Publication : 21/08/2008
Pages : 176
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-658-9

Le soleil se couche à São Paulo

Bernardo CARVALHO

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17 €
Titre original : O sol se põe em São Paulo
Langue originale : Portugais
Traduit par : Geneviève Leibrich

A São Paulo, un soir, la propriétaire d’un restaurant japonais aborde l’un des derniers consommateurs et lui demande : “Vous êtes écrivain ?” Cette question inattendue va transformer le client en narrateur d’une histoire vertigineuse qui débute dans le Japon de la Seconde Guerre mondiale et se poursuit aujourd’hui au Brésil.
Setsuko raconte un banal triangle amoureux : une danse de mort entre une jeune fille de bonne famille, le fils d’un industriel et un acteur ambigu et obscur. Puis, progressant tortueusement vers son centre secret, la trame dévoile une autre intrigue faite d’arrogance et d’humiliation, dont les racines plongent dans l’histoire du Japon en guerre et ses conséquences sur l’émigration japonaise au Brésil.
Peu à peu le narrateur prend conscience que ce récit, concernant un paria, un cousin de l’empereur et l’écrivain Junichiro Tanizaki, est aussi sa propre histoire d’émigré japonais de deuxième génération, fondée sur l’humiliation et l’exil. Il ira jusqu’au bout de cette narration surprenante qui est aussi sa seule chance de rédemption.

  • On savait déjà que Bernardo Carvalho était un architecte de l'intrigue, un de ces grands romanciers qui sait vous emmener loin des sentiers battus. Ici, il nous offre sans doute son plus beau roman, où le réel devient littérature, où grandeurs et trahisons s'emmêlent dans un magnifique fourreau. (Page des libraires)

    Jean-François Delapré
    Librairie Saint-Christophe (Lesneven)
  • , Monique Atlan
    FRANCE 2 Dans quelle éta-gère
  • « Dans ce roman poignant sur la confiance et la confidence, Bernardo Carvalho entrevoit les limites de la littérature. […] Il évoque avec force et intelligence l’ambivalence de l’écriture, tour à tour meurtrière autant que salvatrice. »

    Maud Denarié
    EVENE.FR
  • « Histoire banale d’un triangle amoureux sauf qu’on est au Japon et que tout y prend un tour ténébreux, accentué par la bisexualité des deux hommes et les affres de la dernière guerre. Jeux dangereux, trahison et cruauté sont au rendez-vous de cette fable où plane l’ombre de l’écrivain Tanizaki et qui permet au narrateur de mieux cerner sa propre histoire d’émigré japonais de la deuxième génération. »

    Alain Favarger
    LA LIBERTE
  • « Le brésilien Bernardo Carvalho entraîne le lecteur de São Paulo au Japon dans une histoire labyrinthique où il multiplie les pièges et met à l’épreuve les pouvoirs de l’écriture. »

    Laurent Wolf
    LE TEMPS
  • « Etonnant, vertigineux, envoûtant…Le dernier livre de Bernardo Carvalho est un conte troublant, navigation étrange entre le Brésil et le Japon, autour de "trois destins disparates unis en une combinaison explosive". »

    Frédérique Bréhaut
    LE COURRIER DE L’OUEST / PRESSE OCEAN / LE MAINE LIBRE
  • « Bernardo Carvalho est considéré comme l’un des plus remarquables auteurs brésiliens de sa génération. »

    QUE TAL PARIS ?
  • « Bernardo Carvalho signe un nouveau jeu de piste littéraire, prétexte à une réflexion sur la construction de l’identité, le statut d’écrivain et la vérité romanesque. Un récit dense et pointu pour les lecteurs lassés des fictions légères de l’été. »

    Victor Dillinger
    L’AMATEUR DE CIGARE
  • « De cette fable construite comme un jeu de piste se dégage un charme étrange qui nous emmène loin, très loin de nos univers habituels. »

    Muriel du Brusle
    FEMMES
  • « Bernardo Carvalho construit son intrigue par cercles concentriques, qui se resserrent sur d’intimes secrets liés à l’exil, à l’humiliation et au désir de vengeance ancrés dans l’histoire d’un Japonais émigré au Brésil. »

    CHRONIC’ART
  • « Dans un roman hommage tout en rebondissements, l’écrivain brésilien Bernardo Carvalho joue avec la narration et le rôle de l’écrivain. Noir et subtil. Eloge de la perte. »

    Dominique Aussenac
  • « Jeux de miroirs et de masques, récits gigognes, mirages, usurpations d’identité se mêlent sous la plume de Carvalho, un ange du bizarre qui orchestre le plus vertigineux de ses romans. »

    André Clavel
    LIRE
  • « Du Brésil au Japon, Bernardo Carvalho hisse son talent d'un cran avec un impressionnant roman d'honneur et d'humiliation. »

    Véronique Rossignol 
    LIVRES HEBDO
  • « Bernardo Carvalho continue de travailler avec son habituel brio sur la superposition des strates de texte, et l’ajournement perpétuel de la révélation des secrets. »

    Raphaëlle Leyris
    LES INROCKUPTIBLES
  • « Dense et magnifique. »

    Sébastien Lapaque
    LE FIGARO LITTERAIRE
  • « […] on dira plutôt qu’il s’agit d’un livre où l’innocence est retrouvée par le récit de mensonges successifs : par son plaisir, son intelligence, ses complications volontairement et subtilement exagérées. Le plus marquant est la célérité dans l’enchaînement qu’il s’impose et qu’il exige de son lecteur. Morale possible : les mensonges doivent aller vite pour durer longtemps dans le cœur de ceux qui les lisent. »

    Philippe Lançon
    LIBERATION

1

Je ne vois aucune métaphore dans ce que je dis. C’est comme si tout se trouvait dans l’ombre. Il y a eu un temps où je fréquentais un restaurant obscur, qui n’existe plus, appelé Seiyoken, dans une rue mal famée du quartier de la Liberdade. La nourriture y était bonne, les prix honnêtes et le service sympathique, pour autant qu’on puisse dire, puisque nous n’en avons jamais été chassés. Il y avait presque toujours de la place et il ne m’est jamais venu à l’esprit, ni à celui de mes camarades de faculté, que le boucan que nous faisions d’habitude après quelques verres de saké et de bière puisse déranger les autres clients. Nous étions trop habités par nos convictions et trop aveugles pour réfléchir à deux fois avant d’élever la voix et de discourir sur des sujets qui n’intéressaient personne, à commencer par les serveurs, qui non seulement ignoraient le ton de nos dissensions ou, pire, de notre autosatisfaction, mais encore profitaient de ce que nous nous étranglions avec nos propres paroles pour sortir de l’ombre qui nous enveloppait et s’épaississait au fil des heures et aussi de notre ivresse (sans que nous nous en apercevions, les serveurs éteignaient progressivement les lumières) pour remplir nos verres vides sans se faire remarquer, s’assurant ainsi un pourboire plus généreux à la fin de la nuit et de notre soûlerie. Quand nous reprenions nos esprits, nous étions déjà dans le noir.
Je me souviens d’un dîner particulièrement déconcertant où quelqu’un à la table criait que sans le nazisme le monde n’aurait ni compris ni apprécié les textes de Kafka. Ou du jour où quelqu’un a cité l’exemple de William Blake – auteur du Mariage du ciel et de l’enfer, étudié l’après-midi même au cours de littérature anglaise – reconnu uniquement un siècle après sa mort, comme devise de notre illusion d’être des incompris: “L’incapacité de voir, de juger et de faire justice dans le présent est quelque chose de stupéfiant.” C’était une belle illusion. Si la reconnaissance ne venait jamais des œuvres mais des circonstances historiques et sociales dans lesquelles celles-ci surgissaient, toute critique était une farce plus ou moins myope dans laquelle l’œuvre servait soit à illustrer un contexte préalable, soit à justifier l’état d’esprit engendré par ces circonstances. C’était ce qui s’appelait le lieu et l’heure juste. L’idée que l’homme puisse voir uniquement ce qu’il était déjà prêt à voir et que le futur soit toujours une projection du passé était particulièrement agaçante. Et qu’il ne puisse y avoir d’offre sans demande, ni en littérature ni dans les arts. Dans nos discussions au Seiyoken nous n’imaginions pas être en mesure de ne pas échapper à la règle et de ne rien voir ici non plus. Les œuvres ne peuvent pas être dissociées du contexte de leur création, elles ne peuvent pas échapper au présent et il en était de même pour nous.
Dans son cours publié après sa mort sous le titre de Cours de littérature anglaise, Borges, l’écrivain argentin, dit que “pour Blake, ce que les théologiens ordinaires nomment Enfer est en réalité le Ciel”. Le souvenir de ces dîners enflammés est encore plus embarrassant quand on le compare à ce que nous sommes devenus, contrairement à ce que nous nous promettions d’être. Ce n’a été que dix ans après une de ces soirées où la discussion avait porté sur ma piètre ambition d’écrivain (qui m’embarrasserait fort aujourd’hui si par mésaventure je rencontrais un de ces camarades et qu’il se rende compte de ce que j’étais devenu, même sachant qu’eux non plus ne s’en étaient pas tellement mieux tirés) que j’ai remarqué pour la première fois la patronne du restaurant.
Au bout de presque dix ans, maintenant que j’étais chômeur et séparé de ma femme, après m’être cassé les couilles pour rien à travailler comme rédacteur d’annonces et de films publicitaires dans une agence de pub, je retournais de temps à autre au Seiyoken. Les serveurs n’avaient pas changé et me traitaient comme une vieille connaissance. Tout bien considéré, il serait plus juste de dire que si je n’avais pas remarqué la patronne jusqu’alors, c’était parce qu’elle ne se montrait pas. Et que des rencontres comme celle-ci attendent leur heure. C’était une vieille femme discrète, qui a émergé un soir de son coin sous l’escalier telle une apparition pour m’imposer le mystère de son effacement. Chaque fois que j’étais seul, je préférais m’installer au comptoir. Là au moins j’avais la compagnie du sushiman. Un soir, à un certain moment, quand il n’y avait déjà plus personne dans le restaurant, la vieille que je n’avais jamais aperçue est sortie de derrière la caisse enregistreuse où elle passait la nuit – elle devait s’être levée et approchée subrepticement car je ne l’ai remarquée que lorsqu’elle s’est trouvée à côté de moi – et elle n’y est pas allée par quatre chemins : “Vous êtes écrivain ?” Je suis demeuré muet. J’ai sûrement écarquillé les yeux de la façon qui énervait ma femme, si bien qu’elle a aussitôt expliqué en désignant un serveur, comme si elle s’excusait : “Ce garçon m’a dit que vous êtes écrivain.” Elle avait des cheveux gris et lisses, attachés en une queue de cheval qui lui donnait un air d’écolière, vestige anachronique d’une jeunesse lointaine, comme si une jeune actrice s’était grimée pour jouer le rôle d’une vieillarde au théâtre. Je crois qu’elle portait une robe en soie bleu sombre. Je n’en suis plus certain. Elle avait dû être belle. Elle était maigre. Avec un nez pointu. Elle n’avait pas le type oriental. Ses yeux non plus n’étaient pas tellement bridés. Ils étaient gonflés, tuméfiés, comme sur les masques du théâtre nô, comme si elle venait de se réveiller ou qu’elle pleurait. Ce n’était pas le cas. La patronne du restaurant n’était pas grande, mais pour moi, assis au comptoir, sa présence subite, debout à côté de moi, lui conférait une majesté inattendue. Elle était le contraire d’elle-même, de tout ce qu’il était possible d’imaginer d’une vieille Japonaise. Je ne pouvais pas savoir que ce soir-là, peu de temps avant d’émerger de son coin pour me confronter à la conscience d’un rêve que je croyais avoir déjà enterré, elle avait reçu la pire nouvelle de sa vie.
“Non”, ai-je répondu, légèrement ivre, froissé par ce qui m’a paru d’abord être une sorte d’ironie ou de plaisanterie de mauvais goût (surtout à un moment où j’étais au chômage et sans la moindre perspective de changement), bien qu’il y ait eu un temps, dix ans plus tôt, où j’avais l’habitude de faire étalage publiquement, sans la moindre vergogne, de mes ambitions les plus intimes chaque fois que l’occasion se présentait. “En réalité, je n’ai jamais rien écrit.”
“Le meilleur écrivain est toujours celui qui n’a jamais rien écrit”, a-t-elle rétorqué, sans qu’il soit possible de comprendre si son ironie provenait d’une déception ou d’un soulagement, et elle s’est réfugiée dans l’ombre de la caisse enregistreuse sous l’escalier derrière la porte d’entrée, d’où elle n’aurait jamais dû sortir.
Pour la première fois, je me suis senti mal de me trouver là. Après tant d’années, je voyais ce que je ne voulais plus voir, à savoir que mon illusion ne se dissiperait pas tant que je n’écrirais pas la première ligne ; j’ai compris que je n’avais pas surmonté mes rêves d’adolescent comme j’avais fini par le croire, car je nourrissais encore cette fantaisie infernale, bien que désormais en silence, uniquement en mon for intérieur. Au fond, je pensais toujours que j’étais capable d’écrire – et de me sauver un jour je ne savais pas de quoi au juste. Ce qui était insensé, c’était que je n’avais jamais rien écrit en dehors d’une poignée de scénarios de films publicitaires. Et cela seulement me permettait de continuer à croire que j’étais capable d’être (ou étais) un écrivain et que cela pouvait me sauver. Je me suis dépêché de terminer mon repas et j’ai demandé l’addition. J’avais honte. Je suis sorti sans regarder derrière moi. J’envisageais de ne plus jamais retourner dans ce restaurant. J’y suis retourné la semaine suivante.
Quand, un an plus tard, dans un appartement à Tokyo, l’homme au bec-de-lièvre a fini de lire la lettre en silence et que j’ai décidé de lui raconter mon histoire en m’efforçant aussi d’expliquer pourquoi j’avais renoncé à la littérature sans m’y être aventuré ne serait-ce qu’au moins une fois, il a aussitôt parlé de masochisme. Sans savoir s’il se référait à l’histoire ou à moi, j’ai ignoré sa remarque qui m’a semblé automatique et superficielle, surtout dans ces circonstances. J’ai choisi de ne pas réagir. Je voulais qu’il me dise une bonne fois pour toutes ce que contenait la lettre qu’il venait de lire. J’espérais qu’il me la traduirait. J’ai expliqué que si j’étais retourné dans ce restaurant, c’était parce que je pensais que la vieille propriétaire cachait un secret. Je voulais savoir pourquoi il valait mieux ne rien écrire.
La Liberdade est un de ces quartiers de São Paulo qui, bien qu’à une moindre échelle que dans les zones plus riches, et à cause de cela de façon parfois même sympathique, fait ressortir dans le mauvais goût de sa maigre fantaisie architecturale ce que la ville a de plus pauvre et paradoxalement de plus authentique : la volonté de passer pour ce qu’elle n’est pas. Les couchers de soleil à São Paulo ont la réputation de compter parmi les plus spectaculaires à cause de la pollution, ai-je déclaré à l’homme au bec-de-lièvre. J’ai compris seulement que São Paulo était une ville de monuments – mais où les monuments n’existaient pas, où ils étaient pour ainsi dire invisibles – le jour où j’ai rêvé que je conduisais une voiture de monument en monument dans les rues désertes d’un après-midi dominical en hiver, saison qui n’existe pas non plus ici. Il s’agissait de monuments que je n’avais jamais vus auparavant et qui n’existaient que dans mon rêve, à des endroits où s’élèvent en réalité les immeubles les plus décrépits ou les délires architecturaux les plus ineptes et les plus effroyables. São Paulo ne se voit pas – sinon elle ne traiterait pas la banlieue de banlieue. Ce n’est pas seulement un euphémisme. Quatre-vingts pour cent de la population sont qualifiés d’exclus. Ce n’est pas un hasard si c’est une ville de publicitaires. À São Paulo, c’est la publicité qui est littérature, ai-je expliqué en anglais à l’homme au bec-de-lièvre, sans préciser si c’était une critique de ma part ou une justification. C’est une ville qui voudrait être ailleurs et à une époque différente. Et ce désir n’en fait que davantage ce qu’elle ne veut pas être. Les demeures mauresques et éclectiques du début du XXesiècle (démolies pour la plupart) et les constructions méditerranéennes, néoclassiques, florentines et normandes édifiées il y a quelques décennies seulement font ressortir le retard du présent. Chaque immigrant qui croyait transplanter le style de son pays et de ses ancêtres a fini par contribuer à la caricature locale. À New York aussi, il y a eu un moment d’exaltation capitaliste avant le krach boursier de 1929, quand le pouvoir de l’argent neuf a élevé des bâtiments de style Renaissance dans une tentative de métamorphoser la ville en une nouvelle Florence. Presque cent ans plus tard, le pouvoir de l’argent neuf a élevé à São Paulo – ville assiégée par la misère et la criminalité, desquelles ce même pouvoir se nourrit tout en tentant vainement de les éradiquer – des immeubles en stuc, dits de “style florentin”, dans l’espoir d’imiter l’ancienne New York. Ce n’est pas seulement que tout est hors de sa place. Tout est également hors de son temps. Dans le quartier de Liberdade, même un ivrogne sortant en titubant d’un restaurant et se prenant pour un écrivain ne peut penser qu’il se trouve dans une ruelle tranquille de la banlieue de Tokyo et non pas dans une mégalopole violente du Tiers-Monde. Et cependant, c’est de cela que les rues de São Paulo essaient de convaincre les passants : qu’ils sont ailleurs, dans un effort inutile d’alléger la tension et le désagrément de se trouver là, le malaise de vivre dans le présent et d’être ce qu’on est.
Le restaurant avait conservé ses vieilles tables et le comptoir en rondins vernis qui donnaient à l’atmosphère un air nostalgique et alpin que j’associais aux années 50, lorsque l’esprit de développement optimiste avait fait de São Paulo son fer de lance industriel – et quand mon père, fils d’agriculteurs de l’intérieur du Paraná, s’était installé en ville et avait créé une société de construction et de gestion de panneaux publicitaires lumineux avec un lointain cousin de Fukuoka, qui avait commencé à gagner de l’argent à la fin de l’occupation du Japon par les Alliés. Ils fabriquaient des panneaux qui, grâce à des centaines d’ampoules clignotant en alternance et collées les unes aux autres en une immense mosaïque, donnaient l’illusion de textes défilant sur une surface plane. L’idée que je devais être publicitaire pour gérer les affaires qu’il avait lancées et créer les textes auxquels les ampoules donneraient visibilité, corps et mouvement, était venue de mon père.
Je suis retourné au Seiyoken la semaine suivante. J’ai arrêté la voiture à quelques pâtés de maisons et je me suis rendu au restaurant à pied. Je n’étais pas certain de ce que je voulais. Je suis entré sans regarder la caisse enregistreuse sous l’escalier. Je me suis dirigé droit vers le comptoir. J’ai commandé un plat de sashimis et une dose de saké et, deux heures plus tard, sans rien manger d’autre ni prendre la moindre initiative, j’étais le dernier client, toujours là, assis. Il me fallait prendre mon courage à deux mains pour faire ce qui ne me venait pas naturellement lorsque j’étais sobre (une seule dose ne pouvait pas me soûler). C’était une sorte de passion. Je me suis levé et je suis allé aux toilettes sous le simple prétexte de demander à la patronne du restaurant ce qu’elle avait finalement contre la littérature. Mais en passant sous l’escalier avec la phrase sur le bout de la langue, je me suis rendu compte, et j’en ai été déçu, que la vieille n’était pas à l’endroit habituel, derrière la caisse enregistreuse. Elle était partie sans que je m’en aperçoive – ou peut-être n’était-elle pas là à mon arrivée. Je suis retourné au comptoir. Le sushiman m’a demandé si je désirais encore quelque chose. La cuisine était sur le point de fermer. J’ai répondu non. “Seulement l’addition.”
Le lendemain, j’étais de nouveau là. Et, de nouveau, je ne l’ai pas trouvée. Elle était peut-être malade. J’en ai profité pour bavarder avec le sushiman, que je n’avais jamais vu (ce n’était pas le même que la veille), et pour le questionner sur la propriétaire. À ce qu’il semblait, elle était arrivée au Brésil il y avait à peu près cinquante ans. Il n’était pas certain de la date, il travaillait là depuis peu. Il avait entendu des histoires. Le restaurant existait, sous un autre nom, depuis le milieu des années 50, époque où elle l’aurait acheté. À sa connaissance (et peut-être n’était-il pas très au courant, mais au moins en savait-il plus que moi), tout ce qu’elle possédait avait été acquis à la force du poignet. Il n’a pas précisé comment. Et j’ai préféré ne pas le demander. J’ai pensé au pire. Qu’il s’agissait d’argent sale. Elle venait d’Osaka, le berceau des yakusas. Au fond, je suis un moraliste. Le monde en est rempli. C’est un malheur lorsqu’ils deviennent écrivains. Ils sont toujours prêts à émettre une opinion sur tout. Mais je n’étais pas là pour la juger et, si je le faisais, je ne saurais probablement jamais ce qu’elle pensait secrètement de la littérature, qui me poussait à vouloir la revoir. Le sushiman m’a confirmé ce que j’avais déjà subodoré : “Elle a été une jolie femme.” Il avait vu des photos. Elle devait avoir quatre-vingts ans, bien qu’elle en parût moins. Pourquoi était-elle venue au Brésil ? Des bruits couraient. À propos d’un homme qui se serait tué sur le mont Koya, siège de la secte bouddhiste Shingon, qui veut dire “La parole de vérité”. “Seppuku, a dit le sushiman. Koyasan est le meilleur endroit où mourir au Japon. Qui meurt à Koyasan continue à vivre.” J’ai demandé ce qui avait poussé cet homme au suicide. Et le sushiman, tout en découpant la chair blanche des tentacules d’un poulpe, a répondu sans me regarder, comme s’il parlait d’une maladie quelconque : “On dit que c’est la littérature.”
Je n’ai pas voulu en savoir plus. Elle serait de retour le mardi (elle s’était rendue dans l’intérieur de la province) et j’ai attendu ce jour avec une grande impatience. Le mardi soir, j’étais là, seul une fois de plus, assis au comptoir. En entrant, je n’ai pu m’empêcher de regarder le vide sous l’escalier et, apercevant avec soulagement la silhouette de la vieille dame, je l’ai saluée d’un signe de tête et d’un bonsoir timide. Comme toujours, j’ai été le dernier à partir, quand le restaurant fermait déjà. Elle n’avait pas quitté son coin, derrière la caisse enregistreuse, de toute la soirée. Avant de sortir, je me suis arrêté devant elle, qui lisait, et je me suis hasardé : “Je pensais que vous n’aimiez pas la littérature.” Malheureux que j’étais. C’était une façon désastreuse de reprendre la conversation que j’avais menée moi-même à l’impasse deux semaines auparavant. Elle s’est bornée à soulever la revue afin que j’en voie le titre – incompréhensible pour moi – en japonais et montrant sur la couverture la photo d’une maison à deux étages – à Tokyo, ai-je supposé – avec des rideaux voletant au lieu de murs extérieurs. Une maison avec des rideaux à la place de murs, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre tournée vers l’extérieur. L’image n’avait aucun sens. Elle n’a pas eu besoin de me dire qu’il ne s’agissait pas d’une revue littéraire. Elle s’est contentée de me souhaiter une bonne nuit.
Quand elle m’avait demandé si j’étais écrivain la première fois qu’elle m’avait adressé la parole, quelque chose m’avait dit qu’elle détenait une histoire et qu’elle cherchait quelqu’un pour l’écrire. Bien que je ne sois pas écrivain, ce soupçon m’a encouragé à insister et à revenir deux jours plus tard, comme si je me faisais des illusions au point de croire que la vie est faite de signes et que je me trouvais enfin devant ma grande chance. J’étais mû par des sentiments ambivalents : je pensais qu’elle pouvait me guérir du rêve de la littérature, mais tout au fond de moi-même j’avais envie de croire que cette femme possédait en quelque sorte le pouvoir de me transformer en écrivain. Je n’avais plus qu’à mentir. Je suis resté au comptoir, j’ai bavardé avec le sushiman (le même que la dernière fois) et, à la première occasion, je lui ai dit que j’étais écrivain. Bien que sans conviction (cela faisait longtemps que je n’avais pas répété cela en public), j’ai parlé d’une voix sonore. L’effet a été plus rapide que je ne l’imaginais. C’est alors que j’ai compris que la patronne du restaurant m’attendait elle aussi. Elle était en proie à une folie qui en apparence seulement n’avait rien à voir avec la mienne. En réalité nous souffrions du même mal. Elle aussi attendait le jour où, assis au comptoir, je répéterais, pour qui voudrait bien entendre, que j’étais écrivain, comme au temps de la faculté.
En sortant, comme j’étais le dernier client – une habitude que je conservais chaque fois que j’allais au restaurant, même avant d’avoir envie de découvrir ce que la vieille avait contre la littérature – et elle n’avait déjà plus besoin de sauver les apparences, elle a pris les devants et est allée une fois de plus droit au but. Elle n’a pas mâché ses mots. Elle n’a pas été grossière pour autant. C’était plutôt comme si elle n’avait pas de temps à perdre. Cela tenait en partie au fait qu’elle s’exprimait dans une langue étrangère, bien qu’elle la maîtrisât parfaitement. En outre, elle avait dû sentir toute la force de ma curiosité qui justifiait à elle seule l’absence de cérémonie. C’est elle qui s’est interposée sur mon chemin. Elle m’a demandé quel genre de livres j’écrivais. “Des romans.” Elle m’a demandé si je serais disposé à avoir une conversation avec elle un jour pro­chain. En dépit de sa maladresse, elle montrait de la réserve. Elle se tenait toujours dans l’ombre, col et poignets des manches boutonnés, et c’est donc seulement lorsqu’elle m’a tendu la main pour la première fois pour me saluer en pleine lumière et me proposer une rencontre le surlendemain que j’ai remarqué le bracelet orné d’une petite médaille sur laquelle étaient gravés deux idéogrammes minuscules que le mouvement naturel du bras avait découverts en retroussant légèrement le poignet de soie. L’heure venue, elle me révélerait que ces idéogrammes faisaient partie du titre d’un roman qui n’avait jamais été écrit.

Bernardo Carvalho est né en 1960 à Rio de Janeiro. Romancier, journaliste et traducteur, il vit à São Paulo. Il a été le correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York. Il est l'auteur, entre autres, de Mongolia (2004), Le Soleil se couche à São Paulo (2008) ’Ta mère (2010) et Reproduction (2015), tous couronnés au Brésil de prix prestigieux (deux fois le prix Jabuti, deux fois le Portugal Telecom) et traduits dans plus de dix langues. 

 

Bibliographie