Publication : 06/10/2011
Pages : 168
Grand Format
ISBN : 978-28642-4843-9
Couverture HD

Intermittence

Andrea CAMILLERI

ACHETER GRAND FORMAT
17 €
Titre original : L’Intermittenza
Langue originale : Italien (italie)
Traduit par : Serge Quadruppani

La Manuelli, l’une des plus grandes entreprises d’Italie, est à un tournant : ses dirigeants préparent la fermeture de certains établissements en même temps que l’absorption d’une autre société, l’Artenia. A cette occasion, les cruels jeux du pouvoir et de l’argent vont voir s’affronter le vieux Manuelli, père fondateur, tout imprégné de son importance historique, son fils Beppo qu’il méprise, De Blasi, directeur, vrai patron de la société et requin impitoyable, sa secrétaire Anna, amoureuse d’un gigolo, la très troublante et ambitieuse Licia, fille du fondateur de l’entreprise absorbée, un sous-secrétaire d’Etat
avide et bigot, des ouvriers en grève et des hommes de main sans scrupules.
Andrea Camilleri aborde ici un nouveau genre, le thriller économique, et réussit une fois de plus à nous surprendre. D’un retournement de situation à l’autre, le vrai vainqueur, c’est le regard impitoyable qu’il pose sur le monde de l’entreprise, grâce à cette ironie si dure pour les puissants et si tendre pour les autres, avec ce sens du dialogue et cette profonde humanité qui l’ont imposé comme l’un des plus grands écrivains italiens contemporains.

  • Plus d'infos ici.
    SERVICES MONTRÉAL.COM
  • Plus d'infos ici.
    K-LIBRE.FR
  • Plus d'infos ici.
    Jacqueline Mallette
    MONTRÉAL 157
  • Plus d'infos ici.
    François Xavier
    LE LITTÉRAIRE.COM
  • Plus d'infos ici.
    Clément Dirson
    PARUTIONS.COM
  • Plus d'infos ici.
    FNAC.COM
  • Plus d'infos ici.
    Nicolas Gary
    ACTUALITTÉ
  • Plus d'infos ici.
    POLAR NOIR
  • « On savait qu’Andrea Camilleri n’avait aucun penchant pour le capitalisme, il a trouvé une bien réjouissante manière d’exprimer ses convictions. »
    LE TRAVAILLEUR CATALAN
  • « Du grand Camilleri. »
    François Estrada
    L’ECHO DU POLAR ET DE LA SF
  • « Un regard cru et implacable sur le monde de l’entreprise moderne. Un vrai roman noir. »
    Daniel Muraz
    LE COURRIER PICARD
  • « Un regard dur et ironique sur le monde de l’entreprise. »
    MAGAZINE ESPACE CULTUREL LECLERC
  • « Un roman si immoral qu’il en devient exemplaire. »
    Pierre Maury
    LE SOIR
  • « Farce et vaudeville, thriller et satire tout à la fois, Intermittence, est un pamphlet féroce contre l’Italie ultralibérale et ses élites cyniques. Un grand éclat de rire jaune qui fait froid dans le dos. »
    Philippe Chevilley
    LES ECHOS
  • « Andrea Camilleri aborde ici un nouveau genre, le thriller économique, et parvient une fois de plus à nous surprendre. »
    LA MARSEILLAISE
  • « L’ami Andrea livre là un thriller économique au rythme soutenu, au verbe sarcastique et aux dialogues incisifs. »
    Olivier Tartard
    LA VOIX DU NORD
  • "Un portrait haut en couleur. Impitoyable."
    Mireille Descombes
    L'HEBDO
  • "S'entrecroisent vieux bandits de la finance et de la politique et jolies renardes, en un entrelacs de machinations et manipulations, mensonges main sur le cœur et tromperies finement ourdies. On déguste."
    Jacques Bertho
    L'ALSACE
  • « Ce roman se déguste tel un bon capuccino »
    Hubert Prolongeau
    ALIBI

AGORA FM, « La Noir’Rôde » émission du 2 novembre 2011

http://./video/dewplayer.swf

1

Ce fut alors qu’il eut la certitude déchirante de la proximité de sa mort.
Il était en train de se passer le savon à barbe et d’abord il sursauta, puis se bloqua, la pointe des doigts mousseux sur la joue droite. Dans le miroir, il apparaissait avec la même pose que celle de la couverture du dernier numéro de Communication et Entreprise, consacré aux managers les plus importants du pays, qui contenait en outre une longue interview de lui.
Un instant auparavant, il était occupé à revivre en pensée le dîner de la veille, entre autres le vieux Birolli, il était accompagné d’une petite-fille d’une vingtaine d’années je te dis que ça quand, soudain, étaient apparus ces mots. Ou plutôt, il les avait lus. Mais où, sur le miroir ?
Oui, mais pas proprement dit sur le miroir, plutôt à la place du miroir. Parce que, dans un laps de temps guère plus long qu’un battement de cils, l’électricité avait dû être coupée. Et, dans le noir, l’invisible cadre du miroir s’était transformé en une sorte de minuscule écran cinématographique sur lequel, très nette, en blanc, était apparue la phrase. Comme l’écriteau final d’un film muet, imprimé en italique.
Mais il ne l’avait pas lue, cette phrase. Quelqu’un l’avait prononcée à haute voix.
Allons, il n’était pas au cinéma. Il était dans sa salle de bain.
Donc, ça ne pouvait être que lui. Il avait parlé seul.
C’était la première fois que cela lui arrivait. Ou peut-être cela lui était-il arrivé d’autres fois, mais il ne s’en était pas aperçu.
Signe de vieillissement ? À quarante-deux ans seulement ? Ne plaisantons pas.
Mais il ne pouvait s’offrir le luxe de dire des choses sans contrôle. Vous imaginez, si ça devait lui arriver durant une réunion du conseil d’administration ou quand il était plongé dans des négociations délicates !
Il se repromit d’en parler avec Guidotti, à la première occasion.
Il commença à se raser, mais il éprouvait un léger malaise.
Ce fut alors qu’il eut la certitude déchirante de la proximité de sa mort.
Ce qui le gênait le plus, c’était l’étrangeté de la phrase. Trop élégante, trop bien composée. Il ne parlait ni n’écrivait ainsi. C’était une phrase d’écrivain. Et lui n’avait jamais cédé à la fantaisie de l’écriture, même dans sa jeunesse, quand les premières amours font mettre des mots sur le papier. Vraiment, elle avait dû lui être comme projetée de l’extérieur, il n’était pas possible qu’il l’ait conçue en lui, de lui-même.
Et en tout cas : qui en était le sujet ?
Ou l’objet ?
À qui, en somme, appartenait cette mort ?
Certes pas à lui.
À moins qu’il ne se fût mis à parler de lui-même à la troisième personne. Comme faisait le vieux Manuelli. “Manuelli ne savait même pas ce qu’était une usine quand il y entra à seize ans comme apprenti soudeur.” Il parlait de lui comme s’il lisait sa biographie. Et tout le monde riait de lui dans son dos.

Il sortit nu de la salle de bain, passa dans la garde-robe, remit sa montre au poignet, vérifia l’heure. Il était en avance, la voiture n’arriverait que dans une heure. Il esquissa un mouvement pour ouvrir le tiroir des sous-vêtements mais changea d’idée et entra dans la chambre à coucher.
Marisa dormait, comme d’habitude, elle n’ouvrirait pas les yeux avant dix heures du matin. Elle aimait la chaleur, donc gardait le chauffage au maximum même durant la nuit. Mais maintenant la chaleur était sans doute devenue excessive, car elle était étendue sur le ventre, nue, de travers, le drap roulé en boule à côté d’elle, les cuisses légèrement entrouvertes, une de ses longues jambes, la gauche, pendant au bord du lit.
Il fut assailli par un spasme de désir aussi soudain que violent. La veille au soir, ils ne l’avaient pas fait, bien qu’il en ait eu envie : les bavardages d’après dîner avaient traîné jusqu’à deux heures et Marisa, à peine couchée, avait murmuré qu’elle était trop fatiguée.
Depuis cinq ans qu’ils étaient mariés, ce n’était qu’exceptionnellement que Marisa se refusait, et même, souvent, c’était elle qui avait pris l’initiative. Il la regarda : elle avait un superbe corps de fille de vingt ans, qu’elle exhibait avec la maturité consciente d’une trentenaire.
La réveiller ?
Il la connaissait bien, il n’aurait rien obtenu, sinon un sec et définitif :
– Va-t’en, laisse-moi dormir.
Elle s’enfermait dans le sommeil comme un poussin dans son œuf, gare à qui brisait la coquille avant l’heure.
Mais plus il la regardait, plus le désir devenait puissant et impérieux. S’il ne s’en libérait pas, il le garderait en lui durant toute la journée de travail, qui en serait certainement embrumée, le rendant moins vigilant et moins vif.
Et la matinée à venir était justement l’une de celles où il ne pouvait pas se relâcher une seconde.
Il s’approcha, monta sur le lit de manière que son poids ne déséquilibre pas le matelas et puis, en s’appuyant sur la paume de la main gauche, écarta les jambes en ciseaux de manière à poser le genou droit au-delà du corps féminin, puis le fit suivre de la main droite. Une voltige aérienne digne d’un athlète. Il s’en félicita. Maintenant, il était suspendu au-dessus de Marisa.
Il s’abaissa lentement en gagnant les quelques centimètres qui allaient permettre à son sexe d’effleurer le sillon de très fine soie au-dessous de lui. Il ne lui fallut pas longtemps.

Marisa s’est réveillée à l’instant où elle a senti qu’il montait sur le lit, mais elle a feint de continuer à dormir. Elle a dû se mordre la langue pour immobiliser le serpent de dégoût qui, de son ventre, est monté, gluant, jusque dans sa gorge à l’instant où elle a senti son sexe à lui entre ses fesses.
Elle n’a même pas bougé quand Mauro, au bout d’une éternité, a fini et est retourné dans la salle de bain. Elle reste l’oreille tendue, à déchiffrer les bruits qui viennent de la garde-robe. Voilà, maintenant, il est descendu à la cuisine pour prendre son petit-déjeuner. Elle se lève précautionneusement, court pieds nus dans la salle de bain pour nettoyer la saleté qui s’est collée à elle, puis se remet au lit.
Comment se fait-il que Mauro ne voie pas, ne comprenne pas, que tout a changé ? Qu’elle ne supporte plus qu’il la touche ?
Cela fait un mois que…
Avant, elle était un cocon, puis quelqu’un l’a fait devenir papillon. Eh oui, car en ces ultimes jours enchantés il ne lui semble plus qu’elle marche, mais qu’elle vole. Ainsi, comme par miracle, tout s’était déroulé au cours d’un après-midi qui paraissait quelconque.
Elle sait que maintenant elle ne pourra plus se rendormir.
Au bout d’un moment, elle se relève, avance dans le couloir, s’approche de l’escalier qui mène en bas.
Écoute. Mauro doit être sorti. Elle rentre dans la chambre à coucher, prend son sac à main, en extrait le portable, l’allume, compose un numéro.
– Surprise ! Bonjour, mon amour !
– Bonjour ! Mais comment est-ce possible, tu es déjà réveillée ?
– Mauro a laissé tomber quelque chose et m’a…
– Comment c’était hier soir ?
– D’un ennui !
– Qu’est-ce que tu es en train de faire ?
– Je suis sur le lit, nue. J’ai tellement envie de toi. Écoute… s’il te plaît, ne te mets pas en colère, tu m’en dis une ?
– Maintenant ? !
– Oui, oui.
– Mon amour, mais ce n’est vraiment pas le moment. Je suis en train de partir au bureau, je n’ai pas l’oreillette et il y a une circulation délirante.
– Allez, je t’en prie, une courte, courte.
– Bon, bon, d’accord.
Marisa met sa main entre ses jambes.
– Ronde assez pour me tourmenter
Ta cuisse se détache de dessus l’autre…
Dilate ta furie par une âcre nuit !
– Encore, encore !
– Et non ! Ça suffit comme ça !
– De qui c’était ?
– Ungaretti.
– Je ne l’ai pas très bien comprise, mais elle m’a plu. Tu y arriveras, pour cet après-midi cinq heures ?
– Je devrais y arriver.
– Attention, que je n’y tiens plus. Ça fait une semaine que…
– Moi non plus. Excuse-moi, mon amour, je conduis et…

– Le petit-déjeuner est prêt, dottore.
Il ne lui répond même pas, continue à nouer sa cravate. Anka, la bonne, s’en va.
Son père a beaucoup insisté pour qu’il la prenne à son service. Pendant quelques mois, le vieux a dû se la taper de toutes les manières possibles et imaginables, et puis il s’en est lassé, comme il lui arrive, et il la lui a refilée.
Anka est une Roumaine entre trente et quarante ans, belle, il n’y a pas à dire, un cul et des nichons incroyables, qui parle un italien parfait et qui dans son pays a obtenu le diplôme de géomètre.
Sa tâche principale est de l’espionner chez lui, de rapporter à papa comment il se comporte, s’il boit trop, si de temps en temps il se fait un rail de coke. Ça, il l’a compris tout de suite. De toute façon, la secrétaire aussi, Giuliana, est un gracieux legs de papa. Mais au moins, avec Giuliana…
Nom de Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il perd comme cheveux !
Et puis, il devrait faire un peu de régime, sa ceinture est arrivée au dernier trou. Il descend dans la salle à manger.
Après trois ans passés aux États-Unis, où son père l’a envoyé étudier, Beppo a pris l’habitude du petit-déjeuner à l’américaine.
Il s’assied de manière à tourner le dos au portrait grandeur nature de son père que le vieux a exigé qu’on mette dans la salle à manger, dans l’unique but de lui rappeler qui paye le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner.
Avec calme, il met à sac tout l’édifice de plateaux, petites assiettes, coupelles, verres, verrines, tasses, théières, soigneusement préparé par Anka.
– Votre secrétaire au téléphone. Elle veut savoir si aujourd’hui elle doit passer vous prendre.
Elle a comme un petit sourire aux lèvres, la conne.
– C’est bon, qu’elle passe.
Depuis six mois, il n’a plus le permis. On le lui a retiré quand il a renversé un vieux gaga à bicyclette et qu’il a filé. Même pas foutu de mourir, le vieux gaga. À peine un petit mois d’hôpital. Il se croyait tranquille, mais l’inévitable crétin qui au lieu de s’occuper de son cul va faire chier les autres a relevé le numéro de sa Mercedes et l’a donné aux carabiniers. Et si papa n’avait pas été là, ça aurait pu finir plus mal. C’est pourquoi Giuliana s’occupe de passer le prendre. Mais avant elle lui téléphone, parce que certaines fois il appelle un taxi ou une voiture de l’entreprise.
Il regarde sa montre. Il se lève et dit à Anka :
– Quand Giuliana arrive, faites-la venir dans mon bureau.
Il s’est à peine assis dans son bureau que le téléphone sonne, de fait c’est la ligne directe avec son père.
– Salut, papa.
– Salut, Beppo. Écoute, ce matin, je ne vais pas venir au bureau, cette nuit, je ne me suis pas senti très bien.
À soixante-quinze ans, passer la nuit avec une mineure, ça doit être assez fatigant. Depuis quelque temps, le vieux a découvert le goût de la chair fraîche et il en raffole.
– Je veux juste te dire que ce matin tu ne dois pas te faire voir de Mauro. Tiens-toi à l’écart, t’as compris ?
– Tu veux que je n’aille pas au bureau
– Je ne dis pas ça. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Je dis qu’il vaut mieux que Mauro ne te voie pas.
– D’accord, papa.
– Salut.
Il balance une grande claque sur la table. Mais il est vice-directeur général, oui ou non ? Comment Mauro De Blasi peut-il exiger et obtenir qu’il ne soit pas là quand il y a des décisions importantes à prendre ? Il n’a pas quatre ans, bordel ! Il en a quarante-cinq et sait faire marcher sa cervelle, bon Dieu ! Mais il va lui montrer très bientôt à ce gros connard qui se prend pour le Père éternel depuis qu’on lui a consacré une couverture de magazine !
Si ce qu’il a en tête aboutit, alors, dans l’entreprise, il y aura une véritable révolution. Et papa devra le remercier !
On frappe discrètement à la porte.
– Dottore, la demoiselle est arrivée.
– Faites-la entrer.
– Bonjour, dottore.
– Bonjour, Giuliana. Entrez, je dois vous parler.
Deux répliques récitées au bénéfice de la bonne.
Giuliana entre et referme. Elle est très élégante, fraîche, parfumée, une allure de femme active et occupée. Elle reste debout près de la porte. Jette un coup d’œil interrogatif à Beppo qui lui rend son regard.
Alors, elle tourne sans bruit la clé dans la serrure, s’approche de Beppo, qui n’a pas quitté son fauteuil mais l’a fait pivoter, et s’agenouille entre ses jambes.
– Non, dit Beppo.
Giuliana, sans un mot, se redresse, soulève sa jupe, va s’appuyer des mains sur le bureau, penchée en avant. Elle ne porte pas de culotte. Elle la garde dans son sac à main, elle la mettra quand Beppo aura fini.

– Marsili est arrivé ? demande Mauro en passant devant le bureau de la secrétaire.
– Oui, monsieur le directeur.
– Priez-le de venir me voir.
Sur son bureau à lui, vaste comme une place d’armes, deux ordinateurs, quatre téléphones, un interphone, un minuscule lecteur mp3, un fax, un stylo-plume, un crayon, la photo de Marisa dans un cadre d’argent.
Pas une feuille de papier, pas de bloc-note, rien. Dans toute la pièce, pas la moindre bibliothèque, même minuscule.
On frappe. La porte s’entrouvre à peine, la tête de Marsili apparaît.
– Je peux ?
Tandis que Marsili entre en refermant derrière lui, Mauro parle dans l’interphone.
– Anna ? Pendant dix minutes, je n’y suis pour personne. Et pas de coups de fil.
Guido Marsili est un des deux vice-directeurs généraux. Il a, entre autres, la direction du personnel. Le deuxième vice-directeur général est Beppo Manuelli, une nullité absolue, placé là par son père qui est le président du groupe.
Marsili, en revanche, est un homme de son âge, habile, intelligent, vif. Qui, une fois qu’on lui a dit ce qu’il doit faire, fonce sans hésiter, un rouleau compresseur.
Mauro a appris, par pur hasard, que Marsili aime lire de la poésie. Un moment, il en a été surpris. Il ne s’y attendait pas, venant d’un type comme Marsili. Mais vu que ça n’a pas de conséquences sur son travail…
– Tu t’es activé ?
– Le fruit est tombé tout seul, pour ainsi dire. Un certain Pistilli est venu me voir, un chef d’atelier napolitain, un type qui ne sait pas tenir sa langue.
– Qu’est-ce qu’il voulait ?
– Oh, rien, il voulait juste me remercier. Comme son fils a raté deux fois le bac, il était venu me demander si par hasard je connaissais quelqu’un… bref, j’ai réussi.
– Très bien, dis-moi alors.
– Il avait lu ton interview dans Communication et Entreprise, et il en était enthousiaste. Je l’ai paralysé.
– Comment ?
– Je lui ai fait comprendre que le journaliste avait, d’une certaine manière, déformé tes paroles et que tu étais furieux. Je lui ai fait comprendre que le journaliste aurait omis tout un passage dans lequel tu disais que, vu la crise, il existait des difficultés contingentes qui, peut-être, et j’ai répété peut-être, te contraindraient sous peu à opérer des coupes de quelques centaines d’unités et même à la fermeture d’au moins un établissement. Et, naturellement, j’ai insisté pour qu’il n’en dise pas un mot à quiconque.
– Il a marché ?
– Il a couru.
– Et si, par gratitude envers toi, il gardait bouche cousue ?
– Allons… mais tu les connais, non, ces gens du Sud ? Ce sont des pipelettes. Peut-être, si je lui avais fait jurer le silence sur le sang de San Gennaro… Il parlera, sois tranquille.
– Écoute, d’ici une demi-heure, Birolli va arriver. Tout est prêt ?
– Oui.
– Hier soir, il est venu dîner chez moi. Tu sais, il raconte partout qu’il est mon deuxième père parce que mon premier emploi a été dans son usine…
Marsili a l’impression d’un changement dans la voix de Mauro, peut-être un peu d’émotion, il sait que le directeur général n’a jamais connu son père, mort deux mois avant sa naissance. Sans doute la plaie ne s’est-elle jamais refermée et Marsili y retourne le couteau avec une rapidité foudroyante.
– Tu n’aimerais pas perdre celui-là aussi ?
Mauro sourit. Marsili ne comprend pas bien les hommes. Ce n’est donc pas sans raison si lui est directeur général et Marsili seulement son adjoint. Il ne lui répond pas.
– Pourquoi l’as-tu invité à dîner ? insiste l’autre.
– Ben, c’est ce que je fais de temps en temps. Et puis, hier, c’était mon anniversaire.
– Meilleurs vœux.
– Merci. Mais il m’a gâché la soirée, Birolli.
– Pourquoi ?
– Il était là, avec un air de chien affamé qui réclame un os…
– J’espère que tu ne vas pas te laisser émouvoir.
Il a encore marché, le bon Marsili, le lecteur de poèmes. Il n’en faut pas beaucoup pour le rouler, c’est bon à savoir.
– Pas de danger. Ou il nous cède tout ou on ne fait rien. On n’est pas une société de bienfaisance ! À la fin des négociations, on lui proposera un certain chiffre pour son paquet d’actions. Nous pouvons intégrer leurs pertes pour réduire nos bénéfices : cent millions de pertes tant qu’elles restent là, c’est du gaspillage, alors que si nous les mettons dans notre bilan, ça vaut quarante de réductions d’impôts. Calcule toi-même les proportions… Comme ça, il se libère des créditeurs et nous, on gagnera beaucoup plus que ce qu’on lui paiera. Et à la fin, c’est le bon peuple qui casque. Mais c’est toi, plutôt, qui dois faire attention à ne pas te laisser impressionner : je le connais, Birolli, il va faire une scène, il dira que s’il doit céder l’entreprise, il mourra de chagrin. Ah, j’oubliais, sur la question licenciements et mobilité, on passe. Je lui ai fait une allusion à la rencontre avec le sous-secrétaire et aux mesures sur notre personnel, et il croit que sur les effectifs d’Artenia nous respecterons les accords collectifs.
Cette fois, c’est Marsili qui sourit sans rien dire.

Andrea Camilleri est en 1925 près d'Agrigente, en Sicile. Metteur en scène de théâtre, réalisateur de télévision et scénariste, il s'est fait connaître tardivement comme romancier, mais avec un succès foudroyant. Quelques uns de ses romans, écrits dans un savoureux mélange d'italien et sicilien, ont pour protagoniste principal un Maigret sicilien des années 90 - le commissaire Montalbano - alors que d'autres appartiennent au genre de l'énigme historique. Auteur prolifique, il est best-seller absolu en Italie. Il s'est éteint dans l'été 2019.

Bibliographie