Publication : 19/01/2024
Pages : 128
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1335-4
Couverture HD
Numerique
EAN : 9791022613446

La Dernière Joie du monde

Bernardo CARVALHO

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19 €
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9.99 €
Titre original : O último gozo do mundo
Langue originale : Brésilien
Traduit par : Danielle Schramm

Son mari la quitte à l’annonce du confinement. Elle fait l’amour avec un étudiant inconnu et se retrouve enceinte et heureuse de l’être. L’enfant grandit, puis elle décide de traverser le pays pour consulter un voyant. Un voyage initiatique surprenant.

Récit de voyage et court roman d’apprentissage, ce texte est une charade sur la façon de lire et d’interpréter le monde, sur la différence entre la nature de la mémoire et l’imagination. Un court texte sur la fragilité humaine devant un monde qui n’offre plus de réponse.

  • "La Dernière joie du monde est l’un des sommets de cette rentrée d’hiver. […] Une extraordinaire fable de la raison – bafouée mais toujours vigoureuse."
    Damien Aubel
    Transfuge
  • Ecouter le podcast de l'émission ici
    Nikola Delescluse Willaert
    Radio Campus Lille
  • "Les romans qui s’installent dans la pandémie sont souvent ratés. La puissance du phénomène rend caduques la plupart des textes qu’il inspire, comme si l’écrivain, en se mettant sur son trente-et-un de catastrophe, avait perdu au passage le naturel de ses moyens et, tel un ivrogne, toute espèce d’équilibre et de sobriété. Tel n’est pas le cas de la Dernière Joie du monde, sous-titré "une fable", l’une des fictions les plus surprenantes que cette aventure intime et collective ait inspirées."
    Philippe Lançon
    Libération
  • "La Dernière Joie du monde est à consommer cul sec, tel l’élixir de lucidité délivré par un vieil ermite dans un roman de science-fiction."
    Gladys Marivat
    Le Monde des Livres
  • "Un roman tranchant comme l’épée, où chaque mot semble capable d’enflammer la page sur laquelle il est imprimé."
    Sébastien Lapaque
    Le Figaro Littéraire
  • "Ce road-trip crypté, à l’écriture exigeante et splendide, interroge notre présence au monde. Entre leçon philosophique et épopée mystérieuse."
    Isabelle Potel
    Madame Figaro
  • "Un très grand romancier distille tout son talent dans une courte fable. C'est Bernardo Carvalho, c’est La Dernière Joie du monde et c’est un des sommets de cette rentrée d'hiver."
    Damien Aubel
    Transfuge
  • "Un voyage initiatique surprenant. Lire la chronique ici
    Site Le Littéraire
  • "Toute fable a sa morale. Celle de ce roman, chaque lecteur devra trouver la sienne, car il n’y en pas qu’une, Bernardo Carvalho est joueur, malgré la profondeur des sujets évoqués. Évoqués, jamais imposés."
    Blog America Nostra - Nos Amériques
  • Ecouter le podcast de l'émission ici
    Adriana Brandao
    RFI Brésil - RFI Convida
  • "Un roman court sur la fragilité humaine." Lire la chronique ici
    Blog Fragments de lecture
  • "Ce road-trip crypté, à l’écriture exigeante et splendide, interroge notre présence au monde. Entre leçon philosophique et épopée mystérieuse."
    Isabelle Potel
    Madame Figaro

1

 

La dernière chose qu’elle aurait pu imaginer était qu’il attendait d’elle qu’elle fût une femme légère et insou- ciante. Elle ne l’avait pas été pendant les vingt années qu’ils avaient passées ensemble, elle ne le serait pas main- tenant, à trente-neuf ans, en plein confinement, quand tout était attente sans avenir. Il attendit que la distan- ciation sociale soit décrétée pour lui annoncer qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec elle. Elle découvrit avec surprise qu’il avait été heureux pendant les quelques jours où elle s’était absentée, invitée à donner des cours dans une autre université. Et pourtant les indices ne man- quaient pas. Depuis plus d’un an le sexe entre eux était devenu un effort qu’aucun des deux n’était prêt à faire.

Ne pouvait-il y avoir un doute quant à sa décision et l’ambiguïté de ses sentiments? Non. Sa présence l’étouf- fait, sa guerre contre l’injustice du monde le perturbait. Il vivait avec elle en état d’alerte, comme si tout était sur le point d’exploser et qu’elle était constamment dans la crainte de la pire des crises, qui aujourd’hui, ironi- quement, la prenait au dépourvu. Loin d’elle, il perçut que le problème ne venait pas de lui. Ni la tension ni l’anxiété ne venaient de lui, insista-t-il. Loin d’elle, il comprit qu’il pouvait être heureux, seul.

Pour la première fois en vingt ans, ils se séparèrent sans contact physique, comme le demandait le bon sens

 

dans le combat contre l’épidémie. Mais il suffit qu’il sorte et ferme la porte pour qu’elle comprenne la redon- dance insensée de cet abandon pendant le confinement : la perspective de la solitude, comme si cela ne suffisait pas, justifiée par une menace extérieure, physique, mor- telle et invisible.

Elle était revenue de son voyage pour reprendre la vie aux côtés d’un homme qui ne la désirait plus, quand bien même lui avait-il déclaré son amour à distance, par téléphone, jusqu’à la dernière minute, peut-être poussé par l’inertie de l’habitude (ils étaient ensemble depuis la fin de leur adolescence) transformée en culpabilité et compassion. Dans le court intervalle entre son retour et la rupture, elle eut quand même le temps de réaliser un projet ancien et d’assister à la conférence d’une critique littéraire qui, plus d’une fois pendant des événements auxquels elle-même avait participé, avait ridiculisé ses romans écrits sous un pseudonyme, ne sachant pas qu’elle se trouvait en présence de l’autrice. Elle n’eut que le temps d’assister au premier cours. L’université fut fermée dès le lendemain, après que deux étudiants, l’un en droit, l’autre en ingénierie, tous les deux souffrant d’une forme grave de la maladie, eurent confirmé la présence du virus sur le campus. La fermeture de l’uni- versité coïncida avec le début du confinement.

Cependant, quelque chose d’inédit et d’inattendu se produisit pendant ce cours, alors qu’elle écoutait la critique littéraire brocarder des passages de l’un de ses romans signés d’un pseudonyme masculin. La confé- rence, en réalité un atelier de création littéraire, se proposait de déconstruire une série d’impostures et de leurres contemporains – entre autres, son roman –, et elle espérait recueillir, profitant de sa situation improbable d’autrice incognito mêlée aux étudiants, l’inspiration et le matériau pour un futur projet picaresque. Elle n’avait jamais rien écrit de comique. Ce serait sa chance de

 

prouver qu’elle aussi avait de l’humour. La professeure lisait à voix haute des extraits du livre et, convaincue qu’il avait été écrit par un homme, se moquait de l’inca- pacité de l’auteur à traiter tout ce qui ne se référait pas à son propre sexe, avec regards de complicité et clins d’œil lancés à sa collègue (et autrice) impassible au milieu des étudiants : “Vous voyez de quoi est capable l’ima- gination masculine ! Les insanités qu’un homme peut penser d’une femme ! Vous remarquerez le vocabulaire. Jusqu’où peut conduire le ridicule de ses fantasmes ?!”

Juste à ce moment-là, un garçon roux qu’elle avait remarqué en entrant et avec qui elle échangeait depuis un moment des regards furtifs se rendit compte qu’elle n’avait pas le livre et l’invita à en suivre la lecture sur son exemplaire. Ce fut la confirmation de quelque chose de possible et de réciproque, jusqu’alors inconcevable pour elle : flirter avec un étudiant de quinze ans de moins qu’elle, s’asseoir à côté de lui, tandis qu’il suivait d’un index à l’ongle rongé les phrases qu’elle avait écrites à son âge, protégée par un pseudonyme maintenant ridi- culisé sous la lecture implacable de la professeure.

Ce fut en effet une sensation inédite de transgression et de liberté – il n’était pas son étudiant, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, sans la sanction des règles de conduite et des hiérarchies académiques ; elle enseignait dans une autre faculté, elle était là en auditrice libre, en principe pour faire plaisir à une collègue obsédée par ses livres tout en ignorant qu’il s’agissait des siens –, une liberté proche de la folie qui les posséda après le cours, après qu’elle lui eut proposé de le reconduire, tandis qu’ils marchaient à travers les bosquets vers l’un des parkings de l’université et qu’ils s’arrêtèrent soudain, indifférents non seulement au risque d’être surpris en flagrant délit, mais aussi à celui d’être victimes de voyous, risque qui ne pouvait être écarté, à cet endroit-là et à ce moment- là, à la tombée de la nuit. Ils ne le savaient pas, mais ils

 

consacraient ce faisant la fin d’une ère. Là s’achevait le monde tel qu’ils l’avaient connu.

Ils ne décidèrent rien. Ils ne se dirent pas leur nom. Ils n’échangèrent pas leurs numéros de téléphone ni leurs adresses électroniques. “L’inconnu est le combus- tible du fantasme”, avait choisi l’enseignante, quelques heures auparavant, parmi les nombreux clichés du roman qu’elle tenait entre ses mains. Pour l’autrice, l’ironie de ce malentendu confirmait l’avantage de n’avoir jamais parlé de ce qu’elle publiait hors de la carrière académique. Elle était sociologue. Elle signait de son nom ses écrits de sociologie. De la même façon que les hétéronymes lui ouvraient de nouvelles possibi- lités romanesques en principe incompatibles entre elles, un projet littéraire picaresque par exemple, l’anonymat lui permettait de réaliser quelque chose d’encore plus improbable et inattendu, un fantasme refoulé d’adoles- cence, en faisant l’amour avec un jeune homme inconnu. Personne ne pourrait l’associer à l’autrice de fiction, lui attribuer une identité littéraire, la confiner à un style, aux romans qu’elle avait écrits. De la même façon, ce n’était pas elle qui se trouvait avec l’étudiant sur un par- king de l’université. C’était l’incarnation d’un fantasme ancien. L’inconvénient de l’anonymat, en l’occurrence du moins, et sans qu’elle ait pu le prévoir, était de rendre l’avenir inatteignable. Sans rien se dire, ils comptaient se revoir lors du cours suivant qui n’eut jamais lieu. Pris de court par le confinement, chacun suivit son chemin sans ne plus rien savoir l’un de l’autre.

À ce stade, elle pensait encore qu’il était possible être heureuse dans son couple (ce n’est que quelques jours plus tard que son mari lui annoncerait sa déci- sion de la quitter), et ce fut pour cela qu’elle accepta sans remords et même avec une certaine désinvolture le risque d’une aventure sexuelle fortuite, sans lendemain ni conséquence, mais il se pouvait aussi qu’une partie

 

de ce qu’elle ressentait comme liberté et transgression appartînt déjà à la fin de ce monde, à l’intuition diffuse d’une rupture conjugale imminente.

Les mois qui suivirent, après qu’elle eut compris la double dimension de son isolement, la conscience de la fin d’une vie qui lui avait paru pendant des années définitive à présent assombrie par la progression incon- trôlable de l’épidémie et du nombre – non officiel – de morts et de contaminés (les chiffres officiels étaient tenus secrets par le gouvernement), elle découvrit qu’elle était enceinte. Même si l’avortement était légal dans le pays, et non plus objet de l’hypocrisie la plus obscuran- tiste, il aurait été difficile et risqué de trouver de l’aide au moment du pic de la crise sanitaire, alors que les hôpi- taux travaillaient aux limites de leur capacité et même au-delà. Les règles du confinement et les risques de contagion la maintinrent dans un état morbide de déni, et elle préféra demeurer éloignée du corps médical et des cliniques, à l’exception d’un examen pratiqué chez elle dès qu’elle soupçonna sa grossesse, pour écarter l’hypo- thèse d’une maladie quelconque contractée au cours de cette rencontre imprévue à l’université. Pour couronner le tout, non seulement elle avait été abandonnée par son mari, mais elle perdit son père et sa mère dès les premiers mois de la pandémie. Elle les vit pour la dernière fois lorsqu’ils furent emmenés en ambulance par des infir- miers qui ressemblaient plutôt à des scaphandriers. Elle n’était pas prête à perdre encore quelqu’un. Que dire de renoncer à cette promesse de continuité ?

 

 

 

 

 

2

 

 

 

 

Avec l’isolement tout devint plus fragmentaire. Les informations restaient la seule voix d’une réalité com- mune, résistant comme un miasme ou un lointain écho. On eut du mal à terminer la lecture d’un roman, à arriver à la fin d’un film, à écouter une conversation jusqu’au bout. La lecture du monde devint discontinue et épiso- dique. La compréhension fut réduite à des chapitres, des flashs et des scènes, qui n’arrivaient pas à former un tout. Tout le reste était exhaustif, comme donner un sens à des bêtises. Ce fut à ce moment-là, alors que la communi- cation avait migré presque exclusivement sur les réseaux sociaux, ricochant sur les circuits fermés des posts, qu’elle eut l’idée d’écrire un petit texte, dont la lecture pourrait être encore tolérée, sur l’oblitération du passé par Inter- net. Il était curieux que ce média qui n’oublie rien, d’où rien ne s’efface, soit responsable de l’impression que tout ce qui existait dépendait de lui. Comme si rien ne pou- vait le précéder, comme si le web s’était emparé du passé, de la réalité et de la nature. Le confinement lui permit de décrire avec une précision sociologique quelque chose qui la gênait déjà avant la pandémie mais qu’elle avait peut-être identifié à un conflit de générations, à un état diffus auquel elle n’arrivait pas à donner un nom spécifique. Elle comprit là le paradoxe d’un passé indé- lébile qui n’admettait pas le passé, comme si le monde

 

commençait à cet endroit. C’était déjà ce qu’annonçait le web avant le confinement et que le confinement avait scellé comme étant la norme. Le passé reconfiguré non plus par la mémoire, mais par l’arrogance volontariste de la simultanéité. C’était ce que les réseaux sociaux et le confinement avaient en commun. Et qui rendait obso- lète la conscience critique. Le temps avait été confiné. Le présent était archive. L’histoire était suspendue, elle était devenue fable. Il n’y avait pas d’autre possibilité narrative, ce qui permettait les versions les plus diverses, conflictuelles et simultanées, mais pas la contradiction. Les connexions avaient été abolies.

Ce n’était pas seulement la vérité qui cessait d’exister. Ce qui ne se trouvait pas sur Internet n’avait pas non plus droit à l’existence. Il n’y avait pas d’action, d’his- toire ou d’œuvre hors de là. Il n’y avait pas de conscience extérieure. Internet avait commencé à se substituer à la conscience collective déjà avant la quarantaine. Le confi- nement couronna ce processus. Les actions n’avaient pas de conséquences si elles n’étaient pas vues et partagées sur les réseaux sociaux. Et les conséquences étaient cir- conscrites à des affinités, au partage interne de ce qu’on appelait les posts, ce qui ne contribuait qu’à rendre encore plus absurde, perturbante et paralysante la trace de mort laissée par un agent non programmé, invisible et extérieur, comme un virus.

L’attente compliquée par celle d’une cure ou d’un vaccin fit que l’on s’adapta à cette nouvelle vie deve- nue provisoire. Le temps étant en suspens, le provisoire devint normal, pérenne, non pas cette menace mortelle qui les tenait prisonniers. L’absence de perspective excite la peur, et personne ne peut survivre dans la peur. On se mit à vivre dans le paradoxe du déni. Cela dura plus de deux ans, entre périodes de détente, parfois spontanées et inconséquentes (parce que l’on doutait de ce qu’on ne voyait pas, parce qu’on niait ce qui ne correspondait

 

pas au miroir des réseaux sociaux, nombreux furent ceux qui se sentaient immunisés et se lassèrent d’attendre), et d’éventuelles reprises compulsives de confinement, pour tenter de remédier aux dégâts de l’inconséquence, jusqu’à ce que la découverte d’un vaccin apparemment sûr apportât non pas l’illusion de la normalité dans laquelle beaucoup vivaient déjà, mais la possibilité plus concrète et fiable d’un avenir possible. Évidemment rien de cela ne ferait revenir la vie en termes du passé. D’un seul coup, tout était exagéré. Les rues se remplirent de gens qui se regroupaient, se prenaient dans les bras, s’embrassaient comme dans un défi au péril invisible que l’on supposait vaincu. Tout ce qu’on n’avait pas pu faire pendant le confinement se faisait doublement à présent. On voulait se retrouver, se toucher, mais ce n’était jamais assez. Une vague d’euphorie s’empara du monde, une hystérie collective compensatoire, comme la “danse de Saint-Guy” à la fin du Moyen Âge. En quelques mois, la trace de la dévastation donnerait sa mesure exacte, le comptage des morts non officiels, la misère, les oubliés, les affamés, le désastre économique, le cynisme autocra- tique, la dispute pour ce qui restait changé en objet d’un nouveau partage entre les hommes et les nations dans une lutte pour la survie la plus sauvage, la plus mesquine, occupant un vide où dans un passé récent on célébrait encore l’empathie et l’amour. Avant que ce nouveau désenchantement n’explose, on vécut des jours soi-disant heureux, furieux dans leur excès et certainement incohé- rents, la fin du monde déguisée en renaissance. Et, bien qu’il y eût aussi des règles concernant le déconfinement, leur transgression devint la norme. Des files – ou plutôt des amoncellements de gens – se formèrent devant les cinémas et les théâtres, en général vides avant la pan- démie, à présent ouverts, comme si on allait y projeter des perspectives jamais vues ni même imaginées. Dans une prolifération de fêtes et de réunions, on commémora

 

la fin de la peur et de la menace de contagion dans un laisser-aller effréné des corps. L’allégresse et le plaisir effa- cèrent les expressions taciturnes des derniers temps. Dans un antagonisme clair à la modération dictée par les règles sanitaires, beaucoup de ces fêtes avaient lieu à l’extérieur, dans des parcs et des bois hors de la ville, et accueillaient des centaines, voire des milliers de personnes, donnant de la continuité à une tradition de clandestinité née pendant le confinement. Ce fut lors de l’une d’elles, au milieu de hordes d’inconnus, qu’ils se revirent pour la première fois après leur rencontre à l’université.

Ce n’était pas, pour eux, la première fête à laquelle ils participaient après le confinement. Pour elle tout se résumait à l’idée de le retrouver. Elle ne pensait à rien d’autre, tandis qu’elle avançait dans la rue, regardant les visages sans masques qui avançaient vers elle, et scrutant chacun d’eux. Plus réaliste peut-être, bien qu’il n’y eût en lui rien de résigné, cela ne représentait rien d’autre qu’une fête de plus, à moins que ce ne fût aussi l’occa- sion plus sûre, au milieu d’une foule d’aveugles, d’un échange d’informations confidentielles.

Les voitures approchaient dans une longue file, arrivant lentement, du nord et du sud, par la route princi- pale, puis s’éparpillaient en direction des diverses entrées du parc, avant de converger à nouveau, guidées par la lumière et le son de la musique électronique vers la clai- rière où, à côté de la scène, une immense tente avait été montée pour protéger le matériel. Elle pourrait toujours justifier par un intérêt sociologique sa présence dans une fête où la moyenne d’âge tournait autour des vingt et quelques années. Elle avait entendu parler des ren- contres clandestines convoquées sur les réseaux sociaux pendant le confinement et elle en profitait pour prendre des notes pour sa recherche sur le web (ce fut l’excuse qu’elle donna pour convaincre une amie récalcitrante à l’accompagner). Bien qu’aucun empêchement n’ait

 

pu lui faire louper l’opportunité éventuelle de le revoir, elle préservait malgré tout son histoire personnelle. Par superstition, elle préférait ne pas admettre que le décon- finement avait ravivé, plus que l’espoir et le désir de le revoir, une conviction presque mystique de ce que, comme lorsqu’elle l’avait connu, le hasard aurait son rôle dans leurs retrouvailles.

N’ayant pas de raison de se trouver là, il suffisait à son amie l’ombre d’une hésitation ou d’un petit contretemps le long du chemin pour suggérer qu’elles fassent demi- tour et aillent boire un verre en ville. Par précaution, elle avait laissé sa voiture près de la sortie du premier parking, juste à l’entrée du parc, pour ne pas risquer de finir prisonnières d’un embouteillage lorsqu’elles déci- deraient de partir.

Les deux femmes avançaient dans le bois, accompa- gnées de petits groupes et de couples qui les dépassaient en courant, riant et criant, entre les arbres, en direction de la musique. Une gamine, tirée par son amoureux, faillit faire tomber l’amie en passant à côté d’elle. L’im- prudence juvénile (ou peut-être le bonheur) excitait la mauvaise humeur de l’amie. Elles étaient à peine arrivées qu’elle ne dissimulait plus sa contrariété. En prenant la tête, quelques pas au-devant, elle, au contraire, feignait d’ignorer tout ce qui se passait autour, à commencer par l’agacement de sa compagne – ou peut-être n’était-elle plus capable de voir rien d’autre que ce qu’elle cherchait. Rien ne semblait la freiner, rien ne la détournait de son obsession d’une rencontre avec l’étudiant, comme si le futur n’était que désir. Elle savait que ce n’était pas cela. Elle avait été dans d’autres fêtes avant celle-ci. Elle ne comptait que sur le hasard.

Petit à petit, elles s’éloignaient l’une de l’autre, naturellement et sans rien se dire. L’amie ralentissait, résistant à la fraîcheur de la nuit dans un enlacement d’elle-même, dans lequel elle se frictionnait les bras de

 

ses mains, tandis qu’elle, devant, pressait le pas, avançant à côté des jeunes couples. Puis très vite elles se perdirent de vue. Les couples couraient, mais c’était comme si en essayant de les suivre, elle courait en reculant. Elle cou- rait pour les rejoindre et recommencer différemment. C’était en même temps un processus de déni et de folie, comme la condition pour une renaissance à laquelle elle pensait avoir droit après tout ce qui s’était passé. Ils fuyaient un passé récent, mais pour elle, le passé c’était eux, qu’elle essayait de rejoindre. Comme s’il suffisait de courir pour reculer vers sa jeunesse après l’expérience du confinement et de la mort. Revivre, avec plus d’inten- sité, mais avec à présent la conscience de la perte, pour ne plus perdre. Personne n’est totalement différent de ce qu’il a été. Les couples la dépassaient, des bouteilles de bière à la main, riant et trébuchant sur l’herbe humide, arrachant de leurs pas des mottes de terre. Elle comprit alors que cela était déjà la fête. Courir, c’était danser. Pour eux la précipitation avait aussi à voir avec le désir de sortir d’un cercle de confinement et de solitude. Mais pour elle le futur était une contradiction, un souvenir prospectif qu’elle avait perdu avant de le connaître. Elle avançait vers le passé. Elle n’appartenait pas à la féli- cité de ces gens. Elle s’efforçait de ne pas penser. Si elle s’arrêtait pour penser, elle s’arrêterait de courir et, alors, peut-être reculerait-elle, honteuse.

La lumière de la clairière projetait leur ombre sur ses pas, dans le chemin que la musique faisait elle aussi à travers les arbres, en sens contraire au leur, qui cou- raient vers elle. Ils investissaient contre la musique. Et entre les visages illuminés, comme dans un rêve ou une fable, soudain elle crut voir celui de l’étudiant. Se sen- tant observé, il se tourna vers elle. Et petit à petit, entre regards de reconnaissance mutuelle, ils marchèrent l’un vers l’autre jusqu’à s’arrêter l’un devant l’autre, séparés de quelques mètres qui permettaient encore le passage

 

d’un ou deux retardataires égarés, courant en direction de la musique et de la clairière illuminée.

  • Tu n’imagines pas comme je t’ai cherchée, dit-il en souriant, lui enlevant les paroles de la bouche, après quelques secondes à l’observer, hésitant, en silence. Il est vrai que de telles retrouvailles, pour être réellement fabuleuses, ne devraient rencontrer aucune hésitation, mais cela pouvait se comprendre après tant de mois d’isolement. Chacun avait mûri à sa façon, vieillissant dans l’absence de l’autre. Chacun avait été dévasté à sa façon. Ils avaient gardé de l’autre l’image d’un monde perdu, qui ne pouvait exister que dans le fantasme ou dans un lointain Il était naturel qu’ils hésitent à se reconnaître l’un l’autre. Il était normal qu’ils doutent, qu’ils craignent les illusions. Tout le monde sait que le monde n’est pas un conte de fées. – J’ai posté une mon- tagne de messages dans l’espoir qu’on ait au moins un ami en commun, dans un groupe quelconque.

Elle sourit, baissa les yeux et hocha la tête avant de retourner son regard vers lui, sans savoir si elle croyait, s’il était possible qu’ils aient fait la même chose – elle aussi l’avait cherché dans les méandres de ces purga- toires, parmi des centaines d’amis virtuels, pour une raison qu’il ne pouvait imaginer et qu’elle préféra ne pas révéler à cet instant :

  • Qu’est-ce qu’on fait ?

Après les mois que le présent avait écrasés, ils avaient désappris à faire des projets, ils se méfiaient des attentes. L’avenir était une abstraction obscène.

  • Maintenant ?
  • Quand alors ?

Elle sourit et haussa les épaules. Le sexe faisait partie d’un plan plus vaste, dont ils n’osaient pas parler tout de suite, comme à l’ombre des arbres où ils s’étaient connus, quand existait encore l’illusion d’un paradis qu’ils pouvaient comprendre et qu’ils nourrissaient en

 

silence pour éviter les dérapages romantiques. Le hasard de la rencontre à ce moment précis annonçait une possi- bilité d’avenir qu’il valait mieux ne pas imaginer. Aucun d’eux n’avait besoin de dire ce qu’il avait vécu pendant le confinement.

  • Tu me donnes une seconde ? dit-

Elle le vit s’éloigner vers un garçon qui, sous un arbre, les observait à distance, et qu’elle ne remarqua qu’alors. Elle les vit discuter. Le garçon, entre de grands gestes dans sa direction à elle, remit quelque chose à l’étudiant et disparut.

  • Ils sont venus détruire le monde, lui dit-il en reve-
  • Ils, qui ? demanda-t-elle en

Il dit que, pressentant une fin irrémédiable, ils (tou- jours sans les nommer) avaient décidé d’arracher au monde sa dernière joie. Cette joie de destruction, qu’ils avaient décidé de savourer seuls.

  • Ils, qui ? insista-telle sérieusement cette

Mais au lieu de répondre, il prit, dans la poche de son pantalon, un cachet qu’il porta à sa bouche, et l’embrassa. Ils passèrent la nuit dans un gourbi du centre. Au matin, il lui dit qu’il devait partir. Il l’embrassa, lui promit de la rappeler, il n’allait pas la perdre à nouveau, et sortit en vitesse, sans lui laisser la chance de lui parler de son enfant.

Bernardo Carvalho est né en 1960 à Rio de Janeiro. Romancier, journaliste et traducteur, il vit à São Paulo. Il a été le correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York. Il est l'auteur, entre autres, de Mongolia (2004), Le Soleil se couche à São Paulo (2008) ’Ta mère (2010) et Reproduction (2015), tous couronnés au Brésil de prix prestigieux (deux fois le prix Jabuti, deux fois le Portugal Telecom) et traduits dans plus de dix langues. 

 

Bibliographie