Publication : 01/01/2000
Pages : 136
Grand Format
ISBN : 2-86424-348-2
Couverture HD
Poche
ISBN : 979-10-226-0078-1
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La Traduction

Pablo DE SANTIS

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8 €
Langue originale : Espagnol
Traduit par : René Solis

Une ville fantôme de la côte argentine. Un endroit dévasté où les phoques viennent mourir et où l’on découvre aussi d’autres cadavres près de l’eau, avec une pièce de monnaie sous la langue. Ironie du destin, c’est aux invités d’un congrès sur la traduction qu’il revient de déchiffrer l’interprétation de ces signes.

Miguel De Blast, traducteur de quarante ans, marié, détective et suspect, va suivre les pistes. Surtout celle d’Ana dont il a partagé l’amour avec l’un des suspects, le flamboyant Naum, auquel tout réussit et qu’il hait.

  • "Les endroits sans charme, au creux des saisons maussades, exercent sur certains un irrésistible attrait, par une sorte de jeu des contraires. Mais il faut le vice le plus universitaire pour enfermer un colloque de traducteurs dans un immense hôtel, dont on ne sait à l'abord s'il est à demi construit ou bien en voie de destruction partielle... Bruine, tempête, phoques morts sur des plages où Aphrodite n'eût jamais accepté de mettre le pied. Pas l'Eden, évidemment. Le colloque s'y déroule à trois heures d'avion de Buenos Aires. Quelque part vers Rio Gallegos, peut-on supposer. Pablo de Santis écrit pour la jeunesse. C'est son premier roman pour nous autres névrosés, accablés par l'âge, le déclin de la littérature et le réchauffement illusoire du climat. J'ai songé, à cause de travaux pour la jeunesse de Pablo de Santis, au jeune écrivain français Christophe Honoré, qui écrit pour la jeunesse lui aussi et publia récemment deux romans hantés et déchirés sur la perte de l'enfance : les liens de l'écriture à l'enfance, ou à la jeunesse, sont mystérieux (1)... La chute de Babel ouvre sur la parole adulte. Une impossible traduction de la réalité ? Les personnalités plus ou moins folles ou douteuses rassemblées pour débattre des affres du traducteur représentent un bon échantillonnage de ce qu'on doit s'attendre à rencontrer dans tout séminaire de ce genre. Le narrateur connaît déjà plusieurs conférenciers, dont une de ses anciennes maîtresses. Les colloques sont les cours d'amour d'un troisième type. Quand ce n'est pas du troisième âge. La première victime de la langue de l'après-Babel est ramassée dans la piscine vide de l'hôtel en construction-démolition de Port-au-Sphynx. Un nom tout de même trop « connoté », diront les doctes mais les enfants adorent ça rappelons-nous Bécassine, Gribouille, Torchonnet, L'île au trésor... « La langue de la traduction, écrit Miguel de Blast, le narrateur, charrie toujours des sédiments de la langue qui se trouve au-dessous. » On avait écouté Valner, le mort, parler une langue inconnue comme pour une incantation. Une langue d'avant la chute (de Babel)? La Mort elle-même, l'ouïe fine, avait dû entendre l'appel, car elle frappa derechef. L'effet sur le colloque fut désagréable. Comment trouver les mots pour le dire ? La situation se polarisait; l'enquête commença. Ce qu'exprime le narrateur Miguel de Blast à propos d'un de ses collègues justifie qu'aucune piste ne soit négligée « Nous éprouvons le besoin de détester quelqu'un que nous connaissons, mais nous ne trouvons pas de motif pour; et puis, les années passent, n'importe quel prétexte fait l'affaire et se transforme en cause et origine de la vieille haine, de la haine qui en fait a toujours existé, depuis le début. » On ne vous livrera pas la clef de l'énigme, d'autant que c'est l'énigme en soi qui rend ce livre agréablement captivant, empli de notations pertinentes et impertinentes. L'ambiance tendue de cette plage perdue de pluies et de vestiges sinistres fera une lecture bienvenue sous le soleil d'été. La traduction se lit elle-même avec agrément. On peut lui reprocher d'employer « soi-disant » à la place de « prétendu » ou de « supposé », ce qui est une faute, et d'écrire « rembobiner » au lieu de rebobiner. Le prochain colloque pourrait s'intéresser à ces peccadilles. Bien évidemment, le nom de Jorge Luis Borges apparaît, en dos de couverture pour fournir un début de pedigree à notre auteur. Ce n'était pas indispensable, dans la mesure où ce début littéraire se tient dans un genre que Borges n'a pas inventé; et puis, sa postérité l'a plus que comblé de suiveurs ou de disciples avoués. Nul ne sait ce qu'écrira Pablo de Santis, né en 1963 à Buenos Aires. Mais il a su intégrer à son roman ses propres interrogations sur la langue sans jamais altérer le suspense dû à la fiction, signe qu'il est un écrivain, et un écrivain dont la culture n'apparaît pas comme prétexte à des variations, mais comme nourricière d'une tentative d'imaginaire. Se référant au Bartleby de Melville, et a ceux que les épreuves de la guerre a faits muets, incapables de parole, un des participants remarque, dans une fort belle intervention sur le « silence » auto-imposé ou imposé par la vie, que « tout peut se traduire, excepté la façon dont une œuvre se tait ». Les poètes et les musiciens savent, eux les premiers, la valeur de ces silences.
    LE FIGARO LITTERAIRE
  • « Pablo de Santis a réussi à combiner un roman policier ludique, fluide, bien ficelé, et une véritable réflexion sur le sens profond de la traduction. »
    Michèle Gazier
    TELERAMA

PREMIÈRE PARTIE

HÔTEL DU PHARE

1

Un phare en céramique est posé sur mon bureau. Je m'en sers comme presse-papiers mais il constitue surtout une gêne. Sur le socle on peut lire Souvenir de Port-au-Sphinx. Le phare est tout écaillé parce que hier, tandis que j'installais un manuscrit à traduire, il est tombé du bureau. Patiemment, j'ai recollé les morceaux: qui a déjà essayé de réparer un vase brisé sait bien qu'en dépit de tous ses efforts, il reste toujours des fragments manquants.

Je suis allé à Port-au-Sphinx il y a cinq ans, invité à un congrès sur la traduction. Quand l'enveloppe avec le tampon de l'université est arrivée chez moi, j'ai pensé qu'il devait s'agir de vieux imprimés. Nous continuons à recevoir pendant des années des informations d'associations ou de clubs auxquels nous n'appartenons plus, des abonnements à des revues résiliés depuis longtemps, des salutations de vétérinaires adressées à un chat disparu depuis un siècle. Et l'on a beau déménager, le courrier périmé vous suit; nous sommes inscrits sur d'immuables listes postales, qui ignorent les modifications de goûts, de domicile ou d'habitudes.

Mais la lettre de l'université n 'était pas de la correspondance périmée; c'était Julio Kuhn qui m'écrivait pour m'inviter au congrès. Kuhn était directeur du département de linguistique de la faculté. Nous avions fait nos études ensemble, mais j'avais arrêté peu avant le diplôme. Je savais que Kuhn trouvait des financements privés pour son département en échange de certains services techniques. Il expliquait dans la lettre qu'il avait pensé réunir à Port-au-Sphinx durant cinq jours un groupe de gens variés, pour que cela ne tourne pas à la réunion de linguistes ou de traducteurs professionnels. Il m'avait choisi, moi, en tant que traducteur de textes scientifiques.

Cela faisait longtemps que je ne côtoyais plus mes collègues. Nous étions dispersés, et d'une certaine façon aucun d'entre nous ne considérait la traduction comme un métier définitif, mais plutôt comme un chemin de traverse à partir d'autres occupations. Certains avaient voulu être écrivains et étaient arrivés à la traduction; d'autres enseignaient à l'université, et étaient arrivés à la traduction. Sans m'en rendre compte, j'avais moi aussi emprunté ce chemin de traverse.

D'autre part, mon travail ne facilitait pas la communication avec mes collègues, puisque j'allais chez les éditeurs seulement pour retirer les livres à traduire. J'y rencontrais des secrétaires, des directeurs de collection, mais jamais d'autres traducteurs. Nous recevions des nouvelles les uns des autres, mais il s'agissait de nouvelles indirectes qui le plus souvent dataient de plusieurs mois. Quatre ans plus tôt deux traducteurs qui travaillaient ensemble à une encyclopédie avaient essayé de nous réunir en une espèce de collège ou d'organisation syndicale, sans grand succès. A leur première réunion, un soir, confrontés à un ordre du jour trop vague, ils s'étaient tous disputés, et les traducteurs s'étaient à nouveau dispersés.

Dans sa lettre, Julio Kuhn mentionnait les autres invités. J'en connaissais quelques-uns personnellement, d'autres de nom seulement. Sur la dernière ligne figurait le nom d'Ana Despina. Elle n'avait pas encore confirmé sa participation, mais je décidai de confirmer la mienne.

Les objets porteurs d'inscriptions telles que Souvenir de... sont rarement un souvenir de quelque chose; le phare, au contraire, continue à m'envoyer des signaux d'alarme.

2

Elena, ma femme, reçut la nouvelle de mon voyage avec une joie dissimulée. Pendant quelques jours, elle allait être débarrassée de mes maux de tête, de mes grommellements, de mes promenades nocturnes dans la maison. Les migraines dont je souffrais depuis l'âge de quinze ans s'étaient aggravées au cours des derniers mois. Les examens n'avaient servi à rien; on m'avait prescrit des médicaments qui avaient eu raison de mon estomac mais pas de la douleur. Ces migraines avaient été successivement attribuées à ma colonne vertébrale, à des facteurs génétiques, à des problèmes de vue, à mon alimentation, à mon travail, au stress, à la ville, au monde. J'avais préféré revenir à l'aspirine.

Elena a six ans de moins que moi; comme si elle éprouvait le besoin d'effacer la différence, elle prend des airs d'autorité et me donne toujours des conseils que je fais semblant d'être disposé a suivre. Elena a besoin de me donner ces conseils, mais elle sait qu'il n'est pas indispensable que je les suive; il suffit que nous ayons, de temps à autre, une discussion de cette sorte, où elle assume le fait d'être plus expérimentée, plus sensée et plus ordonnée, qualités auxquelles elle ne croit pas non plus.

- Ne reste pas enfermé dans l'hôtel. Ne te fais pas de souci pour la conférence, dit Elena tandis qu'elle supervisait mes bagages. Elle rajouta une chemise blanche à rayures bleues et une paire de chaussures en daim. Elle enleva les épreuves d'une traduction que je devais corriger: N'amène pas du travail en plus.

Je commence toujours à faire ma valise ou mon sac, mais elle, qui prétend toujours que j'oublie tout, me remplace et termine le travail avec énergie. A la vue du sac fermé, elle resta songeuse.

- Cela fait longtemps que nous ne sommes pas partis quelque part, dit-elle.

C'était un mensonge. Nous avions fait trois voyages au cours des six derniers mois. Je ne l'ai pas contredite, puisque la vérité était aussi évidente pour elle que pour moi. Elle voulait dire autre chose: qu'elle n'était pas incluse dans ce voyage, que les autres n'avaient pas d'importance parce que celui-là avait lieu maintenant, et qu'aucun voyage passé ne peut se comparer avec celui qui est sur le point de commencer.

- Tu seras loin de moi pour ton anniversaire, dit-elle.

J'avais oublié.

- C'est pour quatre jours seulement. A mon retour, on appelle les amis et tu me prépares un gâteau avec les bougies.

- Tu connais les autres invités? demanda-t-elle.

Je lui parlai de Julio Kuhn, l'amphitryon; j'évoquai les conversations interminables dans les cafés en face de la faculté. Je me souvenais de ce que disaient les autres mais heureusement je n'avais rien enregistré de ce que je disais moi, comme si j'avais toujours été muet face à des interlocuteurs anxieux. Je lui parlai aussi de Naum, avec qui j'avais travaillé pour un éditeur quand nous avions vingt ans; Elena, qui ne lit jamais de romans, mais seulement des essais, connaissait bien Naum et fut tout de suite intéressée en sachant qu'il venait. Je ressentis une petite pointe d'envie et de jalousie; cela faisait un certain temps que je ne pensais plus à Naum, et la sensation de ne pouvoir m'en éloigner me troubla, comme quelqu'un qui verrait passer dans la rue un camarade de collège et voudrait lui casser la figure pour un affront survenu trois décennies plus tôt.

Naum s'appelait Silvio Naum et signait ses livres S. Naum. Moi je l'avais toujours appelé Naum tout court.

- Tu connais l'une des femmes invitées? demanda-t-elle.

Je regardai la liste. J'indiquai deux noms. Je lui expliquai que je les connaissais à peine et qu'elles étaient vieilles.

Avant d'aller me coucher, je préparai l'argent, les papiers d'identité et les billets, parce que je n'ai pas l'habitude de me lever tôt et que le matin j'ai des comportements de zombie. Nous regardâmes à la télévision un bout de film - loin du début, que nous avions déjà vu, et loin de la fin, que nous avions vue également - et nous allâmes au lit. Aucun de nous deux ne s'endormit tout de suite; chacun écoutait l'autre bouger et se retourner, dans la danse silencieuse de l'insomnie. Je mis mon bras autour d'elle et je crois qu'elle s'endormit; moi pas.

Pablo de Santis est né à Buenos Aires en 1963. Titulaire d’une maîtrise de Lettres, il est tout à la fois écrivain, journaliste et scénariste de bande dessinée. Il a publié plusieurs romans pour adolescents, auprès desquels il a un succès considérable. Il dirige une collection de littérature pour la jeunesse dans une maison d’édition argentine.
Son œuvre pour adultes débute avec la publication de La Traduction en 1998, finaliste du prix Planeta Argentina, et qui sera publié pour la première fois en France en 2004. Suivront Le théâtre de la Mémoire, Le Calligraphe de Voltaire et Le Cercle des Douze, Prix Planeta-Casamérica 2007.

Bibliographie