Si une des grandes questions de la littérature est comment “tuer” le père, que faire quand son propre père a été le bras droit de l’un des plus grands assassins du pays ?
Larry arrive à Medellín douze ans après la disparition de son père, un mafieux proche de Pablo Escobar. À son arrivée, ce n’est pas sa mère, l’ex-Miss Medellín, qui l’attend, mais Pedro, son ami d’enfance, qui vient le chercher pour le plonger dans l’Alborada, une fête populaire de pétards, de feux d’artifice et d’alcool où tous perdent la tête. Larry retrouve son passé familial et une ville encore marquée par l’époque la plus sombre de l’histoire du pays. Il ne pense qu’à fuir son enfance étrange liée au monde de la drogue. Mais il cherche aussi une jeune fille en pleurs rencontrée dans l’avion et dont il est tombé amoureux.
Entrecroisant des plans différents, Jorge Franco, étonnant de maîtrise narrative, fait le portrait de la génération des enfants du narcotrafic, qui sont de fait les victimes de leurs pères, et nous interroge sur l’importance de la mémoire pour que l’histoire ne se répète pas.
Une construction impeccable et des personnages ambigus et captivants : un roman qui ne vous laisse aucune trêve et qu’on dévore, fasciné.
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"Jorge Franco nous emmène sur les traces d'un passé colombien endolori. Larry revêt le costume douloureux des enfants des narcos, qui tentent de se reconstruire mais dont le passé pèse encore lourd sur leur avenir. Avec une plume à la fois acerbe et profondément humaine, nous voilà plongés dans une aventure pleine de folie et de tendresse, parfois."Ophélie
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"Un roman intelligent et vraiment efficace." Lire la chronique iciSite Baz'art
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"Un roman véritablement détonnant de la société colombienne." Lire la chronique iciBlog Des livres et Sharon
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« Par une prose vitaminée et quelques révélations, Jorge Franco fait avancer le récit tambour battant, sans jamais perdre le lecteur. »Béatrice ArvetLa Semaine
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"Quel rythme époustouflant !"Valérie Marin La MesléeLe Point
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Lire la chronique iciBlog Julie à mi mots
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"J’ai adoré cette nouvelle virée en Colombie, je ne me lasse pas de la plume immersive de Jorge Franco." Lire la chronique iciBlog Fairy Stelphique
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Lire l'article iciQue tal Paris ?
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Lire l'article iciZibeline
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"Avec une plume à la fois acerbe et profondément humaine, nous voilà plongés dans une aventure pleine de folie et de tendresse, parfois." Lire l'article iciOphélie DrezetPAGE DES LIBRAIRES
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"J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre, l’auteur m’a emmenée en Colombie à Medellín lors de l’Alborada, j’ai entendu les cris, les rires et vu les feux d’artifice et dessous les cicatrices et les souvenirs." Lire la chronique iciBlog Léa touch book
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"Le Ciel à bout portant, de Jorge Franco, est le roman d une réconciliation." Lire l'article iciAriane SingerLe Monde des Livres
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"Dans ce roman au découpage cinématographique et au rythme très soutenu, les temps se heurtent, la violence surgit à tout bout de champ, et une histoire d’amour naissante sifflote sa mélodie décalée." Lire l'article iciLibération
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"Le ciel à bout portant est captivant comme un feu d’artifice." Lire la chronique iciBlog Voyages au fil des pages
1
Nelson n’a pas besoin de lire les paroles de la chanson sur l’écran du karaoké. Il les connaît par cœur et les chante les yeux fermés. La solitude est la peur tissée par le silence, et le silence est la peur que nous tuons en parlant. La musique et son interprète empruntent des chemins divergents, mais Nelson s’en fiche. Il m’avait dit, je vais te chanter la chanson préférée de ton père, et je l’écoute attentivement. Et la peur c’est aussi le courage de se mettre à penser au dernier voyage, sans gémir ni trembler !
– À ce passage, Libardo était toujours en larmes, me murmure à l’oreille l’un de ses amis d’avant.
– Il avait une chanson pour chaque femme, me dit un autre.
Ou il n’a pas compris qui j’étais quand on nous a présentés, ou, comme je suis un adulte, il se dit qu’il peut faire état des maîtresses de Libardo. Ou c’est la façon d’être habituelle des narcos, grossiers quand ils parlent.
Ils me resservent du whisky sans me demander si j’en veux et même si mon verre est encore à moitié plein. Celui qui est à ma droite dit :
– Cette chanson, c’était la sienne, la sienne à lui, et c’était toujours un problème parce qu’il n’y avait pas un musicien qui la connaissait. Je lui avais dit que cette chanson le trahissait, on ne peut pas avouer comme ça qu’on a peur de la peur.
Il est interrompu par les applaudissements pour Nelson. Je m’inquiète pour mes copains qui sont dehors, il ne faudrait pas qu’ils me laissent, ma valise est restée dans la voiture de Pedro. En plus, je n’ai pas l’adresse de Fernanda.
Nelson s’approche pour me dire :
– Et là, ton père, il s’effondrerait en sanglots.
– Oui, il me l’a déjà dit.
Je montre celui qui est à côté de moi.
– Et toi, tu trouves ça comment ? me demande Nelson.
– Très bien, vous chantez tous très bien.
– N’en rajoute pas. Pour nous ce n’est qu’un hobby, on se retrouve tous les quinze jours pour se lâcher un peu. Il éclate de rire avant de me regarder et de me dire : Ton père, il aurait adoré chanter en karaoké. C’était un vrai mélomane.
C’est vrai. Libardo avait la passion des chaînes stéréo, il possédait toujours le dernier modèle, pas seulement à la maison mais dans les propriétés à la campagne et dans les voitures. Quand il était de bonne humeur, il écoutait de la musique avec le volume à fond, de la musique populaire dont Julio et moi nous nous moquions.
– Et les femmes ne sont pas invitées ? je demande à Nelson.
– C’est pas ça, c’est juste que la seule fois où on les a amenées, elles ont squatté le micro et elles ne nous ont pas laissés chanter.
Un autre homme s’approche, gros et souriant, un papier à la main.
– Vous avez choisi le prochain set ?
– Moi, je suis pour Y cómo es el, dit celui qui est à ma gauche.
– Fais pas chier, Baldomero ! lui lance Nelson. Encore celle-là ?
– La dernière fois, je ne l’ai pas chantée.
– Parce que t’étais pas là. Mais la fois d’avant, et celle encore d’avant, et avant celle d’avant…
– Non mais, écoutez-moi ça, proteste Baldomero. Voilà qu’il veut décider ce qu’on peut chanter ou pas.
– Viens voir, on va demander la liste des chansons pour que tu regardes, propose le gros, qui s’en va avec lui.
– Au fait, il faut que j’y aille, dis-je à Nelson.
– Mais il est encore très tôt. Nous, ici, on fait jusqu’à cinq sets de chansons. Tu vas pouvoir chanter toi aussi.
– Chanter, moi ?
On dirait des mômes. Ils n’arrêtent pas d’aller d’un côté à l’autre, de chaise en chaise, de table en table, ils parlent fort, éclatent de rire. Je ne reconnais aucun de ceux qui venaient voir Libardo, mais douze ans ont passé, ce sont peut-être les mêmes, en vieux. Qu’est-ce qu’ils font de leur temps aujourd’hui ? Est-ce qu’ils trafiquent toujours dans la coke ? Ils ont soldé leurs comptes avec la justice ? Ils sont toujours armés, même si à Medellín cela ne veut rien dire. Est-ce qu’ils vont mourir de vieillesse, eux ?
– Et ta mère, elle va comment ? me dit Nelson, et la question me laisse bête.
– Pourquoi tu me demandes ça ?
Nelson hésite, boit, applaudit le gros qui a commencé à chanter. Lui, il est bon, me dit-il. Lui, il sait chanter. Pourquoi tu me demandes ça ? je lui répète. Lui, oui, il a pas seulement les couilles, il sait vraiment chanter le boléro. Nelson, c’était quand la dernière fois que tu as vu ma mère ? Cela fait longtemps, mon garçon, plus de deux ans, j’imagine qu’elle est toujours aussi belle, dit-il. J’imagine aussi, dis-je. Comment ça ? Je ne te comprends pas, me dit Nelson. Cela fait douze ans que je ne suis pas venu, je viens à peine d’arriver aujourd’hui, je lui explique. Ah merde, s’exclame Nelson, alors tout doit te sembler très différent.
– Qu’est-ce qu’elle a ma mère, Nelson ?
– Les plus beaux nibards du monde, dit-il avec un rire qui pue l’alcool. Excuse-moi, mon garçon, mais c’était ce que nous disions à ton père pour le taquiner.
Les autres accompagnent le gros en chœur. Et je meurs d’envie de t’avoir près, tout près de moi. Nelson lève son verre et se met à chanter lui aussi. Puis il me dit :
– Libardo, il avait une bonne oreille, mais la voix c’était pas ça, et il répète, dommage qu’il ait pas connu ça, il aurait adoré.
Je finis mon whisky en me remémorant la dernière image de Fernanda sur Skype. Il ne lui est rien arrivé, elle n’a rien, elle est comme toujours. Et si on me cachait quelque chose ? J’imagine le pire, et du coup je me ressers.
– Tu me fais plaisir, Larry, me dit Nelson en souriant. Lâche-toi, aujourd’hui c’est le jour de l’Alborada.
On entend soudain des coups forts frappés à la porte et des cris de gens en train de se disputer. Certains des hommes se lèvent, d’autres continuent à chanter. Qu’est-ce qui se passe ? demande l’un d’eux en prenant un des pistolets posés sur la table au centre. Un autre l’imite et ordonne : Arrêtez la musique ! Dehors, les cris et les coups vont crescendo. À côté de moi, tout le monde sort les armes de la ceinture, du blouson ou de la sacoche en cuir. Le seul à ne s’être rendu compte de rien est celui qui chante. Arrêtez la musique ! Qui surveille dehors ? demande un autre. La musique s’interrompt et le gros se retrouve seul à chanter à pleins poumons, tu es ma lune, tu es mon soleil. C’est John Jairo qui est dehors, dit l’un d’eux. Et il y a aussi Diego, dit Nelson, en parlant certainement du portier, le gros baraqué qui a failli ne pas me laisser entrer.
Je crains le pire : un règlement de comptes entre bandes, ou la police qui débarque, avec douze ans de retard. Un d’entre eux, qu’ils appellent “Carlos Chiquito”, un petit gros, se dirige vers la porte, le pistolet planqué dans le dos. Les autres restent, comme disait Libardo en cas d’alerte, “en situation de mobilisation maximale”.
Carlos Chiquito ouvre la porte et tombe sur plusieurs personnes tentant de forcer le passage. Il y a des femmes parmi eux. Le premier que je reconnais, tout rouge et le visage déformé par la colère, c’est Pedro le Dictateur. Derrière lui, la Chauve-souris lance des coups de poing, tout aussi hors d’elle. Carlos Chiquito lève son pistolet et moi j’élève la voix pour lui dire :
– Attendez, je les connais ! Ce sont mes amis.
Tout le monde baisse son arme, avec soulagement. Je vais à la porte pendant que Carlos Chiquito continue d’essayer d’imposer l’ordre.
– Du calme, tas de merdeux, leur dit-il.
Pedro m’aperçoit et crie :
– Relâchez-le, laissez-le partir !
– Qui ça ? demande Carlos Chiquito, désarçonné.
Je me glisse entre les gros bras jusqu’à Pedro.
– Mais qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous faites tout ce barouf ?
– Tu vas bien ? me demande Pedro.
– Larry, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? s’inquiète la Chauve-souris.
Julieth est avec eux, et il y en a d’autres aussi que je n’avais pas vus jusque-là. Nelson s’approche de la porte.
– Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ?
– Rien, Nelson, c’est juste mes amis qui me cherchaient.
Carlos Chiquito ordonne de refermer la porte. Je veux prendre congé de Nelson, mais les deux gros bras forment un mur impénétrable. Pedro me donne l’accolade. Putain, mec, on a craint le pire, me dit-il. Mais c’est qui ces types ? me demande Julieth. Pedro nous a fait peur, dit la Chauve-souris, avec toute cette histoire autour de la réapparition de ton papa, on pensait que… Je te jure, Dieu m’est témoin, que je pensais qu’ils t’avaient enlevé. Comment vous avez su que j’étais là ? je leur demande. Moi je t’ai vu, répond Julieth, et j’ai dit aux autres que je t’avais vu entrer ici avec deux types qui avaient des très sales gueules. Eh bien en fait, c’étaient des amis de mon papa, je leur explique. Il vaut mieux qu’on change d’endroit, propose la Chauve-souris. Oui, dit Pedro, on demande la note et on se tire. Je sens qu’autour de moi ils sont tous à me regarder et à se dire, encore ces types, et encore le fils de Libardo qui cherche les problèmes.
Dans la voiture, je récupère les muscles et les os qui s’étaient détachés de mon squelette au milieu de tout ce bordel. D’un ton las, je redemande :
– Je veux aller chez moi, Pedro. Je veux aller dire bonjour à ma mère.
– Pas la peine d’en rajouter, mec. C’est juste un malentendu.
– Ce n’est pas à cause de ça.
Je suis trop fatigué pour lui redire ce que je lui ai déjà dit si souvent. Ce n’est pas à cause de ça, c’est un tout.
– Tu es sûr que tu vas bien ? me demande Julieth, qui est assise à côté de moi, la main posée sur ma cuisse.
Non, je ne vais pas bien, mais je ne vais pas non plus le lui dire. Peut-être que plus tard je le raconterai à Fernanda et je lui dirai la tristesse de savoir que Libardo a laissé un souvenir beaucoup plus cher à ces vieux qu’à nous-mêmes, et qu’ils connaissent plus de choses à propos de papa qu’elle, que Julio et que moi-même.
2
Libardo a fait un effort surhumain pour ne pas s’effondrer quand il a vu le cadavre d’Escobar sur le toit de la maison anonyme dans laquelle se cachait l’homme le plus recherché au monde. La rumeur lui est parvenue avant qu’on en parle à la télé et lui, comme tout le monde, a pensé qu’il s’agissait d’une nouvelle mort inventée, une de plus parmi les nombreuses fois où Escobar était mort de son vivant. Mais moins d’une demi-heure plus tard, la radio a commencé à diffuser des bulletins. Mû par un pressentiment, il a appelé Fernanda pour qu’elle aille nous chercher au lycée.
Même si je suis plus jeune que Julio, nous étions tous les deux en première, mais dans des classes différentes. Mon frère avait redoublé alors que moi, j’étais bon élève. C’était toujours le chauffeur qui venait nous chercher, et ce jour-là nous avons été surpris en voyant deux pick-up : Fernanda était dans l’un, et les gardes dans l’autre. Elle avait l’air ailleurs, en train de fumer une cigarette et de pianoter sur le volant, comme pour accompagner une chanson. Julio et moi nous nous sommes approchés, un peu étonnés. Fernanda n’a pas été très claire, elle a dit que des manifestations étaient prévues pour la fin d’après-midi et que c’était pour ça qu’elle était venue nous chercher. Julio lui a demandé qui manifestait et elle lui a répondu que c’étaient les étudiants. Encore les étudiants, a-t‑elle dit, d’un ton méprisant. Mais moi, je savais déjà. La secrétaire du proviseur avait interrompu le cours de biologie pour dire quelque chose en aparté au professeur. À la fin du cours, il nous a dit que les informations étaient confirmées. J’ai senti que tout le monde dans la classe se retournait pour me regarder.
– Ils ont tué Pablo, ai-je dit à Fernanda, une fois dans la voiture.
Elle m’a jeté un coup d’œil dans le rétroviseur, et Julio, qui était devant à côté d’elle, a demandé, surpris :
– Comment ?
– C’est une rumeur, a dit Fernanda.
– C’est pour ça que tu es venue nous chercher, ai-je dit.
– Mais c’est vrai, maman ? lui a demandé Julio.
– C’est une rumeur, rien n’est encore confirmé, a-t‑elle insisté.
Julio a allumé la radio. Fernanda l’a éteinte, Julio l’a rallumée et elle lui a dit, éteins ça, j’ai mal à la tête. Elle ne veut pas qu’on le sache, ai-je dit depuis derrière. Julio a tourné le bouton pour trouver une station d’informations. Fernanda m’a de nouveau regardé dans le rétroviseur et a dit :
– Je ne veux rien savoir de tout cela.
Elle a enfoncé l’allume-cigare, a sorti un paquet de cigarettes de son sac, l’a secoué mais rien n’en est sorti. Julio a réglé la radio sur une des innombrables stations commentant la nouvelle. Très excité, le speaker expliquait que la zone était bouclée par l’armée, que le cadavre de celui qu’on présumait être Escobar était toujours étendu sur le toit, et que certains soldats, les bras en l’air, faisaient avec les doigts le V de la victoire. Fernanda a de nouveau tapé le paquet contre sa cuisse avec un juron. L’allume-cigare s’est éjecté et elle a dit à Julio, ramasse-le et sors-moi une cigarette. Julio a dit, ça va foutre le feu, il voulait parler de l’information.
Fernanda a gardé le silence tandis que Julio n’arrêtait pas de zapper d’une station à l’autre. Tout le monde rivalisait d’emphase et d’hypothèses, à chaque nouveau bulletin on promettait du neuf. Fernanda a failli percuter une autre voiture. Moi, je regardais par la fenêtre, fermée malgré la chaleur de l’après-midi, et il me semblait que les visages et tout ce que je voyais reflétaient l’agitation racontée à la radio. Si ce qui était annoncé était vrai, ce jeudi de décembre allait briser en deux morceaux notre histoire récente. Nous en avions le pressentiment, Fernanda entre coups de frein et coups de volant, tandis qu’elle tirait sur sa cigarette, et Julio, qui ne quittait pas la radio des yeux, comme si en sortaient des images de ce qu’ils étaient en train de raconter presque en hurlant. Et moi, qui continuais à regarder dehors et qui sentais dans tous les regards comme un reproche, comme si ce qui commençait à advenir était de ma faute.
Fernanda est entrée dans la maison par la porte de la cuisine, et elle est montée s’enfermer dans sa chambre. Du dehors, on entendait la télé dans le salon. On a trouvé Libardo concentré sur les infos, en train de marmonner, blanc comme un linge. Dès qu’il nous a vus, il a cherché la télécommande pour éteindre en vitesse l’appareil. Il nous a souri comme si nous l’avions pris par surprise.
– On a écouté les nouvelles à la radio, a dit Julio.
– Il ne se passera rien, les garçons, déclara Libardo, mais sa voix était nerveuse.
– Ça va être un énorme merdier, papa, a dit Julio.
– Le merdier, ça fait longtemps qu’il est là, a lancé Libardo avant de demander : Et maman ?
– Elle est montée, lui ai-je répondu.
Je me suis approché de la table au centre, j’ai pris la télécommande et j’ai rallumé la télé. Ils étaient en train d’essayer de le descendre du toit sur une civière qui oscillait entre les bras qui la portaient. Il était là, allongé, barbu, ensanglanté, le ventre à l’air ; en d’autres mots, mort. D’autres bras tendus l’attendaient plus bas pour le recevoir, pour le toucher ou pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un piège. La balle qui était entrée par son oreille lui avait déjà enflé le visage et déformé les traits. On ne pouvait jurer, à cet instant, que c’était bien lui.
– Éteins ça, Larry, m’a ordonné Libardo.
– Mais pourquoi vous ne voulez pas qu’on le sache ? ai-je protesté en serrant contre moi la télécommande.
– Parce qu’ils disent des choses qui ne sont pas vraies.
– Il est pas mort, peut-être ? ai-je lancé sur un ton défi.
Libardo a hésité. L’image tremblait sur l’écran tandis que la civière disparaissait dans la cohue. Les journalistes essayaient de la suivre, ils haletaient ou trébuchaient ou s’emmêlaient les pieds dans les câbles des caméras. L’émotion en direct a rendu Libardo nerveux.
– Éteins ça, merde, m’a-t‑il dit entre ses dents avant de crier : Fernanda, Fernanda !
– Elle dit qu’elle a mal à la tête, papa, a répété Julio.
Le téléphone s’est mis à sonner.
– Qu’est-ce que tu veux voir de plus ? a insisté Libardo. Ils vont l’emmener.
– Alors ? je lui ai demandé. Il est vivant ou il est mort ?
Le téléphone continuait à sonner.
– Répondez ! a crié Libardo en direction de la cuisine. Il est mort, nous a-t‑il dit finalement, d’une voix à nouveau tremblante.
Il s’est essuyé le visage et a éteint la télé. Dans le fond, le téléphone a continué à sonner jusqu’à ce que quelqu’un réponde.
– Tout ira bien, nous a dit Libardo.
J’ai lancé la télécommande sur le canapé et Julio est monté dans sa chambre en courant.
– Notre mois de décembre est foutu, ai-je dit à Libardo, mais il a secoué la tête.
Il s’est assis dans son grand fauteuil en cuir et a dit :
– Le seul qui est foutu, c’est le mort.
Libardo a passé le reste de la journée au téléphone. Il n’est pas sorti de la maison et s’est enfermé plusieurs fois au garage pour parler depuis le téléphone de la voiture. Sa voix forte n’était qu’un murmure de réponses courtes, de phrases menaçantes et de questions pour savoir ce que pensaient les autres, ou pour demander où était untel, ou pourquoi certains ne décrochaient pas. Il allait et venait, en jetant toujours des coups d’œil par la fenêtre.
Il avait rallumé la télé, avec le son au minimum. On continuait à montrer la maison du quartier Los Olivos, le toit avec les tuiles cassées, les taches de sang, la foule contenue par des policiers et des soldats très agités. Les déclarations se sont succédé, le ministre de la Défense, celui de l’Intérieur, le maire, le gouverneur, le chef de la police, celui de l’armée, et finalement le président. Libardo les a tous écoutés attentivement, accroché à un verre de rhum qu’il remplissait chaque fois qu’il le terminait.
Fernanda n’a pas quitté sa chambre de la journée et de la soirée. L’une des employées de la maison lui a monté une carafe d’eau et, plus tard, un bol de soupe. Julio et moi sommes descendus pour le dîner. Nous avons continué à regarder les nouvelles sur la télé de la cuisine. Nous étions seuls quand Libardo est entré pour chercher des glaçons.
– Juan Pablo a appelé, nous a-t‑il dit.
– Et alors ? a demandé Julio.
– Il a dit qu’il allait se venger et tous les tuer.
– Les tuer ou nous tuer ? ai-je voulu savoir.
– Les tuer, a précisé Libardo, en tout cas c’est ce que j’ai compris.
– Demain, il y a lycée ? a demandé mon frère.
– Bien sûr qu’il y a lycée.
– Et nous on va y aller ? a redemandé Julio.
– Mais bien sûr, ici tout va continuer comme avant.
Quand il s’est retourné, nous nous sommes rendu compte qu’il avait son pistolet glissé sous sa ceinture, dans le dos, sur la hanche. Quand j’ai de nouveau regardé l’écran, j’ai ouvert de grands yeux, pétrifié.
– Regardez, ai-je dit.
– Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Libardo.
J’ai montré la télévision du menton. Escobar était de nouveau là, allongé sur ce qui ressemblait à une table d’autopsie, même si à cause de la balance suspendue au plafond il semblait plutôt qu’on l’avait mis à l’étal d’une boucherie. Il avait le pantalon baissé jusqu’à mi-cuisse, un slip blanc, le ventre toujours à l’air, la barbe drue comme celle d’un prophète, les cheveux hirsutes, mouillés, en sueur et ensanglantés. Ce qui était montré était juste une photo prise de sang-froid par quelqu’un, mais cela a suffi pour que Libardo, pour la première fois depuis qu’il avait appris la nouvelle, s’écroule en larmes sur une chaise. Je me suis enfui dans ma chambre, pas à cause de ce qui était montré à la télé, mais parce que je n’avais jamais vu mon père pleurer comme ça. J’ai juste pu voir que Julio, maladroit et peu familier de la douleur des autres, lui posait une main sur l’épaule, mais Libardo continuait à se griffer le visage, tout secoué de sanglots, murmurant des jurons entre ses dents serrées.
À cette même heure, et en d’autres endroits de Medellín, des lancers de pétards célébraient la mort du méchant.
3
L’employée de British Airways eut un moment d’hésitation en découvrant les quatre prénoms sur le passeport de Maria Carlota Teresa Valentina Rivero Lesseps, jusqu’à ce qu’elle déchiffre le premier nom de famille et se mette alors à l’appeler Miss Rivero. Elle l’enregistra, lui remit les reçus des valises qu’elle avait déposées, lui rendit ses papiers et le coupon d’invitation pour le salon VIP. Dans sa famille, on l’avait toujours appelée Maria Carlota, ou Carlota tout court, et c’était au collège qu’on avait commencé à l’appeler Charlie. Les prénoms à tiroirs, c’était la faute de ses parents, qui ne s’étaient pas mis d’accord sur un seul.
Après avoir passé le contrôle d’immigration, Charlie avait traîné sa valise de cabine entre les rayons du duty free. Toutes les choses qu’elle regardait, elle les avait déjà. Elle prit le spray de démonstration pour se remettre du parfum. Elle récapitula dans sa tête la liste des cadeaux de Noël, avec la sensation d’oublier quelqu’un. Dans une autre boutique, elle acheta deux magazines people et un paquet de chewing-gum. Pendant qu’elle se dirigeait vers le salon VIP, elle reçut un message de Flynn lui demandant si tout allait bien et si elle avait déjà franchi le contrôle. Charlie lui envoya un OK, et Flynn lui renvoya un cœur.
Dans le salon, elle prit des noix et commanda de l’eau gazeuse, avec une tranche de citron. Elle s’installa dans un fauteuil qui était tourné vers la piste et, tout en regardant atterrir et décoller des avions, elle se demanda pourquoi Flynn ne parvenait pas à la combler totalement. Ou ce qui lui manquait. Dans le projet de passer Noël en Colombie, il y avait aussi l’intention de voir si la distance produisait un effet sur les sentiments qu’elle éprouvait à son égard.
Elle feuilleta un moment les magazines tout en vérifiant de temps à autre la liste des prochains départs. Dès que le vol pour Bogota se mit à clignoter, elle prit ses affaires et alla aux toilettes. Elle se sentit satisfaite de la dernière inspection face au miroir. Elle aimait la combinaison de l’imper Burberry et du jean déchiré. Elle partit pour la salle d’embarquement, saisie soudain par l’anxiété du retour. Elle prit son téléphone pour envoyer à Flynn le message qu’elle lui avait promis : J’embarque. Un appel entrant, d’un numéro inconnu, interrompit l’écriture du message. Elle était aussi en train d’hésiter à ajouter un Je t’aime. Elle pressa le pas parce que la porte 27, où elle devait aller, était loin et que l’aérogare était noire de monde. Je t’aime, finit-elle par mettre. De nouveau la sonnerie du téléphone, un numéro avec beaucoup de chiffres et le préfixe de la Colombie. Et aussi un autre message de Flynn. Moi aussi, bon vol, appelle-moi quand tu arrives. Elle revit plusieurs images de la nuit précédente. Flynn en train de la sucer, la verge de Flynn, les tapes qu’il lui avait données sur les fesses au moment où elle jouissait, le vide qu’elle avait ressenti après. Dans un autre message, Flynn lui dit qu’elle lui manquait déjà, et dans un autre encore il lui demanda si elle était déjà à l’intérieur de l’avion. Au troisième appel, elle se sentit agacée ; il lui restait encore dix portes pour arriver jusqu’à la sienne. Alors qu’elle se hâtait parvint une autre demande de Flynn. Envoie-moi une photo, tout de suite, je veux te voir. Puis encore le numéro inconnu et juste au moment où elle arrivait dans la salle, avec les derniers passagers en train d’embarquer, un message qui n’était pas de Flynn mais de Cristina, sa sœur, qui lui disait, réponds s’il te plaît, papa est mort.