Publication : 23/08/2002
Pages : 228
Grand Format
ISBN : 2-86424-432-2
Couverture HD
Poche
ISBN : 978-2-86424-865-1
Couverture HD

Tropique des silences

Karla SUAREZ

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18 €
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10 €
Titre original : Silencios
Langue originale : Espagnol
Traduit par : françois Gaudry
À La Havane, une petite fille aux yeux clairs et aux cheveux crépus négocie le difficile tournant de l’enfance à l’adolescence, dans une famille condamnée à la cohabitation par les conditions sociales du pays: un père, officier de toutes les guerres de la Révolution, une mère argentine droguée au tango, une tante amateur d’opéra, un oncle masseur et une grand-mère plaintive, gardienne de la morale. L’enfant va peu à peu découvrir que tout le fragile édifice familial ne tient que sur le mensonge, à commencer par ses origines à elle; ses cheveux crépus lui font découvrir la faute cachée et inavouable de la grand-mère: un grand-père noir et très sympathique, puis l’homosexualité de l’oncle, la double vie du père...
Celle qu’on a surnommée P’tit Mec fuit la famille pour les amis de son âge; fréquente les fêtes des années 80, les débats où l’on refait le monde, et goûte à la drogue, loin de l’apocalypse annoncée du système politique. Egalement étrangère à cet univers, tout aussi faux que celui de sa famille, l’adolescente cherche sa voie dans la solitude et le silence.
Karla Suárez utilise une langue originale, moderne, directe et lucide, séduisante par son rythme expressif et sa concision. Ce premier roman construit autour de personnages attachants, loin des clichés, révèle des aspects inattendus de la Cuba actuelle.

Ce livre a été retenu dans la sélection de la rentrée littéraire Automne 2002 de la Fnac et de France Culture.

  • "Beaucoup d'échos autobiographiques dans ce premier roman sensible où une femme de 30 ans, seule avec son chat à la Havane, conte son enfance et sa jeunesse. Dans la maison, il y a eu son père, militaire qui s'est montré lâche en Angola ; sa mère, une Argentine qui a fini par retourner au pays ; son oncle, un homosexuel isolé ; sa tante, une femme rendue folle par sa famille ; et ses amis, tous partis à l'étranger. La maison est seule. La femme écoute de la musique fort, car « monter le son est la solution du désir », puis s'enfonce dans le silence, inviolable et immobile comme une île à la dérive."
    LIBERATION
  • "On rit beaucoup dans ce premier roman de Karla Suarez. La Cubaine - qui vit aujourd'hui à Rome - a le chic pour rendre hilarants les psychodrames familiaux. Ainsi de cette nuit où l'oncle débarque à la maison, poursuivi par le père de l'un de ses petits copains, qui veut lui faire la peau. La plume est directe, le regard lucide. En filigrane de la vie de la narratrice, s'esquisse une fresque de la société cubaine des trois dernières décennies: l'euphorie des années 70, le divorce entre les procastristes et les « traîtres » réfugiés à Miami, la guerre d'Angola, l'écroulement du bloc de l'Est qui précède inévitablement celui de 1'île, l'angoisse des jeunes Cubains face au monde occidental « nous sommes des pigeons le bec ouvert, parce que nous n'avons jamais eu à chercher de brindilles pour faire le nid ». Un livre attachant pour lequel son auteur a reçu en Espagne le Prix du premier roman."
    Alexie Lorca
    LIRE
  • "Tropique des silences décrit bien l'univers de l'enfance. Petite fille qui se réfugiera dans le silence et la solitude parce qu'on ne lui a pas donné envie de devenir adulte. Le roman ne manque aucune scène importante. Tout est juste. La chute du toit de l'école, la perte de la virginité, les soirées cubaines, l'aveu du père, l'apprentissage de l'écriture. Karla Suarez parle bien de l'entre-deux. Quand tout pourrait être possible mais quand rien ne l'est vraiment. Et ce roman, qui devrait être sombre tant il brosse le portrait d'une adolescente en non-devenir, réussit à faire souffler le vent de l'ailleurs. On y voit, non pas encore tout à fait la victoire de la vie, mais la manière dont l'idée de la mort a été repoussée.
    Marie-Laure Delorme
    LE JOURNAL DU DIMANCHE
  • « Un premier roman rigoureusement charpenté, chanté, dit. [...] Son écriture est nerveuse, maigre, elliptique. Un écrivain est né. Stop. Félicitations. Stop. Attendons la suite sans crainte ni tremblement. »
    François Kasbi
    LE FIGARO LITTERAIRE

La grande maison


J'avais six ans quand mon père décida d'aller dormir dans le salon. Je ne m'en souviens pas très bien, à part le claquement de la porte de la chambre et les pleurs étouffés de maman pendant des heures.

Nous vivions chez ma grand-mère dans un grand appartement plein de pièces et de mondes différents: ceux de la grand-mère, d'une tante célibataire, d'un oncle masseur et de nous trois, avant que papa déménage au salon.

Ma mère était une Argentine qui avait voulu, dans les années 60, venir à La Havane pour y faire des études de théâtre, elle était devenue amie avec ma tante qui avait commencé par le théâtre, puis était passée à la danse et de là à la littérature, et ainsi de suite, toujours à se chercher, comme elle disait, ou à se perdre, comme disait la grand-mère.

Grâce à ma tante, maman était venue à la grande maison et y avait rencontré papa, alors jeune officier de l'armée, de ceux qui étaient montés en grade et arboraient l'uniforme qui plaisait tellement aux filles, surtout aux progressistes comme maman qui tomba éperdument amoureuse et renonça à sa nationalité afin que mon père ne se sente pas gêné d'être avec une étrangère. Pour la famille d'Amérique du Sud de maman, cette décision signifia qu'elle renonçait à eux en tant que famille et ils décidèrent de rompre les relations avec la fille renégate. Pour ma grand-mère, en revanche, le fait d'accepter qu'une femme vive sous son toit avec son fils, sans qu'ils soient mariés, signifiait la honte, aussi décida-t-elle à son tour de renoncer à sa bru. C'est ainsi que maman commença à vivre sa romance sans la bénédiction de personne mais absolument convaincue de son amour pour mon père et de son amitié pour la tante. L'oncle ne comptait pas car il n'avait pas de bonnes relations avec papa. Bien avant ma naissance, papa et l'oncle s'adressaient à peine la parole. De sorte que maman, influencée par son mari, témoigna froideur et indifférence à son beau-frère.

J'ai grandi entourée d'adultes très différents. Ma grand-mère avait quatre enfants dont l'aîné, son préféré, prit quasiment la place du grand-père après que celui-ci eut quitté la maison. Cela s'était passé longtemps avant ma naissance, si bien que je n'ai jamais connu le grand-père, et du reste il était interdit de parler de lui à la maison. Un jour il avait abandonné la grand-mère, le fils aîné s'était installé dans la chambre de sa mère et avait fait office de chef de famille jusqu'à ce qu'il décide de se marier et d'aller vivre ailleurs. La grand-mère déclara donc la guerre à la femme qui lui enlevait son premier-né et reporta tout son amour sur mon père, qui était le benjamin. Mon père promettait une glorieuse carrière et devint le complice et confident de sa mère lorsque tous deux se mirent à haïr ouvertement l'aîné le jour où celui-ci décida de prendre ses distances, puis de partir à Miami avec sa femme. Bien sûr tout ceci eut lieu avant que j'arrive dans la famille car, dès que ma mère s'installa à la maison, la grand-mère se fit un devoir de mépriser son fils militaire qui ne semblait pas avoir l'intention de légaliser son état civil. Je pense que la grand-mère traversa à ce moment-là une situation difficile, elle devait choisir entre la tante, qui était son deuxième enfant, et l'oncle, son troisième. Ses relations avec la tante ne furent jamais des meilleures, car elle était la préférée du grand-père, et dès que la maîtresse de maison essayait de faire allusion à son ex-mari sur un ton méprisant, la tante bondissait pour le défendre avec des mots qui devaient être magiques car la grand-mère fermait immédiatement la bouche et changeait de conversation. Avec l'oncle, son troisième, les problèmes n'étaient pas moindres, non seulement mon père ne lui parlait pas, mais il y avait quelque chose que personne dans la famille n'osait évoquer. Je sais qu'avant maman, mon père et l'oncle partageaient la même chambre, jusqu'au jour où la grand-mère décida que ce dernier dormirait dans la petite pièce contiguè à la cuisine. A ce moment-là, papa était encore le préféré et quand je suis née l'oncle avait déjà fondé son royaume, loin de tous, là-bas dans le fond.

La grand-mère passa quelques années sans fils préféré, jusqu'à ce qu'un beau jour, avant que papa ne dorme au salon, l'oncle décide qu'il allait faire des massages. Ainsi la maison commença à être fréquentée par des petites jeunes qui entraient au salon, souriaient au bébé que j'étais et traversaient la cuisine pour rejoindre mon oncle et ses massages. Pour la grand-mère, ce fut comme une illumination et elle mit fin à son dilemme en concentrant toute son affection sur le fils masseur, qui lui offrait chaque jour des fleurs et des bonbons.

Jusque-là peut-être un instinct infantile conservait-il mon espoir d'être dorlotée par une grand-mère qui aurait chanté des berceuses pour m'endormir dans ses bras, mais le choix de mon oncle réduisit mes rêves en miettes. J'étais une bâtarde, née hors du mariage et de plus fille d'une étrangère, je dus donc me contenter des bras de maman et de la tante, laquelle lorsque je me faisais pipi dessus me lâchait sous prétexte que l'urine des enfants lui donnait du coryza. Quant à papa, je le voyais peu, il avait beaucoup de travail, aussi maman accrocha-t-elle une photo de lui dans mon berceau. Chaque soir, avant de m'endormir, elle me faisait envoyer des petits baisers à la photo, puis m'offrait d'une voix douce tout un concert de chansons qui me plongeaient dans le sommeil. Selon elle, le premier mot que j'ai prononcé, après papa et maman, a été fusil; il faut dire que ses chansons ne parlaient pas de petits ours ni de gentils papillons, mais de fusils et de morts, et quand elle bavardait avec la tante, tard dans la nuit, près de mon berceau, je n'entendais que des mots bizarres et discordants, alors je me mettais à crier car, après tout, c'était le seul langage que je connaissais pour être dans le ton.

La chambre de la maison qui me plaisait le plus était celle de la tante. C'est là qu'elles transférèrent leurs conversations nocturnes quand je commençai à marcher. Elles papotaient tandis que j'explorais la pièce en attrapant tout ce qui était à ma portée, livres, figurines, tasses, crayons, objets bizarres, la tante avait des tas de trucs et devenait très nerveuse quand quelque chose décidait de se casser entre mes mains. Dans cette chambre j'appris les mots merde et bordel qui sonnaient bien et qu'elles employaient fréquemment. J 'aimais aussi la petite radio de la pièce, la tante montait parfois le volume et se mettait à chanter faux, alors c'était la fête, on grimpait toutes les trois sur le lit et on sautait dessus jusqu~'à ce qu'on entende la voix de la grand-mère qui frappait à la porte, alors il fallait se taire en étouffant un fou rire. Un peu plus tard, maman m'obligeait à faire silence pour traverser le couloir jusqu'à notre chambre, à envoyer les petits baisers à la photo de papa et à me coucher, mais j'avais du mal à dormir parce qu'elle passait presque toute la nuit à lire avec la lampe de chevet allumée. Mon monde se réduisait alors à la chambre de la tante et à la nôtre, car maman avait décrété le salon chasse gardée après une longue discussion avec la grand-mère à cause des deux ou trois pipis qui m'avaient échappé sur le canapé et des petites jeunes qui venaient se faire masser par l'oncle.

Jusque-là, tout marchait bien. Ma famille était parfaitement cohérente, j'avais un père qui déposait souvent des petits cadeaux dans mon berceau, une mère qui me chantait des chansons, une tante très marrante, une grand-mère ronchonneuse, comme la plupart, et un oncle avec plein de copines.

J'étais heureuse. La journée, j'alternais entre ma mère et la tante, c'était avec elle que j'aimais le plus être car elle se mettait à écrire à la machine et je pouvais prendre tout ce que je voulais, jouer avec ses trucs et grimper sur le lit pendant qu'elle écrivait et me grondait à peine. Je faisais ce qui me chantait et elle se contentait de s'approcher de temps en temps quand elle sentait une petite odeur incommodante; alors elle me changeait et jetait la culotte dans une bassine qu'elle portait ensuite à maman en se plaignant parce que l'odeur de caca d'enfant lui donnait la nausée. Ces années-là, ma tante était écrivain et restait des heures à la maison, aussi maman me confiait à elle de temps en temps. Les autres jours c'étaient des sorties avec maman, par-ci par-là, dans des endroits pleins de gens qui parlaient beaucoup, des salles de répétition où tout le monde me grondait ou me passait de main en main, selon l'humeur, mais c'était amusant aussi parce que parfois ils me donnaient une poupée ou un masque et je pouvais jouer tout l'après-midi.

Un soir, il y eut quelque chose de terrible. Nous étions dans la chambre de la tante, où elles bavardaient comme d'habitude, quand soudain ma tante se leva, furieuse, en déclarant un truc du genre " réalisme socialiste ", suivi de " énorme merde ". Apparemment ça ne plut pas à maman car elle se leva en colère et commença à crier en accentuant les mots plus que d'habitude. Je me mis dans un coin sans rien comprendre et je les vis se disputer, presque à se donner des coups, jusqu'à ce que maman me prenne par le bras en disant que ma tante était une idiote et que je ne devais plus jamais remettre les pieds dans cette pièce. Ce soir-là, je ne fus pas obligée d'envoyer des baisers à la photo de papa, bien sûr je ne dormis pas non plus. Maman passa son temps à tourner, virer, à regarder l'heure, et papa n'était toujours pas rentré. Moi, je faisais semblant de dormir, blottie sous les draps, et ce fut la première fois que j'assistai au retour de mon père. La porte s'ouvrit et il entra discrètement en essayant de ne pas faire de bruit, jusqu'à ce qu'il tombe sur le regard de maman qui le fixait depuis le lit.

- Si tu me racontes encore que tu étais de garde, je t'arrache les couilles.

Papa eut une expression de lassitude et parla d'aller au salon pour ne pas réveiller la petite. Mais maman se leva, furieuse, en disant qu'elle n'en avait rien à foutre que la petite entende tout, qu'elle en avait marre de se cacher au salon pour que la grand-mère et la petite n'entendent pas, qu'elle en avait marre de tout, de cette famille de dingues, des tours de garde de papa, des balivernes de la grand-mère, de l'oncle préféré et, le comble, de la tante autarcique et à moitié gusana. Cette nuit-là, je découvris qu'après les chansons qu'elle me chantait, maman restait éveillée à attendre le retour de mon père pour aller discuter au salon. Je découvris aussi que tout ne marchait pas aussi bien que je le pensais.

A partir de cette nuit-là, maman et la tante cessèrent de se parler et il n'y eut plus de visites nocturnes au salon. Je m'endormais et, aux premiers cris étouffés de maman, je me réveillais pour me boucher les oreilles avec le drap, et quand ça tournait mal, je commençais à pleurer fort, très fort, jusqu'à ce que la grand-mère vienne frapper à la porte en exigeant le silence et se plaignant que dans cette maison on ne pouvait même plus dormir. La tante, dans sa chambre, profitait du tapage pour allumer la petite radio, ma mère me prenait dans ses bras, tandis que mon père allait frapper à la porte de sa sœur en réclamant le respect des autres et la grand-mère réveillait l'oncle, le seul à la prendre en considération, le seul être décent à vivre sous son toit.

C'est pour ça que ma mère se mit à pleurer le jour où mon père décida d'aller dormir au salon. J'avais six ans et je passai presque trente heures sans manger parce que ma mère n'arrêtait pas de pleurer, de se moucher, de pleurer encore, inconsolable, jetant les mouchoirs mouillés par terre puis se séchant avec les draps et recommençant à pleurer, jusqu'à ce que tout soit trempé et que seuls mes draps restent secs. Ma mère se tourna vers moi, découvrit mon regard et ses pleurs cessèrent subitement.

- Je ne pleurerai plus, mon bébé, je te le promets.

Et elle ne pleura plus, mais elle ne fit non plus rien d'autre. C'est à ce moment-là qu'elle acheta ce tourne-disque d'occasion et commença à écouter des tangos. Elle abandonna le théâtre et n'adressa plus la parole à personne à la maison; elle ne sortait de la chambre que lorsqu'elle considérait cela indispensable et, de temps en temps, pour m'emmener au parc et prendre un verre au bar du coin. Ma mère n'écoutait que des tangos et m'aidait à grandir. Quand mon père lui adressait la parole, elle écrivait sur un papier les quelques mots qu'elle jugeait nécessaires, pas un de plus, et retournait à ses tangos. Je l'observais en silence et me jurais que je ne pleurerais jamais comme elle, ne montrerais jamais mes larmes parce que, derrière les larmes, il n'y avait qu'un tango qui me donnait envie de pleurer et je ne voulais pas, jamais, je ne pleurerais jamais de cette façon, pour rien, ni personne, ni même pour ce que je pouvais à peine comprendre à ce moment-là. J'ai grandi en écoutant les paroles que les autres échangeaient, les silences de ma mère et les paroles des tangos, mes chansons d'enfance, dont celle que je chantais tout le temps:

... quand toutes les portes sont fermées
et qu'aboient les fantômes de la chanson,
Malena chante le tango d'une voix brisée
Malena a une peine de bandonéon ...

Karla Suárez est née à La Havane en 1969, elle est ingénieur en informatique, et vit actuellement à Lisbonne.  En 2000, elle obtient le prix Lengua de Trapo pour son premier roman, Tropique des Silences. Suivront La Voyageuse (2005) et La Havane année zéro (prix du livre insulaire et prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde). Ses ouvrages ont été traduits en plusieurs langues et parfois adaptés au théâtre et au cinéma. En 2007, elle a fait partie de la sélection des 39 meilleurs jeunes auteurs latino-américains du Hay Festival.

Bibliographie