Publication : 14/02/2002
Pages : 252
Grand Format
ISBN : 2-86424-415-2

La Disparition de Judas

Andrea CAMILLERI

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16.5 €
Titre original : La Scomparsa di Pató
Langue originale : Italien
Traduit par : Sege Quadruppani

A Vigâta, le vendredi saint de l’an 1890, est représenté le mystère de la Passion du Christ, dit Les Funérailles. Le comptable Pató, fonctionnaire irréprochable et époux exemplaire, incarne avec humilité le personnage de Judas. Comme prévu, au moment de la pendaison du mauvais apôtre, la trappe s’ouvre et Pató disparaît. Où est passé Pató ? Fugue, assassinat, fracture spatio-temporelle ? Houspillés par leurs supérieurs, menacés par les jeux des puissants, le délégué à la sécurité publique et le maréchal des carabiniers vont devoir oublier leurs rivalités pour traquer la vérité. Et, quand ils l’auront trouvée, le plus dur sera de savoir qu’en faire.

Camilleri, avec son inimitable talent, met à la disposition du lecteur un dossier complet et hilarant : catalogue des langues bureaucratiques, savantes ou argotiques, défilés de personnages hauts en couleur, jeux du pouvoir qui parlent du passé de la Sicile pour éclairer son présent. Comme toujours, un régal de lecture !

  • "En attendant de rencontrer les Italiens invités d'honneur du prochain Salon du livre, la lecture d'Andrea Camilleri est ce que l'on peut se mettre de plus appétissant sous la main en guise d'antipasti littéraire. Sa Disparition de Judas offre les styles les plus variés, les langues et les caractères les plus contrastés et les plus piquants de la société sicilienne. La typographie de chaque chapitre contribue elle-même à la multiplication du plaisir de le lire. Cette diversité n'est pas décorative ; elle correspond à l'échange de correspondance entre les différents protagonistes, qui mènent une enquête à couteaux tirés sur le sort du comptable Pato. Cet époux modèle a subitement disparu alors qu'il incarnait Judas dans la Passion du Christ, dit les Funérailles, spectacle édifiant donné chaque année dans le bourg de Vigata, province de Montelusa. L'enquête, menée à la fois par le délégué à la sécurité publique et par la brigade des carabiniers royaux, exaspère leur rivalité, éperonnée par leurs supérieurs hiérarchiques, et commentée par Pasquale Mangiaforte, gérant du «Héraut de Montelusa », à laquelle se mêlent les investigations d'autres localiers ainsi que les études et conclusions de savants étrangers. Mais Pato, discret fonctionnaire, reste introuvable. Son absence prolongée alimente la rumeur, nourrit l'imagination et les jalousies. à la manière d'un greffier consciencieux, Andrea Camilleri consigne chaque moment de ce fait divers pathétique dans un roman en forme de dossier, compilant chaque rapport dans la langue bureaucratique, savante ou rurale de son auteur. Cette manière quasi administrative de rapporter les témoignages fait tourner l'enquête à la farce. La Disparition de Judas bascule dans la commedia dell'arte et, pour sa plus grande joie, le lecteur s'aperçoit que sa vie, tellement grave, ressemble singulièrement au petit monde de Camilleri."
    Jean-Michel Ulmann
    IMPACT MEDECIN
  • "En littérature, le clan des Siciliens a toujours du cran. Surtout depuis qu'Andrea Camilleri a pris la relève. A 77 ans, ce fringant cavaliere né au pied de l'Etna continue à truster les librairies italiennes avec un culot déconcertant. Ses polars, qui caressent goulûment l'âme et la croupe de la vieille Sicile, s'arrachent comme des petits pains, dans un pays où il est devenu une sorte de Simenon mutiné de Sciascia. Son histoire ? Passablement miraculeuse, puisqu'il a dû attendre la soixantaine pour que son héros fétiche, le commissaire Montalbano, tourneboule la péninsule. Mais Camilleri a la gloire modeste. Et du métier à revendre : cet ancien producteur de théâtre de la RAI est un virtuose des scénarios parfaitement ficelés. Il y ajoute la gouaille d'une prose carnavalesque, pas commode à traduire, qui se pimente des patois de la province d'Agrigente, sa terre natale. Avec, toujours, les mêmes décors : cette Sicile mafieuse qui, entre deux siestes et deux balles perdues, macère dans les eaux troubles de la combinazione. C'est là que s'illustre le roublard Montalbano, le Maigret transalpin. Cabotin, ronchon, fine gueule, membres rouillés mais cervelle aux aguets, ce commissaire de Vigata - la ville imaginaire chère à Camilleri - a deux spécialités : les sardines farcies, dont il raffole, et les enquêtes épicées, qu'il conduit tambour battant. " Une bonne part de son succès, fait remarquer l'auteur de La Forme de Veau, c'est qu'il n'a rien d'un surhomme. C'est un antihéros, un type très ordinaire qui pourrait être votre voisin de palier. "Il est de retour dans L'Excursion à Tindari, un thriller où Internet a remplacé Interpol. Et où l'on découvre que la jeune Mafia, désormais informatisée, a su renouveler son arsenal en se recyclant chez Bill Gates. Mais Montalbano, lui, n'a pas changé. Cigarette au bec, il va nous mitonner une filature à l'ancienne pour savoir qui a flingué Nenè, petit truand et grand amateur de Web. Il y aura une balade en autocar digne de Pagnol, trois autres cadavres, un livret d'épargne un peu trop garni, de l'argent sale, des parrains en cavale, et un sombre trafic élucidé sous les ramures de cet olivier bicentenaire dont Montalbano a fait son confident.En plus du polar, Camilleri possède une seconde casquette : le roman historique, autre prétexte pour fustiger la corruption à la sicilienne. La Disparition de Judas appartient à ce registre satirique qui mêle faits divers et coups de griffe. Nous sommes à Vigata, en l'an de grâce - ou de disgrace - 1890. Le jour du vendredi saint, pendant une représentation théâtrale où il joue le rôle de Judas, un comptable apparemment irréprochable disparaît mystérieusement... L'enquête est confiée à deux brigades rivales, qui finiront par se rabibocher en rédigeant des rapports croquignolesques, ampoulés, bouffis de drôlerie involontaire. Camilleri en profite pour épingler la langue de bois des bureaucrates, avant de dénouer cette énigme assez peu catholique mais totalement cocasse. Un festival d'ironie, auquel s'ajoute Un filet de fumée. Même veine, même verve, pour mettre en scène Don Toto Barbabianca, un négociant du XIXè siècle qui arnaque sa clientèle dans une Sicile clochemerlesque, bigote, résignée, où le diable fricote sous les soutanes pendant que la corruption se prélasse au soleil, en toute impunité. Du Camilleri pur miel et pur fiel. Le maestro n'a pas fini de nous régaler.
    André Clavel
    L'EXPRESS
  • « De la bouffonnerie en rapports circonstanciés, le mystère [...] sera élucidé, et Camilleri nous aura fait rire jusqu'au bout de sa coquecigrue ! »
    Dominique Durand
    LE CANARD ENCHAINE

Hier nous est parvenue la nouvelle des préparatifs qui, à Vigàta, battent leur plein en vue de la représentation des Funérailles qui aura lieu demain, 21, jour du Vendredi Saint, comme le veut la tradition réitérée depuis une vingtaine d'années. A la représentation, dont les commencements seront donnés à trois heures et demie de l'après-midi, assisteront S E1 Révérendissime l'Evêque de Montelusa, Monseigneur Boscaino Angelo ; S E le Préfet, le Grand Officier Tirirò Francesco ; le Commandeur Bonafede Liborio, Questeur2 ; le Colonel Bousquet Emilio, Commandant de la garnison ; le Capitaine Arturo Carlo, Commandant des Carabiniers Royaux de Montelusa ; le Capitaine Benvenuto Ortensio, Commandant de la Capitainerie du Port ; le Chevalier Caruana Antonio, Maire ; et le Conseil Municipal au complet. Invité très apprécié, l'honorable député et Commandeur Rizzopinna Gaetano, du Parti de l'Opposition, sera présent. Ce ne sera pas le cas en revanche de S E le Sénateur et Grand Officier Pecoraro Artidoro, Sous-Secrétaire d'Etat au ministère de l'Intérieur, accaparé qu'il est par les devoirs du Gouvernement. Dommage ! Les habitants auraient saisi l'occasion pour se rassembler en cercle serré autour de lui et le remercier de ses deux nouveaux cadeaux : la pose en cours du grand égout et le lavoir communal.

On prévoit grande affluence de spectateurs qui accourront des pays circonvoisins. Pour ce que de besoin, le Maire, M. Caruana, a arrêté les adéquates mesures d'accueil comprenant des locaux de repos et des lieux d'aisance.

Cette année, la grande scène des Funérailles, construite sous la direction du valeureux maître charpentier Vapano Cosimo, a été dressée non plus au pied du parvis de l'Eglise Matrice, mais devant le palais faisant face, des Marquis Curtò di Baucina.

Dans un geste vivement apprécié de la population, le Marquis Simone Curtò a accordé l'usage de quatre de ses magasins dont les portes donnent sur l'intérieur de la vaste cour seigneuriale. Dans deux des susdits magasins, les cent figurants pourront aisément revêtir leur costume, répartis qu'ils seront suivant leur sexe, de sorte que nul n'ait à souffrir d'une inconvenante promiscuité. Les deux autres magasins seront affectés au même usage : là pourront se changer d'habit les gentilles actrices ainsi que les valeureux acteurs dont le nombre s'élève à vingt-deux et parmi lesquels se trouvent les noms de membres estimés des professions libérales et d'honnêtes commerçants de Vigàta qui, déjà dans le passé, de pareille façon, ont voulu manifester le sens de leur dévotion profonde.

Un dicton populaire a coutume d'affirmer que mars est un mois fou : nous faisons des voeux fervents afin que demain, ayant retrouvé son bon sens, il offre aux intervenants le don d'un ciel serein.

Délégation royale à la Sécurité publique de Vigàta

A M. le Questeur de Montelusa

Vigàta, le 20 mars 1890

Num. Enr. 208

Objet : Autorisation sommation

Or donc hier, aux environs de 10 heures du matin, un commis de la filiale locale de la Banque de Trinacria, sise Grand Place numéro 16, venait nous signaler avec des paroles alarmées une altercation furieuse qui se déroulait dans le bureau du Directeur de la susdite filiale, le comptable Patò Antonio.

Promptement accouru in loco, je trouvai dans le bureau, outre le comptable Patò, le commerçant en céréales Ciaramiddaro Gerlando lequel, en proie à une colère irrépressible, non content d'avoir flanqué à terre tous les papiers qui se trouvaient sur le bureau du Directeur, ne se satisfaisant pas d'avoir brisé les pieds d'une chaise, ni de s'être adonné à une miction au centre de la pièce, avait de même balancé un encrier plein au visage du comptable Patò et s'apprêtait à procéder à des voies de faits plus lourdes.

Une fois immobilisé l'énergumène, qui continuait à proférer des menaces de mort contre le Directeur, j'appris de ce dernier, en proie à une agitation compréhensible, que la raison de la dispute était à rechercher dans le refus de prorogation du délai de remboursement d'un prêt de 280 lires consenti à Ciaramiddaro vingt-quatre bons mois auparavant.

S'entendant répondre que la Banque de Trinacria ne pouvait se permettre de souffrir un retard supplémentaire, Ciaramiddaro bondissait sur ses pieds et en hurlant comme un fou : " Tu vas voir, je vais te faire souffrir, moi, grannissimu curnutu, très grand cornard ! ", il commençait les ravages ci-dessus exposés.

Ayant éloigné du bureau Ciaramiddaro, après l'avoir sévèrement admonesté, j'invitai le comptable Patò à déposer une plainte circonstanciée par rapport à l'événement. Mais il s'y refusa fermement, en faisant peu de cas de mes insistances, avec l'affirmation qu'il n'était pas dans ses habitudes de s'acharner sur les débiteurs.

Et de fait, le comptable Patò jouit de l'estime et de l'affection des habitants de Vigàta, lesquels le considèrent comme un homme de grande rectitude, de conduite adamantine et de pieux sentiments.

Ce n'est pas un hasard si celui-ci, à ce qu'il me paraît depuis quatre ou cinq années, s'est voué à revêtir le costume de Judas dans les Funérailles qui annuellement, se jouent ici. Il offre au Seigneur en pénitence pour ses péchés le véritable dégoût des spectateurs qui nourrissent haine et mépris pour le personnage du traître au Christ.

Quant à Ciaramiddaro Gerlando, il s'agit d'une personne habituellement violente et autoritaire et de plus proche, à ce qu'on entend murmurer, du notoire chef mafieux Pirello Calogero, toutefois toujours en liberté parce que relaxé pour insuffisance de preuves dans le procès qui l'a vu accusé d'un triple meurtre.

Je viens donc prier Votre Seigneurie Ill.me de bien vouloir m'autoriser à adresser à Ciaramiddaro Gerlando une sommation officielle pour son comportement quotidien générateur de rixes souvent sanguinaires.

Le Délégué à la S P

Ernesto Bellavia

A Mossieur le Marichal des

Carrabiniès

de Vigàta

Le soussinié Vasapolli Onofrio dit Nofriu né à Montirriali et qui il y est ancore dans la campagne appelée Sfirlazza, sans numéro, qu'il porte à la connaissance à Vosseigneurie que Vasapolli Arturo dit Tutù à hier s'échappa.

Sagissant de mon frère de 45 ans que les messieurs docteurs au pital des fous ont dit qu'il était guéri après s'être fait dix ans au pital.

Qu'il s'était guéri mon cul, sans vouloir offensé qui me lit, je vous dis juste que chaque matin quand c'est qu'il va à la vigne à caguer, il le fait sur une feuille qu'aprè il se la porte à la maison et se la mange avè du lait de chèvre. Fou total il est que ma povre femme à moi le sait qu'elle l'ouspille étant donné que lui il fait rin de rin du matin au soir, seulemen que toutes les demi-heures il se met à genou et se met à prier en gueulant tellement des mea curpa que même les chien séchappen de la frousse. Les docteurs au pital disent comme sa qu'il s'agit d'une manie de religiosité inoffansive. Inoffansive tu parles !

Bien plutôt qu'au contraire Tutù qui est bien genti il devient un chien anragé quand il entend que quéquun il jure ou dit des mots dégueulasses. L'autre jour, comme il m'avait échappé un juron étan donné qu'il m'était arrivé une pierre pisante sur un pié, lui il m'a couru après dans la campagne avè la faux coupante en gueulant qu'il voulait m'accouper la tête.

La simaine dernière qu'ayant entendu qu'à Vicàta il y avait les Funairailles, il dérailla de la tête, il lui amonta le rouge au visage et il dit que cète fois, le Judas, il s'en sortirait pas comme ça et quand l'eau curence il pourrait le tué de ses mains propres à lui. Etant doné que Tutù est plus à la maison de puis à hier et cette nuit il est pas monté ché nous, je me suis fait la réflession qu'il pourrait être venu à Vicàta pour tué Judas.

A fin de dégagé ma risponsabilité et selle de ma femme à moi madame Spirticato Rosalia.

Croi de Vasapolli Onofrio

Le soussigné Mercurio Alfonzo Premier adjoint au Maire de Monreale déclare que la croi de Vasapolli Onofrio, analphabétique, est bien de Vasapolli Onofrio et je signe moi.

LETTRE ANONYME :

TOI QUI JOUE LE ROLE DE JUDAS TU ES PIRE QUE LUI

Le héraut de Montelusa

Vendredi 21 mars 1890

Gérant : Pasquale Mangiaforte

(Nous sommes assurés de complaire à nos très chers lecteurs en publiant, à l'occasion de la représentation ce jour des Funérailles à Vigàta, cette docte étude de l'illustre professeur Consolato Federigo, notoire spécialiste des coutumes populaires.)

La Pastorale et les Funérailles

Dans le sein des populations par-dessus tout paysannes de l'occidentale partie de notre belle Trinacria, il est deux représentations qui complurent de la plus haute manière à tout un chacun. Sans craindre d'errer, nous affirmerons qu'elles se dénomment, l'une, La Pastorale, qu'on s'en vient publiquement jouer dans les jours des Festivités de la Sainte Noël, l'autre étant communément appelée Funérailles qu'on s'en vient présenter en pleine rue dans les jours de la Semaine Sainte.

La Pastorale, dont le vrai titre est L'émancipation de l'homme opérée par le Verbe, fut composée, en un prologue et trois actes, à la fin du xviiie siècle par le père Fedele Palermo Tirrito de San Biaggio Platani. Celle-ci se trouva fort appréciée du petit peuple autant que des bourgeois, à tel point qu'il y eut un bourg, aux dires du savant Alfonso Zaccaria qui " auprès de lui garda une compagnie de comédiens errants pendant bien plus d'un semestre et assura aux acteurs un petit champ à bêcher et à cultiver en fèves et autres plantes potagères, pourvu que chaque soir ils représentassent la Pastorale (avec l'obligation toutefois que le Nardo fût du cru) ".

L'œuvre présente principalement un caractère choral et prend son essor à partir de la lutte entre Lucifer et l'Ange qui veulent, l'un empêcher la Naissance du Sauveur, l'autre tout au contraire la faciliter à n'importe quel moyen. Dans l'alentour se meut une grande foule de personnages, parmi lesquels toutefois se distingue entre tous celui du berger nigaud et comique nommé Nardo. La coutume veut que ce personnage soit confié à un acteur improvisé, choisi parmi ceux qui dans le bourg se font remarquer pour leur malice paysanne. Le rôle de Nardo est conséquemment une improvisation, ceci signifiant qu'il dépend beaucoup du génie propre à qui l'interprète. Nardo, a excellemment écrit M. Zaccaria déjà cité, " personnifie l'esprit rebelle du public populaire, les mouvements de révolte contre la servitude, l'inclination naturelle à la raillerie, à la controverse dérisoire, au comique gras ".

C'est bien pourquoi les plus hilarantes interventions des Nardo locaux ne sont point restées entre les murs du bourg mais se sont bel et bien transportées en Sicile d'un pays à l'autre, en conservant leurs innovations aux dépens de la Pastorale originale du père Fedele, dont il est désormais extrêmement ardu de rétablir de quelconques pages originelles. Parmi les scènes apocryphes entrées de manière stable dans le répertoire,il convient de retenir celle où Nardo, s'étant déguisé avec une fausse barbe et des vêtements étrangers, tombe nez à nez avec le Diable aux portes de Bethléem. Et de hoc satis, car notre essentiel dessein est d'expliquer aux néophytes les Funérailles qui sont représentées aujourd'hui.

Le Rachat d'Adam dans la mort de Jésus-Christ (qui en vérité constitue le titre original de ce qu'on entend communément par Funérailles) a pour auteur le chevalier Filippo Orioles. Sur cet auteur, quoique j'eusse scruté bien des livres et des manuscrits, je n'ai rien réussi à savoir. Par un heureux hasard nous trouvons une allusion dans le Journal palermitain du marquis Villabianca, partie restée jusqu'aujourd'hui inédite, dans laquelle on lit ce qui suit :

" Août 1793. Pour deux raisons, il me vient de faire une exception en notant dans ces mémoires la mort d'une personne aussi minuscule que feu Filippo Orioles. La première parce qu'il fut un bon poète et improvisateur de vers latins, ayant laissé son nom dans la librairie avec ses œuvres dramatiques et porté à la scène les funérailles du Christ. La seconde est qu'il atteignit l'âge de cent six ans, ce qui rarement se vit parmi les hommes. "

Il convient d'éclaircir le fait que Villabianca, en appelant Orioles "personne minuscule", ne se réfère pas à sa taille mais bien à son extraction, ce qui semble donner raison à ceux qui soutiennent que l'Orioles n'avait point droit au titre de Chevalier que lui, avant tout, laissait supposer en faisant précéder son nom de la noble particule de.

La tragédie se décompose en trois actes avec un prologue et ne compte pas moins de quarante-quatre personnages qui, toutefois, comme l'avertit l'Auteur lui-même dans l'édition imprimée de 1750, peuvent se réduire à dix-neuf. Le Rachat d'Adam rencontra tant de faveurs parmi nous qu'il n'y eût peut-être aucune tragédie d'auteurs siciliens pour le surpasser. Très communes et très nombreuses sont, dans toute la Sicile, les copies manuscrites, gâtées par des impropriétés, des plaisanteries, des interpolations arbitraires, des modifications.

Au nombre de ces modifications, la plus significative semble celle relative à la mort de Judas. Dans l'édition imprimée de 1750, qui aurait dû avoir été visée par l'auteur sur épreuves, mais qui ne semble pas l'avoir été, la mort de Judas était suggérée au spectateur à travers un tableau dans lequel on voyait le traître qui, une corde à nœud coulant en main, s'échappait de la scène pour aller se pendre, suivi par l'Espérance, le Pardon, le Repentir et la Foi. Ces quatre personnages, qui formaient le cortège de Judas, l'Auteur lui-même, dans l'Avertissement sus-cité, conseille aux éventuels metteurs en scène de les omettre, laissant le traître seul quitter la scène. A l'évidence, Orioles considérait comme peu aisé de représenter à la vue de tous une pendaison, quand bien même il s'agît de Judas, que ce fût au regard de la morale (assurément un noble censeur se serait insurgé, et avec raison) ou que ce fût au regard de l'aspect pratique (le péril d'un mortel accident étant fort grand).

Et cependant une sortie de scène ainsi exécutée, encore qu'elle fût accompagnée de grandes lamentations et d'invocations de repentir désespérées, n'obtenait point, auprès du public, d'effet cathartique véritable.

Il vint alors à l'esprit de quelqu'un de faire en sorte que l'Iscariote gagnât, corde à nœud coulant en main, le lieu choisi pour le suicide, dans lequel se trouvait disposé un faux arbre. Il attachait la corde à une branche et alors que désespéré, il glissait la tête dans le nœud, il invoquait le Démon afin que la terre s'ouvrît sous ses pieds. Ce qui précisément advenait, au milieu de l'horreur des présents, par le moyen de l'ouverture d'une trappe appropriée, manœuvrée en temps opportun par l'acteur lui-même, d'un habile mouvement du pied. Une telle solution scénique rencontra une grande faveur. Et c'est celle-là même qui a été sélectionnée, après mûre réflexion, pour les représentations des Funérailles à Vigàta.

Consolato Federigo

Note

L'auteur, Andrea Camilleri, a longtemps hésité à insérer parmi les documents cet article du professeur Consolato Federigo. Non pas en raison d'inexactitudes, mais parce qu'il cite très librement, et avec quelques bourdes, l'essai d'Alfonso Zaccaria en plagiant en outre deux pages entières dues à Giuseppe Pitrè (Spectacles et Fêtes populaires siciliennes). Nous nous en excusons auprès du Lecteur averti.

Délégation royale

à la Sécurité publique

de Vigàta

A M. le Questeur de

Montelusa

Vigàta, le 23 mars 1890

Num. Enr. 213

Objet : Enquête sur disparition

De l'interrogatoire auquel ont été soumis dans la journée d'aujourd'hui dimanche 23 mars, tous ceux, hommes aussi bien que femmes, qui en qualité de figurants avaient pris part aux Funérailles, rien n'a émergé qui pourrait en quelque manière éclairer la disparition du comptable Patò.

Concernant l'épisode de fornication survenu entre un certain Abbate Giovanni et une certaine Fantauzzo Margherita, j'attends vos lumières pour procéder aux termes de la loi. Même si je comprends combien la chose peut paraître passablement difficile étant donné que ces deux personnes sont majeures, étaient réciproquement consentantes, n'ont rien volé chez les Curtò, sa blessure, la princesse se l'est faite elle-même en tombant à la suite de son évanouissement, et qu'on ne peut soutenir qu'ils se livraient à des actes obscènes dans un lieu public. Et alors ? La seule chose à faire serait d'informer don Spiridione Randazzo parce que sacrilège, sûrement, il y a eu.

Je signale qu'à la Délégation s'est présenté le Maréchal des Carabiniers Royaux Giummàro Paolo lequel, avec des manières hautaines et désagréables, m'enjoignait de faire immédiatement démonter l'estrade qui avait servi pour la représentation, en assurant qu'elle gênait l'entrée des carrosses par la grande porte du palais Curtò et que le marquis s'en était grandement plaint auprès de lui.

Le comportement d'acquiescement servile du Maréchal à l'égard du marquis Curtò m'irritait énormément mais, n'en laissant cependant rien paraître, je répondis avec urbanité que la tribune m'était encore indispensable pour la poursuite des enquêtes. Ce qu'entendant, le Maréchal se mettait à ricaner et s'éloignait sans saluer personne.

Je signale par ailleurs qu'ayant entrevu que le portail de la filiale de la Banque de Trinacria était à moitié ouvert, j'y entrai et y rencontrai le Caissier principal, le comptable Tortorici Vitantonio, lequel m'informait que dans le bureau du Directeur se trouvait l'Inspecteur Général de la Banque pour les vérifications nécessaires.

Le soussigné ayant demandé à Tortorici de pouvoir assister aux opérations de vérification et de contrôle, ce dernier m'invitait en haussant les épaules à en parler avec l'Inspecteur Général. Lequel fermement rejetait mes demandes réitérées en assurant que pour cela, je devais lui présenter une autorisation en règle fournie par le Tribunal Royal de Montelusa.

Pour votre information,

Le Délégué à la S P

Ernesto Bellavia

Etat-Major Provincial

des Carabiniers Royaux

Montelusa

Le Capitaine Commandant

Au Maréchal Paolo Giummàro

Brigade CC RR

Vigàta

Montelusa, le 24 mars 1890

Maréchal,

J'ai le plaisir de vous informer qu'aux premières heures de la matinée s'est présenté à cet Etat-Major le Capitaine de l'Armée Royale Mangiafico Arnaldo, lequel a déposé une plainte pour la disparition de son beau-frère le comptable Patò Antonio.

Lui ayant représenté que sa soeur et conjointe de Patò avait très probablement déposé la même plainte auprès de la Délégation à la S P de Vigàta, avant tout compétente pour le territoire, il me répondait qu'en militaire il nourrissait plus de confiance envers des militaires comme les Carabiniers Royaux.

Ainsi donc vous aussi, à partir d'aujourd'hui, vous pourrez enquêter sur la disparition.

Le Capitaine Commandant

Arturo Carlo Bosisio

Délégation royale

à la Sécurité publique

de Vigàta

A M. le Questeur de

Montelusa

Vigàta, le 24 mars 1890

Num. Enr. 214

Objet : Enquête sur disparition

Bien qu'aujourd'hui, lundi de Pâques, fût un jour férié, ce matin tôt, j'ai donné l'ordre au maître charpentier de commencer le démontage de l'estrade, d'autant que les nombreuses inspections in loco avec l'aide habituelle de mes hommes n'ont donné aucun résultat.

Subséquemment, vers le soir, d'autres gardes de la Délégation et moi-même nous sommes opportunément disposés sur les routes qui, de la campagne, mènent à la ville. Ayant attendu le retour des promeneurs, nous les avons interrogés pour savoir si par hasard ils étaient tombés sur le comptable errant.

Nous n'eûmes que des réponses négatives.

Naturellement, nous avons été dans l'impossibilité d'interroger tous ceux qui étaient sortis se faire une partie de campagne (aujourd'hui, la journée a été fort ensoleillée), mais nous sommes certains que, aussi bien de par l'émotion que la disparition a suscitée chez les Vigatais, que pour la consistance des richesses de Mme Mangiafico épouse Patò, qui a promis une riche récompense à qui lui donnera des nouvelles de son mari, si quelqu'un avait aperçu le comptable errant à cette heure, il en aurait déjà donné la nouvelle.

Pour information,

Le Délégué à la S P

Ernesto Bellavia

Andrea Camilleri est en 1925 près d'Agrigente, en Sicile. Metteur en scène de théâtre, réalisateur de télévision et scénariste, il s'est fait connaître tardivement comme romancier, mais avec un succès foudroyant. Quelques uns de ses romans, écrits dans un savoureux mélange d'italien et sicilien, ont pour protagoniste principal un Maigret sicilien des années 90 - le commissaire Montalbano - alors que d'autres appartiennent au genre de l'énigme historique. Auteur prolifique, il est best-seller absolu en Italie. Il s'est éteint dans l'été 2019.

Bibliographie