Publication : 02/09/2005
Pages : 360
Grand Format
ISBN : 2-86424-547-7

La Voyageuse

Karla SUAREZ

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21 €
Titre original : La Viajera
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Claude Bleton

Deux jeunes Cubaines décident de faire leur vie hors de Cuba. Lucía se marie à un homme d'affaires italien et s'installe à Rome, tandis que Circé part dans le monde à la recherche de "sa" ville et ne se manifeste que par des cartes postales.

Des années plus tard, Circé arrive chez Lucía et s'installe "à la cubaine", en compagnie de son petit garçon et d'un bonsai. Elle donne à lire à Lucía son carnet de bord. Au fil de la lecture, Lucía découvre la vulnérabilité de son amie. De leurs conversations naîtront des déplacements de points de vue qui les font évoluer toutes les deux.

Plongée subtile dans les méandres de l'amitié féminine, voyages de rencontres en rencontres de Sâo Paulo à Mexico, Madrid ou Rome, vision caustique de l'exil, Karla Suàrez écrit ici un roman plein de vitalité et d'ironie, crée des personnages cocasses ou touchants, tout particulièrement Circé, qui par sa simple présence révolutionne la vie des autres.

Dans un style direct, nourri de sensations et de musique, voici le roman vital d'une jeune romancière cubaine pleine de curiosité pour le monde.

  • , Paula Jacques le 2 mars 2008
    Cosmopolitaine
    FRANCE INTER
  • Circé et Lucia, deux cubaines qui quittent leur île pour le Brésil, à la recherche d'un nouvel avenir, font connaissance dans l'avion. Circé, la voyageuse, est en perpétuel questionnement et se plaît à parcourir le monde. De Sao Paulo à Mexico, de Madrid à Paris puis Rome. Lucia, pour sa part, mariée à un Italien, s'installera à Rome, laissant ses rêves derrière elle au profit d'une sécurité relative, censée combler ce vide laissé par le déracinement. Avec ce nouveau roman, Karla Suarez nous plonge au cœur d'une belle amitié féminine qui exerce ses pouvoirs de bien des manières. Comme toujours, l'écriture est bien rythmée et l'écriture chaleureuse.
    SPIRITS & Co
    CIGARES

LUCÍA PENSE, une des choses qu'elle préfère, c'est entendre le bruit de l'eau. Des quatre éléments, c'est celui qui est le plus en harmonie avec elle-même. L'eau est origine, initiation aux arcanes. En rentrant chez elle, Lucía pense en marchant, assez lentement pour s'imprégner de la musique qui fuse d'un peu partout. Rome est pleine de petites fontaines où l'eau coule en permanence, tombe en cascade, disparaît dans les trous d'évacuation en les élargissant peu à peu. Elle respire en imaginant le liquide qui coule en elle. À vrai dire, elle ne voit pas l'intérêt d'expliciter la raison de ses affinités aquatiques. C'est très simple: le monde est plein d'eau et plein d'êtres qui s'en remplissent ou s'en débarrassent. Deux molécules d'hydrogène associées à une molécule d'oxygène, voilà la formule de la transparence inodore et sans saveur. De ce liquide qui sort des fontaines où se précipitent les assoiffés, où les enfants peuvent pratiquer le jeu de la pluie; les chats, sans doute un peu plus prudents, savent rester à distance. En revanche, Lucía respire, et c'est l'eau qui lui annonce le terme de son trajet. Peu importe ensuite si les routines reprennent le dessus, elles sont en un sens inévitables. L'essentiel, c'est que l'eau soit le point de référence: avant l'eau, les événements étaient les mêmes qu'après. Ce qui marque une différence dans la continuité, c'est ce point de rupture.

Après le bruit de la fontaine, il reste une cinquantaine de mètres à parcourir jusqu'à l'entrée de l'immeuble. Alors, place à la routine: pousser le portail, ouvrir la porte de l'immeuble, relever le courrier. La boîte est toujours pleine, bien que personne ne lui écrive. Sans cesser de penser, elle prend l'ascenseur en tripotant sa clé. À son étage, nouvelles routines: ouvrir, allumer la lumière, tout jeter sur le canapé, écarter les rideaux du balcon et aller à la cuisine. Elle sait qu'elle a le choix, eau minérale plate ou gazeuse, mais elle préfère celle du robinet. Une vieille habitude qui date de Cuba. Le liquide sort du robinet et elle boit posément. Quelques minutes après, elle va aux toilettes pour uriner (les petits besoins, comme on dit aussi). Les liquides l'aident à réfléchir. Lucía trouve qu'on est imprégné de comportements inconscients, involontaires, qu'on répète tous les jours les mêmes gestes à son insu. Ces gestes qu'elle voyait autrefois au cinéma, à cause desquels elle admirait le naturel ou la désinvolture de la protagoniste arrivant chez elle. Bien entendu, au cinéma, la protagoniste ne répète ces gestes qu'une ou deux fois, le reste n'a rien à voir. Hors caméra, pourtant, ces gestes ne cessent de se reproduire, voilà pourquoi Lucía ne voit jamais dans son miroir le visage que voyait la protagoniste quand elle se regardait.

Lucía lance un clin d'œil à son image et commence à se démaquiller (l'univers féminin est peuplé de cotons de toutes les couleurs). Elle nettoie son visage avec de l'eau de rose et elle ouvre la douche avant de se déshabiller. Bien que l'on soit en hiver, elle a besoin de se mouiller. Elle pense, c'est peut-être une vieille habitude héritée des tropiques, et elle sourit. C'est comme un rite. Le matin, la première chose qu'elle fait, c'est prendre sa douche, et une autre en revenant du travail. À certaines périodes, ce rite peut devenir irrépressible, comme si c'était son ultime planche de salut. L'eau doit ruisseler, drainer les vieilles odeurs, les fatigues précédentes, les minutes consommées. On dirait un pacte avec elle-même, ou plus simplement une incapacité de réaction. La réaction renferme parfois les causes véritables du phénomène. Qui d'ailleurs laissent Lucía parfaitement indifférente.

Cette fois, la seconde douche de la journée lui suffit. Elle enfile un peignoir et sort de la salle de bains les cheveux mouillés, c'est agréable de sentir le froid des gouttes dans le cou. À la cuisine, elle prépare un gin tonic, avec très peu de gin, et elle atteint ce que, dans son langage intime, elle appelle "la perfection. Il y a un instant de la journée qui n'appartient qu'à elle. Une petite concession de l'avalanche quotidienne. Bruno va arriver dans une heure environ. Elle est seule et elle sirote sa boisson en sachant qu'elle va bientôt aller se laver les dents, comme toujours. Bruno n'aime pas qu'elle boive, elle sait qu'elle devrait s'abstenir, mais une petite gorgée ne peut pas faire de mal. Lucía sourit. Elle a vécu un passé où l'eau rédemptrice n'avait pas l'exclusivité de son attention: eau bénite ou eau-de-vie, parfois c'était pareil. Elle avale une gorgée et pense, ses problèmes avec l'alcool appartiennent au passé. Elle doit cela en partie à son mari. Sauf que Bruno n'étant pas encore arrivé, elle s'offre ce verre unique en solitaire, étendue sur le canapé après avoir allumé la télévision.

Les chaînes défilent, ennuyeuses, des têtes qui sourient d'un air stupide et des produits tellement vus et revus que nous finissons par être convaincus qu'il faut les utiliser. Le seul bulletin d'informations qu'elle trouve est presque fini, et le sport ne l'a jamais passionnée. Et puis les sportifs sont toujours en nage, et ils ne savent pas parler. Lucía fronce le nez en voyant la mine de l'imbécile qui sourit à l'écran. Il est encore tôt, avec un peu de chance elle pourra attraper un autre bulletin avant le dîner. En attendant, elle coupe le son et décide de jeter un coup d'œil sur la pile de paperasses ramassées dans la boîte aux lettres. Toujours pareil: publicités en tout genre, factures à payer, soldes. Lire les publicités? Pourquoi pas, quand on l'a décidé, c'est amusant. Lucía adore, elles commencent toutes par "Chère madame: "Chère madame, nous vous proposons l'appareil indispensable pour rester en forme. Un marcheur, sorte de machine à pédales sur lequel on fait semblant d'avancer, aberrant. Pourquoi devrait-elle acheter un objet qui parodie les réflexes naturels? Comme s'il n'était pas plus facile de marcher! Un de ces jours, on va inventer le cœur artificiel pour les gens qui en ont un en bon état, afin de leur faire économiser l'énergie consacrée aux battements. Tiens! La facture du gaz et du téléphone. Des tracts politiques. Le plus drôle, c'est de redresser la tête et de découvrir à l'écran de la télévision des biscuits au chocolat qui ont l'air délicieux. Lucía en a l'eau à la bouche. Elle lève son verre comme pour porter un toast et pense qu'elle pourrait très bien les manger tous, et ensuite acheter l'appareil pour rester en forme. Un comportement plutôt logique. Se maintenir en permanence entre deux eaux, sans vraiment savoir ce que l'on veut. L'incapacité de prendre des décisions est une maladie très moderne, mais pour le moment Lucía s'en moque. Elle détourne les yeux du petit écran pour terminer le classement des papiers. À droite, ceux qui sont promis à la poubelle, à gauche les factures à payer. En bas de la pile elle trouve une enveloppe bleue écrite à l'encre rouge. Lucía se redresse brusquement. Il y a son nom et son adresse, sur le cachet de la poste elle lit: Grèce. Elle sent monter sa température. C'est l'hiver, mais quand elle est tendue, une ligne de petites gouttes de sueur perle sur sa lèvre supérieure. Bruno trouve cela très amusant. Elle est simplement sur les nerfs, même si elle n'est encore qu'inquiète. Elle connaît parfaitement le nom de l'expéditeur, ou plus exactement de l'expéditrice. Les lettres en rouge et l'enveloppe bleue sont sa marque. C'est clair comme de l'eau de roche. Lucía éteint le poste et ouvre l'enveloppe.

Bruno arrive une heure après et, comme d'habitude, le premier quart d'heure est consacré aux lamentations: "Dans cette ville, la circulation est insupportable, "Les gens ne savent pas conduire, "Les rues sont bouchées par tous ces travaux de fin de siècle. Une demi-heure plus tard, ils sont à table. Lucía verse du vin à son mari et s'en verse aussi un petit peu. Après le repas, elle prépare le café et, en attendant qu'il soit prêt, elle reprend un fond de verre. Comme Bruno fronce les sourcils, elle lui renvoie un sourire ingénu et lui tourne le dos pour le boire. Elle apporte le café en silence et se rassied devant Bruno qui commente les actualités du jour, mais elle lui prête une oreille distraite. Quand il ne reste plus que des plats vides sur la table, il rebouche la bouteille de vin et se lève en faisant une grimace comique avant d'aller à la salle de bains. Elle attend d'entendre l'eau couler de l'autre côté de la cloison pour se resservir un verre et le siroter tranquillement.

- Encore? dit Bruno dans l'encadrement de la porte, il a quitté la salle de bains.

- Juste un petit fond, c'est que… aujourd'hui j'en ai envie, répond-elle en fixant son verre.

Elle a beau ne pas voir le visage de l'homme, elle sent son regard interrogateur. Alors, les gouttes de sueur commencent à perler en lieu et place de la moustache. Elle soupire et relève la tête.

- Circé a écrit. Elle est toujours en Grèce.

Le côté imperturbable de Bruno est parfois assez déroutant. Il prononce un "ah! vaguement désabusé, fait quelques pas, prend son verre, le remplit lentement de vin et retourne s'appuyer dans l'encadrement de la porte.

- En Grèce… Il y a plus d'un an que cette femme est partie. Ne me dis pas qu'elle a des problèmes et qu'elle veut revenir. Elle est capable de débarquer avec quatre enfants et un éléphant.

- Elle a juste écrit pour dire que tout va bien.

Il soupire, vide son verre et s'éclipse. Lucía sait qu'il va suivre un bulletin d'informations à la télévision et qu'il essaiera d'éviter le sujet par tous les moyens. Elle est archi-convaincue qu'elle peut rester tranquillement assise à la cuisine tant qu'elle entend les échos de la boîte à images en provenance du salon. Elle se lève et remplit hardiment son verre. Elle sait qu'elle ne doit pas boire, mais elle ne peut pas s'en empêcher. En tout cas, pas dans l'immédiat.

Ce que Bruno ne pouvait admettre, c'était que la présence de Circé dans cette maison avait bouleversé les choses. Beaucoup plus qu'on ne pouvait l'imaginer. Et le départ de Circé avait été le seul moyen de ne pas gâcher ce couple accueillant, car Bruno, sans le savoir, était tombé dans le piège de la fascination. Une attirance étrange qui s'avère incompréhensible et qui chamboule l'absurde réalité du quotidien. Il n'a jamais voulu le reconnaître, mais Lucía s'en moque. De cela comme du reste. Son seul souci, qui n'en est pas vraiment un, simple curiosité qui l'incite à boire et à laisser errer ses pensées, c'est de savoir ce qui a pu arriver à Circé quand elle a quitté Rome. Comment elle a vécu cette période, ou plus exactement comment ils ont vécu cette période.

Lucía se lève, prend son verre et va dans sa chambre mettre un disque. Quand le Concerto d'Aranjuez commence, elle s'assied par terre.

- Branche les écouteurs, il est un peu tard pour écouter de la musique.

La voix de Bruno, à la porte, lui fait tourner la tête. Elle lève son verre en direction de l'homme et sourit en prenant les écouteurs.

Il recule et ferme la porte. Ce qui dérange Bruno, ce n'est pas la musique tardive, mais cette musique. Le concerto qu'écoutait Circé. Lucía respire, la guitare emplit ses oreilles et elle rouvre l'enveloppe. Plus d'un an s'est écoulé depuis les derniers mots de Circé et elle a enfin de ses nouvelles. Sa carte postale dit tout:

"Naxos, Grèce. Décembre 1999.

Chère Lucía,

Nous allons bien et nous respirons toujours. Uly pousse bien. Il est grand. Il a un regard antique et un sourire frais. Je respire, je respire profondément et je suis toujours aussi heureuse. Je continue d'avancer. Bonjour à tous. Nous t'aimons.

Circé.

Lucía remet la carte postale dans l'enveloppe et ferme les yeux. Le concerto dure vingt-deux minutes. Plus qu'il n'en faut pour penser.

Karla Suárez est née à La Havane en 1969, elle est ingénieur en informatique, et vit actuellement à Lisbonne.  En 2000, elle obtient le prix Lengua de Trapo pour son premier roman, Tropique des Silences. Suivront La Voyageuse (2005) et La Havane année zéro (prix du livre insulaire et prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde). Ses ouvrages ont été traduits en plusieurs langues et parfois adaptés au théâtre et au cinéma. En 2007, elle a fait partie de la sélection des 39 meilleurs jeunes auteurs latino-américains du Hay Festival.

Bibliographie