Publication : 26/08/2005
Pages : 192
Grand Format
ISBN : 2-86424-550-7
Couverture HD
Poche
ISBN : 978 2 86424 884 2
Couverture HD

Neufs nuits

Bernardo CARVALHO

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17 €
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10 €
Titre original : Nove Noites
Langue originale : Brésilien (Brésil)
Traduit par : Geneviève Leibrich

Ce roman a obtenu deux des prix les plus prestigieux du Brésil: le Prix Machado de Assis et le Prix Jaburi.
Il a été sélectionné dans la catégorie romans étrangers pour le Prix Femina 2005

En août 1939, l’anthropologue nord-américain Bueli Quain se suicide au cours d’un de ses séjours chez les Indiens Kraho, en Amazonie. Il avait 27 ans, venait de recevoir une lettre qu’il a brûlée et en a laissé quelques autres. Les circonstances exactes du suicide n’ont jamais été élucidées.

Obsédé par cette information, l’auteur commence une enquête. Un impressionnant réseau de coïncidences s’accumule autour de lui au fùr et à mesure qu’il progresse, se mêlant au souvenir de son père qui commerçait avec les Indiens de ces régions où il emmenait le petit garçon pendant les vacances scolaires.

En contrepoint, on peut lire les lettres d’un ami de Buell Quain, témoin de son désespoir. Il y révèle les contradictions et les désirs d’un homme seul sur un territoire étranger, confronté à ses propres limites ainsi qu’à une altérité absolue. Le lecteur ne peut éviter la référence au Conrad du
Cœur des ténèbres.

Dans un style lumineux, ce roman exceptionnel est construit en une série de glissements constants entre fiction, invention, souvenirs et réalité. Ses personnages, prisonniers des circonstances, entretiennent des liens précaires et névrotiques avec une réalité imprévisible.

  • Les histoires, avance Bernardo Carvalho dans " Neuf nuits ", son nouveau roman, dépendent avant tout de la confiance de celui qui les écoute et de sa capacité à les interpréter. L'écrivain brésilien laisse au lecteur la place d'imaginer, lui donne des indices, construit habilement son histoire, mais joue avec le réel et la fiction de manière telle que l'interprétation est reine. Ce qui m'amuse en tant que lecteur, confie le romancier, c'est quand l'auteur me prend au sérieux. J'aime les livres qui me donnent des idées, me font participer. Ce qui m'énerve, c'est que les gens n'aiment pas ça. Ils n'aiment pas être respectés? Certains m'ont dit que " Mongolia ", mon précédent roman traduit en français, était trop compliqué. Je ne suis pas d'accord ! Il demande juste d'aimer agir dans le récit. Dans " Neuf nuits ", le narrateur part en quête de la vérité d'un homme, l'anthropologue nord-américain Buell Quain, mort par suicide en août 1939, à vingt-sept ans, au cours d'un séjour chez les Indiens Kraho, en Amazonie. En cours de route, par jeux de correspondances, le narrateur se révèle, évoque son passé, son père manquant. C'est le récit d'une obsession, résume Carvalho, qui précise : La littérature est pour moi la possibilité d'inventer des discours pour rendre compte de la réalité. La réalité existe. Vraiment. On meurt vraiment. Je pars de là. J'aime l'idée que l'écriture commence avant l'écriture, dans l'expérience. Romancier, nouvelliste, journaliste, auteur dramatique, l'écrivain est né à Rio de Janeiro, en 1960. Il vit actuellement à Sao Paulo. Son arrière-grand-père, Rondon, a donné son nom à un Etat brésilien, le Rondonia. C'était le militaire positiviste, résume son arrière-petit-fils. Il a posé les premières lignes télégraphiques à travers la jungle amazonienne et rencontré alors des Indiens qui souvent n'avaient jamais vu de Blancs. C'est une figure ambiguë. On ne sait pas s'il faut l'aimer. Il voulait le bien des Indiens. C'était peut-être hypocrite, ou juste bête, naïf, mais il voulait les protéger. Une clé pour lire " Neuf nuits ". Il y en a d'autres dans la vie de l'auteur, qui préfère les taire. Pour rendre le lecteur actif. Et ce n'est pas là paresse, ni suffisance. Il veut vraiment nous lancer sur la piste de nos histoires au gré de ses romans.
    Pascale Haubruge
    LE SOIR
  • "La fascination de Carvalho pour ce jeune homme n'est qu'un exutoire pour raconter ses souvenirs d'enfant au temps passé avec son père dans cette région du Xingu où Quain s'est donné la mort. Grâce à lui, il retrouve son père. L'éternelle quête des origines.
    Ariane Gardel
    TRANSFUGE
  • "Roman vertigineux, Neuf nuits apparaît à la fois comme le résultat de sa quête et comme l'enquête elle-même, qui semble se dérouler au rythme de la lecture. Est-ce grâce à la force de l'obsession de l'auteur, ou à la figure tragique de Quain, si totalement désespéré? Toujours est-il que le lecteur, au début un peu désarçonné, se voit soudain captivé par ce récit où l'auteur entremêle les fils de la fiction à ceux de l'autobiographie et de l'enquête journalistique: Carvalho détective explore toutes les pistes, tandis que Carvalho écrivain appelle l'imagination à la rescousse pour, peut-être, laisser à l'intuition la tâche de pressentir ce que l'enquête peine à découvrir."
    Anne Pitteloup
    LE COURRIER DE GENEVE
  • "Voyager, c'était déjà créer, avant même la première ligne écrite, souligne-t-il. " J'avais une idée préalable, romanesque, en tête, et j'ai peut-être halluciné la réalité, parce que je voulais le faire. " De cette expérience, Bernardo Carvalho a tiré un roman mêlant récits superposés, temporalités multiples, identités incertaines. Un labyrinthe destiné au lecteur, qu'il espère le plus actif possible." C'est un aiguillon pour l'imagination, il s'agit de dire au lecteur : maintenant, c'est à vous d'inventer vos histoires. "
    Sophie Pujas
    LA VIE
  • "Ecrivain talentueux et extrêmement ambitieux, Bernardo Carvalho offre, avec ces Neufs nuits sur lesquelles plane l'ombre du Conrad d'Au cœur des ténèbres, un livre hybride, et qui titre de cette hétérogénéité essentielle son pouvoir de fascination, sa force de conviction. Le romancier fait, dit-il, le pari " d'un lecteur actif qui joue avec le roman, qui le crée en le lisant ". Il n'est, pour cela, qu'à accepter les règles du jeu que fixe Carvalho au seuil du livre : entrer dans sa prose sèche, refaire avec lui l'enquête sur l'anthropologue décédé, se heurter aux mêmes murs et la même incompréhension, accepter le mélange de réel et d'imaginaire sans trop tenter de démêler d'un de l'autre, suivre à ses côtés la mort de son père. Tout cela pour lire, finalement, Neuf nuits comme une belle et troublante méditation sur l'amour et la mort, sur la filiation et l'identité. Une réflexion riche et profonde sur le doute."
    Nathalie Crom
    LA CROIX
  • "Neuf nuits est un livre ambitieux mais il est enthousiasmant, entraînant le lecteur par la main dans des territoires étrangers où les hommes sont portés par les évènements."
    Christine Ferniot
    LIRE
  • « Puzzle narratif, Neuf nuits est le roman d'une enquête. [...] Le narrateur s'y lance sur la trace de Buell Quain, ethnologue nord-américain [...] dont le suicide soudain et violent en 1939, à 27 ans, chez les Kraho, [...] au fin fond de l'Amazonie, demeure une énigme. [ Les] livres [de B. Carvalho] sont des bolides de formule 1 bichonnés au boulon près, des blocs de littérature pure, d'une évidence qui n'opère qu'en arrière-goût. »
    Judith Steiner
    LES INROCKUPTIBLES
  • "Chez Bernardo Carvalho, la réalité ne dépasse pas la fiction. Ni l'inverse. Sans doute cet écrivain brésilien de 45 ans, dont Neuf nuits est le quatrième roman traduit, a-t-il appris de son expérience de correspondant à Paris et à New York que l'imaginaire et le réel, l'événement et la fable ne cessent de dialoguer ensemble depuis la nuit des temps. Et que pour tenter de comprendre l'un - le fait réel -, on peut avoir recours à l'autre - le roman -, qui, porté à son excellence, est un art du mentir vrai. Ainsi en est-il dans Neuf nuits."
    Michèle Gazier
    TELERAMA
  • "Chez Carvalho, la terre est un territoire étrange que le moindre brouillard transforme en planète inhospitalière. L'auteur parle à juste titre d' " atmosphère de science-fiction ". Nul besoin d'aller en Amazonie ni de s'enduire le corps de jenipapo pour se sentir dépaysé sur une planète que l'homme détruit lentement. Neuf nuits n'est pas le livre d'un anthropologue, encore moins d'un journaliste, mais plutôt d'un médium appliquant à la lettre la leçon des Trumaïs du Brésil, pour lesquels le rêve est " une façon de voir en dormant ". Il ne guérit pas nos angoisses. Tout juste ouvre-t-il quelques pistes : le secret est le seul bien qu'on emporte dans la tombe, le seul héritage qu'on laisse à ceux qui restent. Quant à l'écriture, elle permet parfois de révéler une part du mystère humain. Voilà pourquoi Carvalho n'hésite pas à citer Ponge chantant les escargots : " Accepte-toi tel que tu es. En accord avec tes vices. En proportion avec ta mesure. "
    Gérard de Cortanze
    LE MONDE DES LIVRES
  • "Neuf nuits pourrait s'intituler Amazonia, tant on y est, ou Tristes tropiques, si le titre n'était déjà pris. Tout est magique, méandreux, hostile, et pourtant comique. Comme Aguirre, le lecteur remonte l'histoire en radeau, à la recherche d'un El Dorado qui n'existe que parce qu'on le cherche; c'est suffisant pour aller au bout du monde et du livre. Comme l'écrit un personnage, "le rêve des uns est la réalité des autres"".
    Philippe Lançon
    LIBERATION

RADIO PFM – Émission Noir c Noir, Guy Lesniewski

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1. Ceci est pour quand vous viendrez. Il faut être prêt. Quelqu’un devra vous prévenir. Vous allez entrer sur une terre où la vérité et le mensonge n’ont plus les significations qui vous ont amené jusqu’ici. Demandez aux Indiens. Posez-leur n’importe quelle question. La première qui vous traversera l’esprit. Et demain, en vous réveillant, redemandez la même chose. Et recommencez après-demain. Posez toujours la même question. Et chaque jour vous recevrez une réponse différente. La vérité est perdue au milieu de toutes les contradictions et les incohérences. Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête d’un sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. Vous viendrez en vous appuyant sur des faits qui jusqu’alors vous auront paru irréfutables. À savoir que l’anthropologue américain Buell Quain, mon ami, est mort dans la nuit du 2 août 1939 à l’âge de vingt-sept ans. Qu’il s’est tué sans explication apparente, dans un geste intempestif et d’une violence effarante. Qu’il s’est maltraité, malgré les supplications des deux Indiens qui l’accompagnaient lors de son dernier voyage de retour, du village à Carolina, et qui se sont enfuis, épouvantés par l’horreur et le sang. Qu’il s’est tailladé et pendu. Qu’il a laissé des lettres impressionnantes, mais qui n’expliquent rien. Qu’il a été qualifié de malheureux et d’insensé dans des rapports que j’ai eu le malheur d’aider à rédiger pour éviter une enquête. J’ai passé des années à vous attendre, qui que vous soyez, me reposant uniquement sur ce que j’étais seul à savoir, mais désormais je ne peux plus compter sur la chance ni laisser disparaître avec moi ce que j’ai confié à ma mémoire. Je
ne peux pas non plus livrer à des mains étrangères ce qui
vous appartient et que j’ai enfermé à double tour en vous attendant pendant toutes ces années de tristesse et de désillusion. Pardonnez-moi. Je ne peux courir aucun risque. Je ne suis plus en état de défier la mort. Je n’ai plus l’âge. Demain, je prendrai le bac pour rentrer à Carolina. Mais auparavant je laisse ce testament pour le jour où vous viendrez et où vous vous trouverez face à l’incertitude la plus absolue.

Soyez le bienvenu. On vous dira que tout fut très soudain et inattendu. Que le suicide a surpris tout le monde. On vous dira beaucoup de choses. Je sais ce que vous attendez de moi. Et ce que vous devez penser. Ne me demandez pas ce qu’on ne m’a jamais fourni, la vérité noir sur blanc, l’heure exacte. Vous devrez vous contenter de l’impondérable et de la précarité de ce que je vous raconte, tout comme j’ai dû m’en remettre aux récits des Indiens et au flou des traductions du professeur Pessoa. Les histoires dépendent avant tout de la confiance de celui qui les écoute et de sa capacité de les interpréter. Et quand vous viendrez, vous serez méfiant. Le docteur Buell, à sa manière, était incrédule, lui aussi. Il a résisté tant qu’il a pu. Nous avons besoin de raisons pour croire. Abuserai-je de votre patience et de votre bonne volonté, qui que vous soyez, si je rappelle que nous mourrons tous? Je me souviens du jour où il est arrivé dans cette ville qu’il a qualifiée de morte dans ses lettres du mois de mars 1939, méfiant comme vous aujourd’hui, la première fois que je l’ai vu. Nous connaissions tous le vrombissement de l’hydravion de la Condor, annonçant son arrivée, quand il s’approchait de la ville. Personne d’autre ne nous rendait visite. Des masses de gens ont couru vers le fleuve. J’étais sur un chantier, mais j’ai aperçu sur le sol de la maison sans toit l’ombre de l’avion qui survolait les manguiers en direction du fleuve. J’ai terminé mon travail et je suis descendu vers le port. Il posait pour le photographe qui, engagé par le représentant de l’agence Condor afin d’immortaliser l’événement, son appareil posé sur un trépied, fixait à tout jamais sur ses plaques l’arrivée de l’illustre ethnologue à côté des Indiens et du pilote, tous debout sur l’aile de l’avion. Son arrivée fit sensation, mais cinq mois plus tard tous avaient déjà oublié, si c’est cela que vous voulez savoir. Nous nous habituons très vite à l’extraordinaire. Je suis le seul à en garder le souvenir. Mais ce jour-là, ni moi ni personne ne pouvions imaginer qui nous recevions. Il s’est présenté avec un chapeau blanc, comme un capitaine de navire, une chemise blanche, un pantalon large serré dans le bas et des bottes. Ni moi ni personne ne pouvions déceler quoi que ce soit, surtout pas rétrospectivement, derrière cette élégance hautaine et inadaptée au lieu et à la circonstance. Personne ne pouvait prévoir le malheur qui allait lui arracher la vie en moins de cinq mois. Je me suis approché de la scène à laquelle assistait la ville muette, sans comprendre la mission qui lui était confiée et qu’aucune âme humaine ne pourrait refuser. Cette âme, ce fut moi. Le représentant de la Condor nous a présentés, mais l’ethnologue ne m’a pas vu. Il m’a serré la main, comme il aurait serré n’importe quelle main, et il a souri, il souriait à tous, mais il n’a pas remarqué ma présence. Il a à peine entendu mon nom. S’il l’avait saisi, il en aurait sûrement fait des gorges chaudes, car malgré tout il ne manquait pas d’humour. Mon nom prête à la raillerie hors d’ici. Et il venait tout juste d’arriver. Plus tard seulement il comprendrait les circonstances et l’avantage d’avoir un allié en moi. Alors seulement il accepterait mon amitié, à défaut d’une autre. Je ne suis peut-être qu’un humble
sertanejo, ami des Indiens, mais j’ai de l’éducation et je ne suis pas bête. Je n’en veux à personne, et surtout pas à mon ami le Dr Buell, en dépit de tout ce qu’il a pu penser ou écrire et à quoi j’ai eu accès grâce aux traductions incertaines du professeur Pessoa quand j’ai cherché dans les papiers du défunt une explication que j’ai cachée de mon mieux. Il fallait que personne ne lui trouve un sens. Il ne faut pas laisser les morts régir ceux qui sont restés. Dès le début, encore qu’il m’ait été impossible de prévoir la tragédie, j’ai été le seul à déceler dans ses yeux le désespoir qu’il essayait de dissimuler, mais il n’y parvenait pas toujours. J’ai réussi à en deviner la raison avant même qu’elle me soit révélée, mais j’ai préféré l’ignorer ou feindre de l’ignorer, ne serait-ce que pour
le soulager. Je pense l’avoir aidé ainsi comme j’ai pu. Ayant été le témoin des rares moments où il n’est pas arrivé à se contrôler, je savais, et mon silence était pour lui la preuve de mon amitié. Les hommes sont ainsi. Ou bien pensez-vous que lorsque nous nous regardons, nous ne reconnaissons pas chez autrui ce que nous tentons de cacher en nous-mêmes? Il n’y a rien de plus précieux que la confiance d’un ami. Voilà pourquoi j’apprécie les Indiens avec qui je vis depuis mon enfance, depuis le temps où mon grand-père les a apprivoisés. Je les ai toujours reçus chez moi. J’ai toujours su ce qu’ils disaient de moi dans mon dos, su qu’ils me considéraient comme légèrement cinglé, de même d’ailleurs que tous les Blancs. Mais la seule chose qui m’importait c’était qu’ils puissent compter sur moi. Et qu’ils sachent que je n’attendais rien en échange. Qu’ils obtiendraient tout de moi et Dieu sait que leurs demandes sont sans fin. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour eux. Et aussi pour le Dr Buell. Je lui ai donné la même chose qu’aux Indiens. La même amitié. Car, comme les Indiens, il était seul et désemparé. Et malgré ce qu’il a pensé ou écrit, il n’était guère plus qu’un enfant. Il aurait pu être mon fils. Rien ne m’a autant ébranlé. Pas même quand j’ai été démis
de mes fonctions de responsable du poste indigène Manoel da Nóbrega par M. Cildo Meireles, inspecteur du Service de protection des Indiens, trois ans après la tragédie, quand il m’a recommandé de laisser désormais mon cœur à cinq lieues du poste et de m’éloigner à tout jamais des Indiens – il ne voulait plus m’avoir sous le nez. Ni même l’humiliation d’avoir été destitué de la charge que j’ai occupée pendant un peu plus d’un an et que le Dr Buell lui-même m’a aidé à conquérir pour défendre les Indiens, grâce aux lettres de recommandation qu’il a envoyées à Rio de Janeiro. Et pas même le massacre du village de Cabeceira Grossa que le Dr Buell aurait peut-être pu empêcher s’il avait été encore en vie et parmi les Indiens, lorsque les propriétaires terriens ont préparé l’embuscade un an après son suicide. Rien ne m’a plus attristé que la mort de mon ami dont j’ai décidé d’honorer la mémoire. Je l’avais accueilli à son arrivée. Rien de ce qu’il a pensé ou écrit ne me cause de rancœur, je n’ai jamais rien attendu en échange, car au fond je sais que je suis la dernière personne sur laquelle il a pu compter.

Je suis sorti de la maison sans toit en fin d’après-midi, au moment où une nuée de chauves-souris jaillissait du tronc creux d’un manguier pour se précipiter en un vol rasant et aveugle dans les rues, telle une rivière en crue, ignorant bicyclettes et piétons, qui eux aussi les ignoraient dans cette ville morte, comme il l’a décrite, pour autant que nous puissions nous fier aux traductions du professeur Pessoa. Je suis peut-être ignorant, mais je n’ai jamais été superstitieux. J’aurais pu voir un signe de mauvais augure dans la nuée des petits vampires qui l’accueillaient, mais je n’ai vu que ses yeux quand je suis arrivé au fleuve, leur expression de distraction et de fatigue, entre deux photographies, lorsqu’il oubliait qu’on le regardait lui aussi. Il voulait partir pour le village indien. Il était épuisé. Il voulait être loin des regards. Vous seul auriez pu me dire ce qu’il était venu faire ici, s’il était réellement venu pour y mourir, comme j’ai fini par le soupçonner quand j’ai appris son suicide. Cela fait des années que je vous attends en vain.

Le 9 août de cette année-là, cinq mois après son arrivée à Carolina, un groupe de vingt Indiens est entré dans la ville vers la fin de l’après-midi. Ils apportaient la triste nouvelle et, dans leurs bagages, les objets personnels du Dr Buell que j’ai reçus moi-même et comptés, les larmes aux yeux: deux cahiers de musique, une bible, une paire de souliers, une paire de pantoufles, trois pyjamas, six chemises, deux cravates, un imperméable noir, une serviette de toilette, quatre mouchoirs, deux paires de chaussettes, une paire de bretelles, deux costumes en lin, deux costumes en laine fine, deux caleçons et une enveloppe contenant des photos. Il n’y en avait pas une seule de lui. Il y avait la photo d’une maison en bois sur une plage; il y avait des portraits de Noirs du Pacifique Sud qui lui avaient raconté des légendes et chanté des chansons; il y avait des photos de Trumaï du haut Xingu, mais il n’y avait aucune photo de famille, ni de son père, ni de sa mère, ni de sa sœur, ni de la moindre femme. Il est possible qu’il les ait brûlées avec les autres lettres reçues avant de se tuer. Les Indiens n’ont touché à rien. Ils sont allés chez moi sans s’arrêter en chemin ni parler à quiconque – ils avaient peur, ils craignaient d’être incriminés -, ce qui n’a pas empêché la nouvelle de se répandre, et très vite une petite foule de curieux a entouré ma modeste demeure. Je me suis dépêché de faire appeler le professeur Pessoa qui, après avoir lu une des lettres en anglais laissées par le malheureux, a calmé les Indiens et a assuré tous les autres qu’ils n’avaient aucune responsabilité dans cet événement tragique. Il a laissé des lettres pour les États-Unis, pour Rio de Janeiro, pour le Mato Grosso et deux pour Carolina, l’une pour le capitaine Angelo Sampaio, commissaire de police, et l’autre pour moi.

Depuis lors je vous attends, qui que vous soyez. Je savais que vous viendriez chercher ce qui vous appartient, la lettre qu’il vous a écrite avant de se tuer et que j’ai gardée par sécurité, pardonnez-moi, j’étais méfiant car je ne comprenais pas ce qui y était écrit, encore que je m’en sois douté, et je ne voulais pas risquer de demander au professeur Pessoa de me traduire ces lignes. C’est la seule que je n’ai pas envoyée à Rio de Janeiro. Aujourd’hui, six ans à peine après la mort du Dr Buell, le professeur se déclare déjà ethnologue et s’autoproclame spécialiste des Krahô, comme si jamais aucun ethnologue n’était passé par Carolina, comme s’il suffisait qu’il décide lui-même de se mettre sur un pied d’égalité avec un homme qui l’avait ignoré et qu’il affirme ne pas se rappeler, car rien que son souvenir lui ferait déjà de l’ombre et lui fournirait les éléments qui lui manquent pour prendre toute la mesure de sa médiocrité et de son ignorance. Je suis peut-être un simple
sertanejo, mais je ne suis pas bête. Parmi toutes les enveloppes fermées, celle-ci était la seule dont le destinataire, pour autant que je sache, n’était pas de la famille du Dr Buell, ni non plus un autre anthropologue ou un missionnaire. Comprenez-moi bien. Les temps étaient difficiles. Tout ce que j’ai fait l’a été par amitié, pour le protéger. Qui que vous soyez, vous ne pouvez pas imaginer. Les lettres allaient à Rio de Janeiro avant d’être envoyées aux États-Unis. Rien ne me garantissait qu’elles ne seraient pas ouvertes et lues, comme l’avaient fait les autorités du Maranhão qui les avaient soumises au professeur Pessoa pour avoir une explication, ou qu’elles ne s’égareraient pas. Surtout si une enquête était ouverte. J’ai donc gardé cette seule lettre pour le protéger, lui et les Indiens. Je me suis juré que personne d’autre que vous n’y aurait accès. Je vous ai envoyé un billet au lieu de la lettre, un billet chiffré, il est vrai, en code, que le professeur Pessoa m’a aidé à rédiger en anglais sans savoir à qui je m’adressais ni à quelle fin, pensant qu’il s’agissait d’un parent du défunt, puisque je lui avais déjà demandé avant de m’aider à écrire une lettre de condoléances que j’avais décidé d’envoyer à sa mère. Je n’ai jamais pu savoir si vous aviez reçu ce billet ni si vous l’aviez compris, puisque vous n’êtes pas venu chercher ce qui vous appartenait. Cela fait des années que je vous attends mais je ne peux plus courir de risques ni défier la mort. Les pluies commencent ce mois-ci. Demain je prendrai le bac pour retourner à Carolina, mais auparavant je laisse ce testament pour quand vous viendrez.

 

Bernardo Carvalho est né en 1960 à Rio de Janeiro. Romancier, journaliste et traducteur, il vit à São Paulo. Il a été le correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York. Il est l'auteur, entre autres, de Mongolia (2004), Le Soleil se couche à São Paulo (2008) ’Ta mère (2010) et Reproduction (2015), tous couronnés au Brésil de prix prestigieux (deux fois le prix Jabuti, deux fois le Portugal Telecom) et traduits dans plus de dix langues. 

 

Bibliographie