme Swenson lui-même, que la nouvelle de Clarisse, si elle ne relatait sans doute pas la vérité littérale, était douloureusement proche de la réalité. Enfin, Makeesha Davis, la seule autre étudiante noire, déclara qu'elle en avait marre des histoires où ses consœurs étaient toujours camées ou alcoolos ou sur le trottoir ou mortes.

Swenson prit le parti de Clarisse. Il était allé chercher Tchekhov pour expliquer à la classe que l'écrivain ne doit pas nécessairement représenter un monde idéal mais seulement décrire le monde tel qu'il est, sans sermon, sans jugement. Comme s'ils en avaient quelque chose à carrer, ses étudiants, de ce Russe mort qu'exhumait rituellement Swenson pour cautionner ses opinions ringardes. Et pourtant, la seule mention de Tchekhov lui permettait de se sentir moins seul, comme s'il se trouvait sous la protection d'un saint qui ne le condamnerait pas pour l'escroquerie criminelle consistant à prétendre auprès de ces gosses qu'on pouvait leur apprendre ce que Swenson faisait semblant de leur apprendre. Tchekhov lirait dans son cœur et saurait qu'il souhaitait sincèrement pouvoir donner à ses étudiants ce qu'ils voulaient, à savoir : talent, célébrité, argent, un emploi.

Après l'atelier consacré à sa nouvelle, Clarisse resta quelques minutes à bavarder. Swenson s'était raclé les méninges pour trouver une façon de lui dire avec tact qu'il savait ce que c'était que d'écrire un texte autobiographique et de voir les gens réagir comme s'il s'agissait d'une fiction. Après tout, son deuxième roman… Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n'avait jamais réalisé à quel point son enfance avait été douloureuse avant que son roman à ce sujet ne paraisse et qu'il lise ce constat dans les critiques.

Mais avant même que Swenson ne puisse la charmer avec l'histoire de son enfance pourrie et de sa fabuleuse carrière, Clarisse mit les choses au point : sa mère était directrice de lycée. Rien à voir avec une domestique ivrogne. Ça alors, elle l'avait bien eu, et elle en avait certainement mis plein la vue à ses camarades. Est-ce qu'elle n'aurait pas pu quand même glisser un sous-entendu pour soulager la tension qui régnait dans la classe - une tension si lourde que ç'avait été un soulagement de passer à la nouvelle de Carlos sur un gosse rêveur du Bronx qui a le béguin pour sa voisine, une tendre romance bouleversée lorsque l'ami du héros lui rapporte l'avoir vue, en l'espionnant par la fenêtre, faire une pipe à un berger allemand ?

La voilà, l'autre histoire de zoophilie qu'il cherchait. Swenson ne l'a donc pas inventée ; et maintenant, il se souvient aussi de la précédente : la nouvelle de Jonelle Brevard sur une fermière du Vermont dont le mari de cesse de prononcer le nom de sa vache préférée dans son sommeil… Trois histoires de bestialité sexuelle, et le semestre ne fait que commencer.

- Ta nouvelle en l'occurrence, Carlos. Est-ce que j'ai rêvé le berger allemand ?

- Oups, fait Carlos. J'avais oublié, je suppose.

La classe est parcourue d'un rire entendu, complaisant. Ils savent pourquoi Carlos a refoulé ce souvenir. Parce que la discussion portant sur sa nouvelle avait tourné à la prise de bec collective à propos des fantasmes masculins délirants sur la sexualité féminine.

Cela fait à peine cinq semaines que cette classe se réunit et déjà elle a ses blagues particulières et ses débats passionnés. Pas de doute, c'est une bonne classe. Les étudiants se stimulent les uns les autres. Il y a plus d'énergie dans cette histoire de bestialité que dans des années de fiction falote sur des amours adolescentes contrariées ou sur des gosses de parents divorcés dysfonctionnels émergeant des excès cocaïnomanes des années 80. Swenson devrait remercier le ciel d'avoir des travaux d'étudiants avec un tant soit peu de vitalité, de vie. Alors pourquoi faut-il absolument qu'il voie cet innocent paysage de leur cœur et de leur âme comme un terrain miné où il doit surveiller chacun de ses pas ?

Pourquoi ? Mais parce que c'est un terrain miné. Que ses collègues s'y essayent un peu pour voir. Ceux qui croient que c'est facile - pas de longs ouvrages à étudier, pas de conférences à préparer, pas de copies d'examen à noter. Qu'ils essayent de faire cours en sachant que leur carrière dépend de leur habileté à causer de zoophilie sans blesser personne. Non qu'il soit impossible d'écrire une nouvelle remarquable sur un personnage trouvant réconfort auprès d'un poulet. Un génie - disons, Tchekhov, par exemple - pourrait produire une œuvre de génie. Mais de la part de Danny, c'était peu probable. Et prétendre dans ce cours qu'il soit capable de transformer son poulet mort en œuvre d'art serait carrément passible de poursuites judiciaires.

Le silence s'est fait dans la salle. Quelqu'un a-t-il posé une question ? Il n'est pas impossible que Swenson en arrive à décrocher purement et simplement et reste planté là, muet, tandis que la classe attend de voir ce qui va se passer. Quand il avait commencé d'enseigner, il s'était fixé pour but que sa classe tout entière tombe amoureuse de lui. A présent, il était satisfait s'il se tirait d'une heure de cours sans avoir occasionné de dégâts psychiques majeurs.

- Hum. - Swenson sourit. - Où en étions-nous ? J'ai dû avoir un moment d'absence.

Le rire des étudiants est compréhensif. Swenson est l'un des leurs. Leurs profs de chimie, eux, n'ont pas de moments d'absence ou, en tout cas, ne le reconnaissent pas. L'alcool et la drogue ont appris à ces jeunes ce que sont les sautes d'attention. Rapide échange de demi-sourires entendus à la ronde puis Danny demande :

- Est-ce que vous croyez qu'on… peut parler de ma nouvelle ?

- Bien sûr. Désolé, dit Swenson. Qu'est-ce que vous en avez pensé, vous autres ? Qu'est-ce qui vous a plu ? Qu'est-ce qui vous a interpellé ? - Long silence. - Qui veut commencer ?

Commencer ? Personne ne veut même être présent. Non que Swenson le leur reproche d'ailleurs. On croirait des personnages de dessins animés en train d'écouter gazouiller les petits oiseaux. Swenson a été élevé dans une famille de Quakers. Le silence ne lui fait pas peur.

Finalement, Meg Ferguson intervient :

- J'ai apprécié avec quelle franchise il était admis dans la nouvelle que la plupart des mecs ne peuvent pas faire la différence entre faire l'amour à une femme et baiser un poulet mort.

- Eh bien, fait Swenson. Bon, bon. C'est certainement un début. Merci Meg d'avoir brisé la glace.

Comme quoi on ne peut jamais anticiper les réactions. Swenson aurait parié que Meg avait vu dans la nouvelle un odieux éloge de la domination phallique s'exerçant sur un volatile sans défense.

Les garçons de la classe ne répondent jamais directement à Meg. Ils laissent une femme modérée s'interposer puis ils enfoncent le clou. La timide Nancy Patrikis, qui en pince pour Danny Liebman, prend la parole :

- Ce n'est pas de ça dont il s'agit dans la nouvelle. Le garçon aime sa petite amie. Et elle l'a vraiment blessé. Alors il se défoule, pour ainsi dire, sur le poulet.

- Eh, Meg, dit Carlos, les mecs peuvent faire la différence entre le sexe avec une femme et avec un poulet. Crois-moi.

- Vaut mieux espérer, ma belle, dit Makeesha, sinon on est toutes dans le pétrin.

- Excusez-moi, intervient Swenson. Est-ce que vous croyez qu'on peut quitter le sujet du manque de discernement sexuel masculin pour en revenir à la nouvelle de Danny ?

- J'ai trouvé que c'était dégoûtant, fait Courtney Alcott avec une moue de ses lèvres rose pâle au contour soigneusement souligné de marron foncé.

Courtney est une princesse bostonienne. Une Barbie de Back Bay, pense Swenson. Son maquillage trash et son allure d'affiche de mode " streetwear ", par lesquels elle croit à tort prendre le contre-pied du look nature de Euston, irritent Makeesha et Clarisse.

- Dégoûtant… rumine Swenson. Est-ce que quelqu'un peut être plus… précis ?

Courtney reprend :

- La partie où Danny se fait le poulet.

Il n'a échappé à personne que Courtney a dit Danny au lieu de Ryan, le nom du personnage.

- Ryan, corrige Swenson. Le personnage…

- Peu importe, dit Courtney.

- Si, cela importe, dit Swenson. Je ne crois pas que Danny veuille qu'on croie qu'il a fait une chose pareille à un poulet.

- Enfin, en tout cas il a pensé à le faire à un poulet, dit Meg. Sinon il ne l'aurait pas mis dans l'histoire.

- Penser n'est pas faire, s'entend dire Swenson d'un ton doctoral. Les auteurs de romans policiers ne sont pas des assassins. Pas nécessairement. Et on a eu des problèmes chaque fois qu'on a supposé que le personnage principal représentait l'écrivain dans une fiction.

Quand est-ce qu'ils ont eu ce genre de problèmes, déjà ? Puis, la classe se rappelle : Clarisse. La petite fille et la femme de ménage. Tous les regards convergent vers Clarisse, qui désamorce la situation en ramenant la conversation sur le travail de Danny.

- J'ai… bien aimé la nouvelle, dit Clarisse. Seulement, la dernière partie fait choc, non ? Je veux dire, cette scène dans la cuisine arrive un peu comme un cheveu sur la soupe.

On entend un murmure d'approbation, comme chaque fois que Clarisse dit quelque chose. L'alliance persuasive d'intuition, d'autorité et de bon sens qui caractérise ses interventions emporte l'adhésion des autres étudiants. Autant rentrer à la maison et la laisser diriger le cours, se dit Swenson.

- Dans ce cas, que faire pour rendre la dernière scène moins choquante ? N'importe comment, elle sera inévitablement… une surprise. Mais elle devrait être plausible et ne devrait pas, comme le dit Clarisse - il cite ses étudiants chaque fois que possible, ce qui donne à tout le monde le sentiment de prendre part à un projet collectif - sembler venir comme un cheveu sur la soupe… Si vous pensez que tel est le cas… qu'elle arrive effectivement comme un cheveu sur la soupe.

Swenson ne se rappelle pas grand chose du texte, hormis quelques détails répugnants . Il lui arrive parfois de suggérer une autre fin pour une nouvelle et de se retrouver face aux mines déroutées des étudiants, jusqu'à ce qu'on l'informe gentiment que la nouvelle s'achève déjà par l'événement qu'il a suggéré. Hum, pas étonnant qu'il y ait pensé…

- Je ne sais pas exactement, dit Nancy. Peut-être que je changerais la personnalité du garçon de sorte qu'on sache qu'il est du genre à faire une chose comme ça.

La classe peut la suivre dans ce sens. Voilà précisément ce qu'il faut faire - établir un lien entre l'anti-conformiste violeur de poulet et l'ado apparemment normal de Long Island qui, dans l'histoire, invite sa petite amie à manger une pizza. Au cours du repas, elle lui annonce qu'elle a rencontré un type plus âgé qui travaille dans une trattoria de style milanais à Manhattan. Elle raconte que ce nouveau mec l'a invitée à passer chez lui, où il lui servirait sa spécialité, une polenta aux champignons (" tu détestes les champignons ", rétorque le héros dans la meilleure réplique de la nouvelle) et un steak grillé au feu de bois.

- Rends le gamin plus… violent, suggère Meg. Est-ce qu'on voit la serveuse à la pizzeria ? Rends-le méchant à l'égard de la serveuse. Comme ça, quand il rentre chez lui, plus tard…

Swenson jette un coup d'œil vers Danny, qui arbore cet air hébété qu'ont les étudiants lorsqu'on parle de leur travail et que, pour couronner ce rituel sadique, ils n'ont pas le droit de répondre. Danny est bien le garçon de son histoire. Il ne maltraiterait jamais une serveuse.

- Est-ce que c'est votre idée de sa personnalité ? interroge Swenson, lançant une perche à Danny, qui coule à vue d'œil. Quelqu'un qui a une propension à la méchanceté ? Ou bien…

- Ecoutez ! s'écrie Nancy. Et si… et si sa copine commandait du poulet à la pizzeria ? Ou, encore mieux, si le super plat que promet l'autre gars n'était pas un steak mais… du poulet ? Comme ça, quand le gamin rentre après à la maison et qu'il… fait ça au poulet, c'est vraiment une réaction contre sa copine et le mec plus âgé !

- Ouiiii ! fait Carlos Ostapcek.

- Tu y es, ma grande ! s'écrie Makeesha.

- Intéressant, dit Clarisse.

Les autres font pratiquement une ovation. Danny adresse un petit puis un large sourire à Nancy. Il a le sentiment qu'il a écrit une nouvelle qui n'attendait que cette altération de détail pour révéler son identité secrète de chef d'œuvre. Il a peine à se contenir pour ne pas courir à sa piaule de dortoir reporter les corrections sur son ordinateur.

Swenson trouve cette suggestion médiocre. Un cliché, superficiel et simpliste. Du O' Henry* infantile. On ne commande pas du poulet dans une pizzeria, on ne moleste pas de la volaille juste parce que le restaurant de votre rival amoureux en sert. Mais c'est toujours délicat quand la classe entière approuve une " amélioration " néfaste. Swenson n'a guère le choix que de se taire ou de jouer les rabat-joie élitistes, aux airs supérieurs. Certes, il est le professeur, et alors ? Pourquoi est-ce que sa stupide opinion compterait ?

- Est-ce que vous êtes tous d'accord avec ça ? Allons donc, il n'y a personne pour s'y opposer ?

- Je trouve que c'est nul, s'élève une voix, et tous se tournent vers Angela Argo.

Angela Argo n'a pas ouvert la bouche en classe depuis le début du semestre, lorsqu'ils ont fait un tour de table embarrassé pour se présenter chacun à leur tour. Rousse maigre et pâle avec des mèches orange phosphorescent et vert acide dans les cheveux, dont le visage fin et anguleux est percé en une demi-douzaine d'endroits, Angela porte (en dépit de la chaleur) un blouson noir de motard et un arsenal de chaînes, de colliers de chien et de bracelets.

Les élèves silencieux inquiètent toujours Swenson. Dieu sait ce qu'ils sont en train de cogiter. Mais la métallique Angela est une emmerdeuse toute spéciale. Parce qu'elle ne parle jamais et réduit son commentaire à d'éloquents tortillements et soupirs calculés pour attirer l'attention de tout le monde, sa présence est un pétard allumé et jetant des étincelles au milieu d'eux. Swenson a du mal à la regarder à cause de son piercing facial. Elle est maintenant en train de tapoter une bague hérissée de pointes contre le bord de la table.

- Angela, est-ce que tu veux dire que réécrire la nouvelle de cette manière serait… nul ? demande Swenson d'un air de sérieux sous lequel perce l'ironie ainsi qu'un certain scrupule, car Angela pourrait bien croire qu'il la singe et se replier dans le silence.

- Ça serait nul à chier, renchérit Angela.

A cet instant précis, ils sentent le tremblement sismique, le changement de pression dans l'oreille interne, qui les avertit quelques secondes à l'avance : les cloches vont sonner. Les cloches de Euston sont pendues dans la coupole juste au-dessus d'eux. Lorsqu'elles sonnent l'heure, au beau milieu du cours de Swenson, les vibrations de leur lent carillonnement funéraire pénètrent jusque dans les os. Toute conversation cesse. Que les professeurs qui convoitent cette classe - et entendent le doux carillon de l'autre bout du campus - viennent donc aux premières loges s'offrir ce plaisir hebdomadaire.

Les étudiants consultent pensivement leur montre puis lèvent des yeux timides vers Swenson, attendant les instructions de Monsieur le professeur, dont le misérable pouvoir est à présent écrasé par le balancement de deux masses de bronze. Parfois Swenson sourit, ou hausse les épaules, ou met deux doigts en revolver et tire sur les cloches battantes. Aujourd'hui, il regarde Angela, comme pour la figer sur place. Dès que le calme sera revenu, il veut qu'elle reprenne là où elle s'est arrêtée et empêcher Danny - comme Swenson, lui, ne peut le faire - de rendre sa nouvelle encore pire qu'elle n'est. Mais il ne peut pas prévoir ce qu'elle va dire. Il n'a pas vu une ligne de ce qu'elle a écrit, et ne l'a jamais entendue exprimer une opinion. Si cela se trouve, elle va dire à Danny de réécrire la nouvelle du point de vue du poulet. Enfin, pense Swenson, au moins, elle nage à contre-courant et peut créer un tourbillon lui permettant de se jeter à l'eau et d'endiguer le flot qui pousse Danny à démolir le peu qu'il a. Tant que Swenson n'est pas le seul à gâcher la bonne humeur collective par ses assertions suffisantes… Après tout, qu'est-ce qu'il sait, lui ? Il n'a fait paraître que deux romans - dont le second, il est vrai, a rencontré un tel succès critique que même maintenant, dix ans plus tard, on lui demande encore, quoique plus rarement, de donner des lectures en public et d'écrire des comptes-rendus de livres pour la presse .

Les cloches sonnent deux fois l'heure. Chaque fois, les étudiants tressaillent.

Francine Prose est née en 1947 à New York. Elle est l'auteur de plus d'une douzaine de livres, dont des romans, des nouvelles, des ouvrages généraux et des histoires pour enfants.
Titulaire des bourses Guggenheim et Fulbright, entre autres, elle collabore à la rédaction de la revue Harper's et rédige des articles sur l'art qui paraissent régulièrement dans le Wall Street Journal. L'enseignement retient aussi son attention : elle a ainsi partagé son savoir avec les participants d'un atelier sur l'art d'écrire, le « Iowa Writers Workshop » et elle enseigne à l'université Johns Hopkins.
Elle vit à New York.

Bibliographie