Publication : 02/04/2004
Pages : 288
Grand Format
ISBN : 2-86424-500-0

Sous la montagne blanche

Galsan TSCHINAG

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18 €
Titre original : Der weisse Berg
Langue originale : Allemand
Traduit par : Dominique Petit

Dshuruguwaa fréquente une école très éloignée géographiquement et culturellement de la steppe où vivent les louvas, sa terre natale, celle de ses ancêtres. Il suit le "Chemin du savoir" qui le conduit dans les voies de l'éducation moderne, "socialiste" à la mode soviétique des années 60, et qui prétend détruire les traditions millénaires de son peuple. Sa foi dans le Père-Ciel et la Mère-Terre est considérée comme arriérée et réactionnaire, les chamans sont poursuivis. Le jeune Dshuruguwaa, qui se sent une vocation de chaman, est déchiré entre tradition et modernité, réalisation de la liberté individuelle et responsabilité à l'égard de la famille, du clan, de la tradition.

C'est dans ce contexte que l'adolescent grandit, fait ses premières expériences sexuelles et rencontre le grand amour.

L'écriture narrative de G.Tschinag allie avec talent un sujet "oriental exotique" à une langue occidentale minimaliste. Et au détour d'un récit autobiographique apparaissent les conflits fondamentaux de notre époque, l'homme déchiré entre le savoir instrumentalisé et le savoir mythique, ainsi que le devenir des cultures minoritaires dans le monde moderne.

  • « G. Tschinag reprend les thèmes de ses précédents romans, dans lesquels il évoquait avec une grande sensibilité le déchirement culturel et la frénésie civilisatrice auxquels furent soumises les peuplades du Haut-Altaï. Il nous entraîne dans un voyage initiatique étrange et peuplé d'obstacles aux côtés d'un héros attachant et vrai. »(Page des libraires)

    Sandrine Maliver-Perrin

PROLOGUE

Voici le récit d'une maladie fulgurante qui, au lieu de me tuer, m'a détruit, me privant de ma mort pour longtemps. Bouleversant le temps et les pages, elle a tout d'abord commencé ainsi :

Le vingt-sixième jour du dernier mois de l'année 1958, je me vois comme le membre le plus célèbre de la communauté des élèves, qui en compte plusieurs centaines; je reçois en effet trois distinctions : pour mes études exemplaires, pour un journal mural écrit de A à Z en allitérations et pour un poème rédigé à l'occasion du concours d'écriture annuel. Le directeur me qualifie de poète et annonce qu'il va s'employer à faire imprimer cette œuvre. Moi, debout à ses côtés, les bras chargés de présents emballés dans du papier brillant et coloré, la main de l'homme puissant sur mon épaule, je lis dans les regards que pose sur moi l'assemblée réunie pour la fin de l'année scolaire et qui remplit de fond en comble la salle du club ce respect primitif et sacré qui s'exprimait au cours des nuits chamaniques d'autrefois.

Des heures plus tard, je suis seul, je marche d'un pas vif dans la steppe qui commence aux confins de la cité; je me concentre et réfléchis à ma situation : impossible que mes cinquante kilos et mes cent soixante centimètres constituent tout ce que je représente. Sans parler de ce que j'ai lu et entendu, de ma formation après huit années d'école. Je suis bien plus que cela. Dès le début, l'instant semble m'avoir été propice. J'ai dépassé l'âge de nourrisson qui a été fatal à trois de mes frères juste après et avant moi. Je me suis départi très tôt de l'enfance et j'ai bien entamé mes années d'adolescence. La nature m'a doté d'une intelligence vive, d'un corps solide et d'un caractère ouvert. La machine du temps a si bien fonctionné en moi que mon esprit éveillé a su distinguer l'utile du nuisible. Cela m'a permis d'échapper aux griffes de la superstition. J'ai éradiqué en moi et autour de moi les restes amoncelés de l'arriération et je me suis engagé de façon irréversible sur le chemin qui mène à l'homme civilisé des temps modernes. J'ai tué en moi le chaman et aplani la voie du poète.

Je prends une décision : la date d'aujourd'hui sera définitivement considérée comme le jour et le mois de ma naissance; moi qui jusqu'à présent, chaque fois qu'il était question de mon âge, hésitais entre quatorze et dix-sept ans, suivant l'humeur et le besoin, j'aurai désormais quinze ans; l'époque mi-chèvre, mi-chou, mi-enfant, mi-adulte, est révolue, me voici témoin à part entière de mon époque. Je porterai ma part de son fardeau et je contribuerai à forger son destin; j'écrirai comme je respire; j'écrirai et, en écrivant, je parviendrai à la maturité, je m'épanouirai et progresserai avant que de faner - ayant débuté tôt, je finirai tôt. Il me faut devenir ce que personne encore n'est devenu, et pour y parvenir, me libérer de tout obstacle, sans cesse conscient de la place singulière que j'occupe dans ma classe, mon école, ma tribu. Je m'efforcerai de grimper toujours vers les sommets et de ne jamais descendre, m'élevant solitaire au milieu de la foule des humains comme un pic qui domine le monde d'ici-bas.

Je vis les jours suivants dans une sorte de rage contenue, je parcours un sentier visible pour moi seul et je m'isole des autres. Étrange comme ces barrières semblent perçues très vite, bien que personne n'ait pu les voir. La rapidité et la violence avec lesquelles la solitude m'envahit m'ébranlent presque. Mais sans doute doit-il en être ainsi : si je suis né pour devenir un pic, je dois demeurer un pic et abaisser mon regard compréhensif et indulgent vers la foule stupide et grouillante des éternels enfants qui m'entourent. Je fais un bilan, j'établis un constat, je calcule. Le dernier jour de l'année est aussi le 5384e de ma vie. Il m'offre en présent un poème de huit longues strophes de huit vers que j'enregistre sous le numéro d'opus 409 dans un nouveau cahier de poésie, le huitième écrit de ma main. On dit qu'Alexandre Pouchkine a laissé huit cents poèmes, je parviendrai sûrement jusqu'à mille, au moins. Mais mon but n'est pas de devenir un second Pouchkine, un Pouchkine de l'Asie et des steppes, un Pouchkine plus jeune, voire plus brillant - le ciel m en préserve, je n'ai pas cet orgueil ! Néanmoins, l'être que je porte et laisse croître en moi tel un enfant n'est pas modeste pour autant : son but est ni plus ni moins de devenir un Lermontov du xxe siècle qui quittera lui aussi la scène du monde à vingt-sept ans ! Il me faut donc écrire non pas de beaux vers, mais des mots assez forts et vigoureux pour contribuer à arracher de ses gonds le vieux monde pourri afin de le jeter sur le bûcher de l'histoire.

Même s'il est probable que je puisse le dépasser en volume d'écrits, cela ne veut pas dire grand-chose, car sa force et son mordant le rendent à jamais inégalable. Je me contenterai de renouveler et de parachever son œuvre. Ce qu'il n'a pas pu accomplir, je l'accomplirai. C'est au fond une évidence dont je suis honteux car, contrairement à lui, je jouis des faveurs de l'instant : sous-officier du tsar, il était condamné à moisir dans les ténèbres qui précèdent l'aube, au fond de cette prison universelle appelée Russie, alors que moi j'ai vu le jour dans le clair matin de l'histoire. Le jeune socialisme pionnier et conquérant est mon véritable berceau et le monde tout entier, rajeuni et purifié par la puissance parfois destructrice de son feu et de sa flamme, est ma vaste patrie. Certes, la nature m'a doté d'une enveloppe mongole, mais je sais que j'aurai la force nécessaire pour dépasser mes origines et me libérer du poids de toutes ces forces de second ou de troisième ordre : patrie, histoire et race, par exemple. Mon coeur et mon esprit me permettront de m'élever au-dessus de tout critère national, fort d'un calibre et d'une charge explosive plus puissants que ceux de quiconque avant moi.

Tout comme il est vrai que je suis le fruit de la planète Terre en tant qu'être biologiques il est également juste que je suis le fruit de mon temps en tant qu'être spirituel - je le servirai donc, comme d'autres ont servi rois et princes. Je me dépouillerai de tous les mots, l'un après l'autre, et semblables à des étincelles, ils acquerront l'intensité de la flamme qui éclaire les ténèbres.

Voici les sublimes réflexions qui m'accompagnent tout au long de cette dernière journée de l'année. Avec impatience, je m'apprête à accueillir la suivante, comme on accueille un veau nouveau-né. Pareil au petit animal rond et chaud blotti dans le ventre de sa mère, le petit du temps, le museau pressé contre le bout de la queue de son parent en mouvement, attend sans doute lui aussi, aux aguets. Et lorsque le jour vieillissant deviendra soir, le soir nuit, la nuit atteindra minuit, il s'échappera du corps invisible mais omniprésent et tout-puissant du temps, ce grand ruminant.

Je me sens supérieur à tous les gosses stupides qui s'ébattent autour de moi, et même à tous les adultes qui les entourent, apparemment atteints par la contagion. J'ai le devoir d'accueillir le nouveau venu dans la vie, dans l'histoire, de l'élever avec moi tout au long de bonnes journées, de bonnes semaines, de bons mois, et enfin d'une bonne année méritante. Pour moi, bon est le temps lorsqu'il est productif. Mais contrairement à ce que l'on attend d'un petit animal, j'entends que le petit du temps rapporte tout de suite et à long terme. Je veux pouvoir le traire, le tondre et l'abattre. Son lait, sa chair, sa laine et son cuir seront la poésie qui fournira à de nombreuses âmes assoiffées, affamées et glacées tout ce qui leur fait cruellement défaut. Néanmoins je l'avoue, c'est à moi-même que je pense avant tout, car chaque poème représente une maille, une brique de l'ouvrage monumental que je tisse et construis.

Plus l'année vieillissante touche à sa fin et que la jeune année approche avec ses vagues qui vous fouettent le sang et son souffle rafraîchissant, plus je me sens d'humeur solennelle; par-delà cette nuit et bien d'autres encore, il me semble que m'attend quelque part, tout près, tel un pic de marbre blanc, la gloire éternelle. Je me sens parcouru de frissons, quelque chose pénètre en moi, se répand et me transperce d'une infinité de petites aiguilles glacées. Je ressens comme un sentiment d'urgence la douleur qui m'envahit. L'impatience me tourmente, il me reste encore douze pleines années à vivre.

Galsan Tschinag est né en 1944 dans une famille d’éleveurs nomades touvas en Mongolie occidentale et a passé sa jeunesse dans les steppes du Haut-Altaï, aux confins de l'Union Soviétique.
Après son bac à Oulan-Bator, bénéficiant des programmes de coopération entre les pays communistes, Galsan Tschinag a la possibilité d’étudier la linguistique à Leipzig, en RDA. Il écrit soit en mongol soit en allemand. Son premier ouvrage, Ciel bleu, est publié en Allemagne en 1994. Il obtient le prix Adalbert von Chamisso, récompensant un auteur étranger écrivant en allemand.
Parallèlement à l'écriture, Galsan Tschinag se consacre à la protection des coutumes de son peuple, menacées par les dangers de la modernisation.

Bibliographie