Publication : 05/04/2012
Pages : 320

La Havane année zéro

Karla SUAREZ

Titre original : Todos mienten
Langue originale : Espagnol
Traduit par : François Gaudry
Prix
  • Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout Monde - 2012
  • Prix du Livre Insulaire d'Ouessant - 2012

Cuba, 1993. C’est la crise, on ne trouve plus grand-chose à manger, et faute de carburant tout le monde roule à vélo. Julia, la narratrice, est une jeune prof de maths, qui enseigne dans un lycée technologique. Elle navigue entre trois hommes, trois histoires, toutes différentes, et qui vont se retrouver curieusement mêlées. Euclides, son ancien prof de faculté, ex-amant, est brisé par l’exil de ses enfants. Angel est un bel amoureux qui en outre dispose d’un appartement dans le quartier du Vedado, en plein centre-ville – un luxe rare à l’époque. Leonardo est un écrivain à lunettes, grand amateur de rhum et affabulateur de première.
Tous ces personnages sont fascinés par l’histoire d’un certain Antonio Meucci, un Italien émigré à La Havane qui aurait inventé le téléphone avant Graham Bell. Tous souhaitent récupérer le document original qui permettrait de prouver définitivement l’antériorité de l’invention de Meucci sur celle de Bell. Mais surtout, et c’est le plus important: tous mentent, par jeu, par intérêt, par ennui. Coincée entre les trois hommes, la narratrice cherche à démêler le vrai du faux, tout en pratiquant la survie active et quotidienne dans un pays au bord du gouffre.
Dans cette histoire racontée comme une énigme mathématique, Karla Suárez met en scène avec brio une société épuisée, à court de vivres et de rêves, où chacun s’efforce cependant de garder intact tout ce qui peut rendre la vie supportable - l’amour, l’amitié, l’avenir.

  • « La langue de Karla Suárez reflète sa vitalité et sa curiosité pour le monde : moderne, directe et concise, elle séduit par son ironie lucide et son rythme nourri de sensations et de musique. C'est brillant, parsemé de réflexions intelligentes et cyniques. »

  • « Karla Suárez dresse le portrait d’une Havane troublante en cette année de disette, ravagée par le désespoir. Avec ses personnages énigmatiques et ses hypothèses historiques, elle nous tient en haleine avec cette enquête pleine de rebondissements. »

    Betty Trouillet
    Cultura (Carcassonne)
  • « Que ça fait du bien de lire de tel livre !! Karla Suárez nous plonge dans les années 90 dans un Cuba en pleine crise. (…) le fil conducteur de ce roman est la recherche d’un document qui prouverait l’origine du téléphone et par cela même l’identité flouée de son inventeur. Dans un style très original, ce roman est une véritable bouffée d’air frais dans le milieu littéraire. »

    Pascal Jaubert
  • « La Havane, années 90, années terribles. Au milieu de ce marasme, quatre personnages survivent comme ils peuvent et nourrissent le rêve d’une vie meilleure, ici et maintenant sur leur île qui n’a pas livrée tous ses secrets. Qui sait, par exemple, qu’un génial italien – Antonio Meucci – y invita le téléphone avant Graham Bell ?
    Avec toute l’humanité et douce nostalgie qui est la sienne, Karla Suárez nous donne en partage un roman d’amour et de mensonges, une impossible équation à résoudre et quelques moments enchanteurs… sous le soleil exactement. »

    Pascal Thuot
  • « Je l’attendais depuis longtemps, en fait depuis que j’ai lu Tropique des silences et une fois de plus, je ne suis pas déçue. Un roman tout en finesse et la véritable découverte d’un Cuba que l’on méconnaît. J’aime vraiment quand Karla Suarez nous entraîne dans les rue de La Havane, et nous décrit la vie dépouillée de ses habitants sans virer dans un pathos larmoyant, ça sent le rhum, la tisane à la citronnelle, et les Caraïbes. On a presque l’impression de sentir le soleil sur notre peau, l’humidité ambiante…
    A travers ces quelques mois que nous passons aux côtés de Julia, nous ressentons toutes les privations de nourritures et la difficulté de vivre au jour le jour dans un pays qui connaît des coupures d’électricité. De l’injustice des restrictions imposées aux natifs, comme l’interdiction faite aux cubains d’entrer dans les hôtels, à la fascination inspirée par les étrangers et l’idée de la fuite. Et pourtant c’est léger et c’est drôle. Le combat des femmes pour lutter contre les étrangères que les hommes sont prêt à séduire pour l’hypothétique fuite qu’elle leur permettrait.
    L’histoire de ces femmes de caractère qui savent ce qu’elles veulent et acceptent de marcher sur leur fierté pour l’obtenir. L’histoire de ce peuple toujours souriant, malgré ce qu’il subit. Cette volonté de voir toujours le positif, de se rappeler que ça pourrait être pire, que l’important dans les moments où tout manque ce sont les gens qui nous entourent et d’être avec ceux qu’on aime. Ca fait du bien de se rappeler que quand on n’a pas le choix, on avance, quitte à vivre au jour le jour, et de savoir que l’Homme a une capacité d’adaptation et un besoin de survivre assez impressionnant.
    Loin d’être un récit moralisateur sur la facilité de baisser les bras, c’est une chronique d’un instant donné. Un constat plus qu’une description. Oui, la vie était dure, oui des fois les personnages n’avaient pas de quoi manger, et pourtant pas une seule fois Karla Suarez nous décrit une Julia pleurnicharde ou qui se morfond. Une véritable leçon de vie, sur le fait de chercher le meilleur de chaque situation, que le pire n’est pas éternel et qu’un jour où l’autre tout s’arrange, que la vie est une question de choix et comme dirait Julia de « point de bifurcation ».
    Une fois de plus un petit bijou et un très bon moment de lecture, surtout quand il fait encore un peu froid et que la grisaille montre le bout de son nez ! »

    Anne-Sophie Guret
  • Plus d'infos ici.
    LIVRESCRITIQUE
  • Plus d'infos ici.
    BIBLIOBLOG
  • Plus d'infos ici.
    LA LETTRINE
  • Plus d'infos ici. Lire l'entretien ici
    Stéphanie Joly
    PARIS-CI LA CULTURE
  • Plus d'infos ici.
    LE BLOG D'ANNE-SOPHIE DEMONCHY
  • « Les Splendides perdants de l’année zéro ». Plus d'infos ici.
    Dominique Conil
    MEDIAPART
  • Plus d'infos ici.
    la première/ Le journal du samedi par Geneviève Bridel
    RSR
  • Plus d'infos ici.
    Ouvert la nuit
    FRANCE INTER
  • « Un roman virtuose ».
    Patrick Beaumont
    LA GAZETTE NORD PAS DE CALAIS
  • « Une histoire passionnante »
    FORCE OUVRIERE
  • « Karla Suarez signe avec brio une histoire touchante, racontée comme une énigme mathématique, dans une ville épuisée où chacun essaye de survivre »
    Esther Sanchez
    QUE TAL PARIS ?
  • « Une fantaisie tropicale très réjouissante et brillamment maîtrisée »
    Daniel Muraz
    COURRIER PICARD
  • « Aussi passionnant qu’intrigant »
    LE PETIT FUTE
  • « On lit peu de livres drôles sur la grande île des Caraïbes, Cuba. Alors on se délecte de cette histoire »
    Olivia Marsaud
    AFRIQUE MAGAZINE
  • " Dans la lignée des chefs-d'œuvre nés du manque et du désastre"
    Emmanuelle de Boysson
    MARIE CLAIRE
  • « un roman touffu, dense, étourdissant »
    Thierry Clermont
    LE FIGARO LITTERAIRE
  • « Une jolie métaphore sur la force des rêves ( et de la fiction) et un bel hommage à la joie de vivre et au courage inamovibles des Cubains »
    Fred Robert
    ZIBELINE
  • «Un roman d’une drôlerie et d’un humour involontaire de la narratrice, parfaitement maîtrisé par la romancière »
    Christian Roinat
    ESPACE LATINOS
  • « Meucci ou la contreverse du telettofono ». Lire l'article entier ici.
    Isabelle de Montvert-Chaussy
    SUD OUEST
  • « Les personnages évoluent entre liaisons amoureuses et dissimulations, en quête d’une probable chimère qui n’est peut-être qu’un alibi pour se prouver que la vie, à La Havane, n’est pas totalement figée »
    Gilles Heuré
    TELERAMA
  • "Accrocheur et malin, drôle et pertinent, ce récit parvient à faire rimer légèreté et lucidité. A savourer"
    Charles Dinje
    L’AMATEUR DE CIGARE
  • « Le téléphone a été inventé à La Havane. Sur fond de réalisme, la Cubaine Karla Suarez évoque la quête d’une bandes de jeunes, qui, entre poésie et alcool, se passionnent pour cet épisode caché de l’histoire »
    Muriel Steinmetz
    L'HUMANITE
  • « Un beau portrait de femme en proie au doute et d’un pays qui s’enlise »
    Pierre Schavey
    THE LION
  • « En 1993, au moment où a lieu La Havane année zéro, de Karla Súarez, Cuba vit une période noire et une jeune mathématicienne découvre par un ancien amant l’histoire de Meucci, rencontre un écrivain qui va raconter son histoire. Le fantôme de l’inventeur du téléphone se réveille dans une ville où celui-ci «ne fonctionnait presque jamais». Ensuite, on apprend beaucoup sur cet outil, sur La Havane en pénurie, et sur cet autre outil de communication, généralement défaillant, qu’on appelle l’amour.
    Philippe Lançon
    LIBERATION
  • « Une peinture sociale de la ville et de ses habitants, qui luttent au quotidien. »
    LES ILES CARAIBES MAGAZINE
  • « Une bonne façon d’arriver à Vincennes. » Lire l'article entier ici.
    Thomas Steinmetz
    VINCENNES INFORMATIONS
  • « Une histoire passionnante, racontée comme une énigme mathématique. »
    David Rousset
    FORCE OUVRIERE
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=xf-QsJZxKAA&w=460&h=259]

C'était en 1993, année zéro à Cuba. L'année des coupures d'électricité interminables, quand la Havane s'est remplie de vélos et que les garde-mangers étaient vides. Il n'y avait plus rien. Pas de transport. Pas de viande. Pas d'espoir. J'avais trente ans et des problèmes à la pelle, c'est pour ça que je me suis laissé embringuer dans cette histoire, même si au début je ne me doutais pas que, pour les autres, les choses avaient commencé bien avant, en avril 1989, quand le journal Granma a publié un article intitulé “Le téléphone a été inventé à Cuba” où il était question de l'Italien Antonio Meucci. La plupart des gens ont dû oublier l'histoire, mais pas eux, ils avaient découpé et gardé l'article. Ne l'ayant pas lu, en 1993 je ne savais encore rien de l'affaire, jusqu'à ce que j'en devienne insensiblement partie prenante. C'était inévitable. Diplômée en mathématiques, je dois à ma formation méthode et raisonnement logique. Je sais qu'il y a des phénomènes qui ne peuvent se produire que lorsque certains facteurs sont réunis et, cette année-là, nous étions tellement dans la mouise que nous avons convergé vers un point unique. Nous étions les variables d'une même équation. Une équation qui ne serait résolue que des années plus tard, et sans nous, bien sûr.
Pour moi, tout a commencé chez un ami que j'appellerai, disons… Euclides. Voilà. Je préfère cacher les véritables noms des personnes impliquées pour ne pas heurter les sensibilités. C'est d'accord ? Euclides est donc la première variable de cette maudite équation.
Ce soir-là, nous sommes allés chez lui et sa mère nous a accueillis en annonçant que la pompe était de nouveau en panne et qu'il fallait se servir de seaux pour remplir les réservoirs. Mon ami a fait la grimace et j'ai proposé mon aide. Nous en étions là lorsque m'est revenue en mémoire la conversation à laquelle j'avais assisté pendant un repas quelques jours avant et je lui ai demandé s'il avait entendu parler d'un certain Meucci. Euclides a posé son seau par terre et m'a regardée en me demandant : Antonio Meucci ? Oui, bien sûr, il avait déjà entendu ce nom. Il a pris mon seau, versé l'eau dans le réservoir et prévenu sa mère qu'il continuerait plus tard parce qu'il était fatigué. La vieille a rouspété, mais Euclides a fait la sourde oreille. Il m'a prise par le bras pour me conduire dans sa chambre où – comme chaque fois qu'il ne voulait pas être entendu – il a branché la radio sur CMBF, la station de musique classique. Alors, il m'a demandé de lui raconter. Je lui ai dit le peu que je savais et j'ai ajouté que l'écrivain était en train d'écrire un livre sur Meucci. L'écrivain ? Quel écrivain ? il a fait, l'air renfrogné, ce qui m'a agacée : pourquoi toutes ces questions ? Euclides s'est levé pour aller chercher quelque chose dans l'armoire. Il y a pris un dossier et s'est assis sur le lit près de moi en disant : il y a des années que je m'intéresse à cette histoire.
Alors, il m'a expliqué. J'ai donc appris qu'Antonio Meucci était un Italien du XIXe siècle, originaire de Florence, et qu'il était venu à La Havane en 1835 pour travailler comme responsable technique du théâtre Tacón, le plus grand et plus beau théâtre d'Amérique de l'époque. Meucci était un scientifique, un inventeur passionné et, entre autres choses, il s'était consacré au début de sa carrière à l'étude des phénomènes électriques, ou du galvanisme comme on disait alors, et à leurs applications dans différents champs, surtout celui de la médecine. Il avait pour cela mis au point quelques inventions et c'est au cours d'une expérience d'électrothérapie qu'il a réussi, a-t-il affirmé, à entendre la voix d'une autre personne provenant de l'appareil qu'il avait créé. C'est ça, le téléphone, non ? Transmettre la voix par conduction électrique. Avec son invention, baptisée “télégraphe parlant”, il est parti à New York où il a continué à perfectionner son appareil. Quelque temps après, il a réussi à déposer une sorte de brevet d'invention provisoire qui devait être renouvelé tous les ans. Mais Meucci n'avait pas d'argent, il était fauché, les années ont passé et, un beau jour de 1876, Graham Bell a déposé son brevet de téléphone. Et lui avait de l'argent. Bell a fini par passer dans les livres d'histoire pour le grand inventeur et Meucci est mort pauvre et oublié, sauf dans son pays natal où il a toujours été reconnu.
Mais ils mentent, les livres d'histoire mentent, a dit Euclides en ouvrant son dossier. Il y avait la photocopie d'un article publié en 1941 par l'anthropologue cubain Fernando Ortiz, dans lequel il parlait de Meucci et de la possibilité que le téléphone eût été inventé à La Havane. Puis, plusieurs pages de notes, de vieux articles de Bohemia et de Juventud Rebelde, et plus récent, un exemplaire du journal Granma de 1989, où figurait un article intitulé : “Le téléphone a été inventé à Cuba.”
Je n'en revenais pas. Malgré tout ce temps écoulé depuis la publication des articles, je ne pouvais toujours pas profiter chez moi des avantages du téléphone, mais je me sentais fière de savoir qu'existait la lointaine possibilité qu'une telle invention ait vu le jour dans mon pays. Incroyable, non ? Le téléphone aurait été inventé dans cette ville où il ne fonctionnait presque jamais ! C'est comme si on avait inventé ici la lumière électrique, l'antenne parabolique ou Internet. Ironie de la science et des circonstances ! Une mauvaise blague. Comme pour Meucci, qui plus d'un siècle après sa mort était encore oublié, car personne n'avait réussi à démontrer l'antériorité de son invention par rapport à celle de Bell.
Terrible injustice historique ! je me suis exclamée lorsque Euclides a terminé ses explications. J'ai alors appris la suite. Euclides s'est levé, a fait quelques pas et m'a regardée : une injustice, oui, mais réparable. Je n'ai pas compris sa réponse, alors il s'est rassis, a pris mes mains dans les siennes et, baissant le ton de sa voix, il a dit : ce qui ne peut être démontré n'existe pas, mon amie, mais la preuve de l'antériorité de l'invention de Meucci existe, et je le sais parce que je l'ai vue. J'ai dû faire une drôle de tête, mais je suis restée silencieuse. Il m'a lâché les mains sans me quitter des yeux. Je pense qu'il s'attendait à une autre réaction, un sursaut, un cri, je ne sais pas, mais moi j'étais juste curieuse, alors j'ai dit : la preuve ? Mon ami Euclides a soupiré, il s'est levé et s'est mis à marcher de long en large. Il y a quelque temps, a-t-il expliqué, il avait fait la connaissance d'une femme merveilleuse dont la famille avait été autrefois prospère, raison pour laquelle elle conservait des objets que les ignorants auraient pu considérer comme des vieilleries, mais que les esprits intelligents savaient apprécier pour leur valeur artistique et historique. Outre ces objets, dont beaucoup étaient de véritables reliques, cette femme possédait de vieux papiers, d'anciens certificats de naissance et des titres de propriété qui auraient pu faire saliver n'importe quel historien ou collectionneur, et parmi cette liasse d'archives, Euclides avait découvert un jour un document original écrit de la propre main d'Antonio Meucci.
J'ai pensé que c'était une blague, mais vous auriez dû voir la tête d'Euclides : il était euphorique. Un ancêtre de la famille de cette femme avait rencontré Meucci, ici à La Havane, et elle avait conservé un document avec des schémas qui témoignaient de l'expérience de l'Italien. Tout cela me semblait un peu bizarre, surtout toutes ces coïncidences, mais Euclides a juré qu'il avait tenu le document entre ses mains et qu'il était sûr de son authenticité. Tu imagines ? Un document scientifique original ! il s'est exclamé en écarquillant les yeux. J'ai essayé de me l'imaginer. Pour un scientifique, dévoiler un document pareil doit sans doute conférer un certain prestige. Et bien sûr, il avait fait tout son possible pour que la femme le lui cède, mais elle n'avait pas accepté. Elle affirmait que ce n'était pas le contenu du document qui l'intéressait, mais sa valeur sentimentale.
Ça, a priori, Euclides pouvait très bien le comprendre : cette femme voulait conserver des objets et des papiers qui avaient été touchés par sa famille et qui, d'une certaine façon, conservaient ses traces. Au point qu'elle avait méticuleusement collé sur papier blanc quelques documents, y compris celui de Meucci, pour qu'ils ne se froissent pas, ne se déchirent pas, ne s'écornent pas ni ne tombent en poussière sous l'effet du temps. Ce qui a commencé à tourmenter Euclides était que, si attachée qu'elle fût à ces objets, cette femme avait été obligée de se défaire de certains – une ménagère en argent, un crucifix en or, d'autres encore de ce genre – à l'époque où le gouvernement s'était lancé dans la récupération de métaux précieux que les gens échangeaient contre le droit d'acheter un téléviseur couleur ou des vêtements de marque dans les dénommées “Maisons de l'or et de l'argent”. Euclides comprenait la souffrance de cette femme qui n'avait d'autre solution que de se servir de l'héritage familial pour survivre. En revanche, il ne comprenait pas qu'elle accepte d'échanger un cendrier en argent de son grand-père contre un lecteur stéréo de cassettes, mais ne conçoive pas que le document de Meucci appartenait à la science mondiale. En désespoir de cause il lui a proposé d'acheter le document. Mais elle est restée ferme, peu importait que le cendrier du grand-père aille au diable, mais le document de Meucci, pas question. Ce qui avait achevé Euclides fut qu'après avoir tant insisté, elle avait décidé de le donner à une autre personne. Mais il ne s'est pas avoué vaincu et, même si l'histoire était déjà ancienne, il suivait la trace du document. Lorsqu'en 1989, il a lu l'article dans Granma sur l'invention du téléphone à Cuba, il a commencé à s'inquiéter, ça allait faire des vagues, ou déclencher un signal d'alarme. Et maintenant que moi je lui avais dit que d'autres gens commençaient à parler de Meucci, il sentait que le signal d'alarme devenait de plus en plus strident. Si le propriétaire du document se rendait compte de son importance, Euclides aurait le plus grand mal à le récupérer. Mais le plus gros problème, c'était qu'il ne savait pas encore qui c'était.
Pendant que je l'observais faire les cent pas dans la chambre, je me suis laissé emporter par son excitation, et j'ai pensé qu'il fallait faire quelque chose. Il le fallait. Le moment était venu de recommencer à travailler ensemble et de nous faire valoir, ce qui nous manquait beaucoup tous les deux.
Euclides était comme moi diplômé en mathématiques. Notre amitié reposait sur la passion pour les sciences et une grande affection qui croît lorsqu'on partage beaucoup de choses au long des années. Nous nous étions connus dans les années 80 quand j'étais à l'université. Il avait d'abord été mon professeur, puis mon directeur de thèse. À cette époque, il fascinait les étudiantes parce qu'il parlait lentement, sans élever la voix et avec une telle douceur qu'il provoquait une attirance irrésistible. Je ne pouvais pas y échapper. C'était inévitable, j'adore les hommes plus âgés que moi. Notre liaison a commencé dans la salle de cours un jour où il pleuvait beaucoup. Nous étions seuls. Il était tard. Ma thèse était ardue et dehors il tombait des cordes. Nous avons trouvé une solution à ce problème sur une table. Notre liaison a duré le reste de l'année. Il était marié et père de trois enfants, mais nous n'en parlions pas. Pourquoi ? Nous étions amants et ma thèse avançait. Les choses ont bien marché jusqu'à ce que, comme le veut la théorie des erreurs, il commette ce qu'on pourrait appeler une “erreur accidentelle”. Un après-midi, il a annoncé que c'était son cinquantième anniversaire et qu'il voulait le fêter avec moi à Las Cañitas, le bar de l'hôtel Habana Libre. Divine surprise. Émue, j'ai accepté et la soirée a été merveilleuse. Le problème est venu après. Je n'ai pas pu voir Euclides les semaines suivantes et lorsque enfin je l'ai retrouvé, il était en pleine crise familiale. Quelqu'un nous avait vus et avait tout raconté à sa femme. Une catastrophe. Nous avons alors décidé de limiter nos rencontres à des rendez-vous strictement professionnels. J'ai soutenu ma thèse en juillet et je n'ai eu aucune nouvelle de lui jusqu'à mon retour à l'université en septembre. Notre relation s'était déjà refroidie, mais j'avais un poste au département. Nous sommes devenus des collègues et bientôt des amis.
Travailler avec Euclides fut une grande chance. Il était au sommet de sa carrière, tout en lui était science, passion, méthode. Moi, j'étais l'apprentie. Je me rappelle cette période comme la plus passionnante de ma vie professionnelle. Elle n'a duré, hélas, que deux ans. Par la suite, nous avons pris nos distances.
J'ai commencé à travailler à l'Institut supérieur polytechnique, mais j'ai pris l'habitude de rendre visite à mon ami à l'université. Un jour je l'ai trouvé très bizarre. Il a dit qu'il avait besoin de prendre l'air. Nous sommes allés au Malecón et, assis sur le mur, il m'a expliqué que sa femme voulait divorcer, il ne savait pas quoi faire, se sentait vieux, craignait la réaction de ses enfants, il était désespéré. Le mois suivant, il n'a pas eu d'autre solution que d'accepter la séparation et d'aller vivre chez sa mère. Qu'allait-il faire ? Ici, à Cuba, il y a toujours eu des problèmes de logement, on ne peut pas changer de maison comme ça, du jour au lendemain. Euclides n'avait pas le choix. Des motifs du divorce, il ne parlait guère et je préférais ne pas poser de questions. Je craignais que, d'une manière ou d'une autre, cette crise provoquée par notre ancienne liaison ait pesé sur la décision de sa femme, et lorsque les motifs sont confus, il vaut mieux ne pas chercher trop loin. À mon avis. Quant aux enfants, les aînés s'étaient alliés à la mère contre lui. Selon Euclides, c'était une réaction spontanée que le temps se chargerait d'émousser, mais passé quelques mois, seul le benjamin se souciait de son sort, les autres ne l'appelaient même pas.
Ensuite arrive l'année 1989. Granma publie l'article sur Meucci. Je ne l'ai pas lu et Euclides n'y a pas fait allusion. À vrai dire nous avions des problèmes beaucoup plus concrets à affronter que celui de l'invention du téléphone. Vous vous rappelez le jour où le Mur de Berlin est tombé ? Eh bien, la poussière est arrivée jusqu'ici et on a été nous aussi réduits en poussière. À partir de là, l'économie nationale qui se maintenait grâce à l'aide du bloc socialiste a chuté à pic, en rasant tout. Ce qui manquait encore à Euclides, à sa crise intérieure, c'était une bonne crise extérieure et, celle-là, le pays la lui garantissait. Nous avons passé un temps sans nous voir et lorsque je suis revenue au département de mathématiques, mon ami n'était plus que l'ombre de lui-même, il était très maigre. Comme les transports étaient devenus très problématiques, il n'avait pas d'autre solution que de faire le trajet à pied entre l'université et le domicile de sa mère, près du tunnel du Malecón. Ce jour-là, j'ai décidé de l'accompagner. Au bout de quelques pas, il m'a prise dans ses bras et s'est mis à pleurer. Comme ça, en pleine rue. Je ne savais pas quoi faire, j'ai fini par lui prendre la main et nous sommes allés dans un parc où il m'a raconté que, presque quatre mois plus tôt, ses plus grands enfants avaient quitté le pays. Ce n'était pas à cause de lui, bien sûr, mais du pays qui commençait à s'effondrer, de la profonde crise économique qui s'annonçait et de l'absence totale d'espoir. Même si le benjamin était resté à Cuba, le départ des autres avait été comme une bombe, qu'Euclides se refusait à accepter. L'effet a été si dévastateur que lorsqu'il a terminé son cours, il a dû demander une mise en disponibilité de l'université pour dépression. Il a pris longtemps toutes sortes de traitements et de comprimés. Et c'est ainsi que mon maître a décliné.
Quand il m'a parlé de Meucci en 1993, sa profonde dépression était passée, mais je vous jure qu'il y avait une éternité que je n'avais pas vu une telle lueur dans ses yeux. C'est peut-être aussi pour ça que je me suis laissé entraîner par son enthousiasme. Quant à moi, je ne vous dirai pas non plus mon véritable nom, alors disons que je m'appelle Julia, comme le mathématicien français Gaston Julia. Ma chute a été plus simple. Dès les premières semaines de travail à l'Institut polytechnique, j'ai commencé à sentir que quelque chose ne tournait pas rond. J'étais mal à l'aise. Mon rêve de toujours était de me consacrer à la recherche. Me voir changée en professeur a été difficile à accepter, je détestais enseigner. Vous comprenez ? J'aurais voulu être une grande scientifique, publier mes découvertes dans de prestigieuses revues, être invitée à des congrès internationaux, mais tout ce que j'ai pu faire c'est rabâcher, rabâcher les mêmes formules jusqu'à la lassitude. Je sais qu'au début, toute mon énergie visait à faire quelque chose de grand, mais cette énergie s'est peu à peu muée en un malaise que je me refusais à définir. C'est Euclides qui a trouvé les mots justes. Ce qu'il y a, me dit-il un jour, c'est que tu te sens frustrée. Il avait raison.
Vous ne pouvez pas savoir combien de fois j'ai pensé quitter cet institut. J'en avais assez des étudiants, du manque de nourriture, des mauvaises conditions de travail, du trajet – si on traverse la ville en ligne droite, Alamar, mon quartier, est à une extrémité et l'institut à l'autre. Peut-être qu'ailleurs dans le monde c'est simplement un long trajet, mais dans la Havane de l'époque c'était presque une expédition.
Je me suis décidée un matin de 1991. À la fin d'un cours, j'étais allée aux toilettes, mais avant d'ouvrir la porte pour sortir, j'ai entendu les voix de deux étudiantes qui entraient en prononçant mon nom. Je ne bronchais pas pour mieux écouter. Elles ne pouvaient pas savoir que j'étais là. L'une a affirmé que c'était vrai, j'avais mauvais caractère, et j'ai failli en tomber à la renverse quand l'autre a répliqué que j'étais sûrement une mal-baisée. Autrement dit, selon mes plaisantins d'étudiants, non seulement j'avais mauvais caractère, mais en plus j'étais en manque de sexe. J'étais alors la maîtresse d'un professeur de physique que je voyais nu tous les soirs, et pourtant j'étais la risée de mes stupides étudiants. Vous penserez peut-être que ce n'était pas la peine d'en faire un fromage, mais je n'en pouvais plus, la vie tout entière se moquait de moi. C'était la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Ça suffisait. Ces gens ne méritaient pas mes efforts. Ce jour-là, j'ai pris la décision de quitter l'institut, et à la fin de l'année scolaire, je suis partie. Mais où trouver un travail par les temps qui courent ? Dites-moi un peu à quoi sert une mathématicienne dans un pays en crise ? À rien. Elle est foutue. Je n'ai pas eu d'autre solution que d'opter pour la facilité, n'importe quoi pourvu que le trajet entre mon domicile et mon travail soit plus court. Grâce à un collègue, j'ai trouvé un poste dans un lycée technologique du Vedado, en plein centre. Après avoir été universitaire, passer à l'enseignement secondaire est une potion très amère mais l'époque n'offrait guère de choix. Considérant qu'il fallait essayer de traverser le mieux possible les périodes de crise, j'ai pris mon nouveau poste comme une étape provisoire. La situation finirait bien par changer et je pourrais alors remonter en grade.
Et la situation a changé, c'est vrai, mais en pire. C'est pour cela qu'en 1993, je travaillais toujours au lycée technologique où je m'échinais à expliquer des formules élémentaires à des jeunes gens qui ne s'intéressaient à rien.
Ce qui explique aussi que lorsque Euclides m'a parlé de Meucci et du document inédit qu'il voulait retrouver, j'ai eu soudain l'impression que le monde s'ouvrait. Mon ancien maître faisait les cent pas dans sa chambre en me racontant l'histoire et moi je l'écoutais fascinée. Un document scientifique original. C'était un truc auquel s'accrocher, le levier qui pouvait mouvoir notre petit monde, comme dirait Archimède. Impressionnant. Je ne savais pas quoi dire, alors je me suis levée et j'ai commencé à réfléchir à haute voix. On ne pouvait pas laisser une telle pièce entre les mains de n'importe qui, ce document appartenait au patrimoine scientifique de l'humanité. Mais tu es sûr de son authenticité, Euclides ? Il a dit que oui, qu'il était signé et que cette femme possédait des preuves qu'un membre de sa famille avait rencontré Meucci en personne au théâtre Tacón. Authentique, Julia, je te le jure sur la tête de ma mère. Je n'avais jamais vu de ma vie un document scientifique original et j'avais déjà l'impression de l'avoir sous mes yeux. Julia, tu imagines ce que cela signifie, a dit Euclides, et j'ai commencé à imaginer. Ce document était concret, on pouvait le toucher, c'était un bout de papier qui avait une signification précise. On pouvait prouver une vérité égarée dans l'histoire, rendre justice à un grand inventeur. Mais, en plus, on pouvait passer à la postérité comme la personne qui a révélé une vérité cachée. On pouvait écrire un article dans une prestigieuse publication scientifique, donner des interviews aux télévisions étrangères, participer à des congrès internationaux, acquérir du prestige dans la corporation. Ce simple petit bout de papier pouvait nous tirer de notre anonymat et donner un sens aux jours de cette année zéro.
Euclides, il faut faire quelque chose, ai-je fini par dire, et il a souri en acquiesçant, oui, il fallait faire quelque chose, dans les mains d'un imbécile ce papier était exposé au pire, surtout à cette époque où tout manquait. Il faut faire attention, Julia, aujourd'hui les gens sont capables de vendre leur mère. Il avait raison, mais moi je ne savais pas par où commencer les recherches. Euclides avait quelques vagues idées, mais il devait encore réfléchir, le plus important, pour le moment, était de ne parler de cette histoire à personne. Moins elle serait connue, plus le document serait à l'abri. Il a posé l'index sur ses lèvres et je l'ai imité. Nous avons souri. Nous partagions de nouveau un secret. Nous verrions plus tard quoi faire, mais ce soir-là, il était bien clair pour moi qu'il fallait faire quelque chose, c'était notre devoir de scientifiques.

Karla Suárez est née à La Havane en 1969, elle est ingénieur en informatique, et vit actuellement à Lisbonne.  En 2000, elle obtient le prix Lengua de Trapo pour son premier roman, Tropique des Silences. Suivront La Voyageuse (2005) et La Havane année zéro (prix du livre insulaire et prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde). Ses ouvrages ont été traduits en plusieurs langues et parfois adaptés au théâtre et au cinéma. En 2007, elle a fait partie de la sélection des 39 meilleurs jeunes auteurs latino-américains du Hay Festival.

Bibliographie