Miguel quitte New York pour s'installer dans une bourgade du Vermont avec sa mère et sa petite sœur. Loin de son père et de ses amis d'enfance, il peine à s'intégrer à la petite communauté. D'autant que débarque bientôt Tía Lola, tout droit venue de la République dominicaine. Cette tante fantasque et singulière, il la trouve d'abord fort encombrante. Mais rapidement, celle qui ne devait rester que quelques semaines le confronte à ses propres origines, à cette culture qu'il n'a jamais vraiment connue. Peu à peu et malgré la barrière de la langue, c'est tout le village qui est séduit par la gentillesse et l'extraordinaire humanité de cette femme un peu magicienne, qui panse les âmes et les cœurs...
Chapitre 1
UNE SIMPLE VISITE
"Pourquoi on ne peut pas l'appeler Tante Lola?" demande Miguel à sa mère.
Demain, leur tante arrive de République dominicaine pour leur rendre visite dans leur nouvelle maison du Vermont. Ce soir, ils défont les derniers cartons de la cuisine avant de dîner.
"Parce qu'elle ne parle pas du tout l'anglais, explique sa mère.
-Tía veut dire tante en espagnol, n'est-ce pas, Maman?" interroge Juanita. Quand leur mère leur tourne le dos, Juanita adresse à son frère un sourire supérieur.
Leur mère considère avec tristesse un bol bleu qu'elle vient de déballer.
"Alors tu vois, Miguel, si tu l'appelles Tante, elle ne comprendra pas que tu t'adresses à elle."
C'est bien, pense Miguel, je n'aurai pas grand-chose à lui dire, à part adios, au revoir! Mais il se tait. Il sait pourquoi sa mère contemple le bol bleu et il ne veut pas la déranger au milieu d'un souvenir.
"Alors, je t'en prie, Miguel, lui dit sa mère, appelle-la juste Tía Lola. D'accord?"
Miguel acquiesce, ou peut-être bouge-t-il seulement la tête pour écarter les cheveux qui tombent dans ses yeux. Ou peut-être les deux.
C'est le dernier jour de janvier. Ils ont déménagé de New York quatre semaines auparavant, pendant les vacances de Noël dans une ferme que Mami a louée par téléphone à un agent immobilier. Les parents de Miguel et de Juanita sont en train de divorcer, et Mami a été engagée comme psychologue dans un petit collège du Vermont. Papi est peintre, il aménage les vitrines des grands magasins la nuit.
Le matin, au lieu d'aller à l'école à pied comme ils en avaient l'habitude à New York, Miguel et Juanita attendent le bus de ramassage scolaire près de la boîte aux lettres. Il fait encore noir quand ils le prennent et qu'ils empruntent la route poussiéreuse, qu'ils passent devant la bergerie de leur voisin, pour se rendre en ville. La nuit est déjà tombée quand ils rentrent chez eux en fin de journée et qu'ils arrivent dans la maison glacée. Mami n'aime pas l'idée que Miguel et Juanita restent seuls, sans adulte, et c'est en grande partie la raison pour laquelle elle a invité Tía Lola à venir les voir.
"Pourquoi ne pas demander à Papi de venir s'occuper de nous, plutôt?" voudrait bien suggérer Miguel. Il ne comprend pas vraiment pourquoi ses parents ne peuvent pas rester mariés, même s'ils ne s'entendent plus. Après tout, il ne s'entend pas très bien avec sa petite sœur, mais sa mère dit toujours: "Juanita, c'est ta familia, Miguel!" Pourquoi ne peut-elle pas se dire la même chose pour Papi? Mais Miguel n'ose pas le lui dire. Ces jours-ci, Mami fond en pleurs pour n'importe quoi. Quand ils sont venus voir la vieille maison pour la première fois, avec sa peinture blanche écaillée, Mami avait les yeux pleins de larmes.
"Elle a l'air hantée, a hoqueté Juanita.
- Ça a l'air d'une ruine, a rectifié Miguel. Même Dracula n'y vivrait pas."
Mais, en apercevant le visage attristé de sa mère, il a ajouté aussitôt: "Au moins, tu n'auras pas à craindre les fantômes, Nita!"
Sa mère a souri à travers ses larmes, lui étant reconnaissante d'être beau joueur.
Après avoir dégagé quelques cartons, la famille se met à table. Chacun doit choisir l'en-cas qu'il préfère pour son dîner. Juanita choisit des SpaghettiOs, leur mère des haricots rouges et Miguel une boîte de Pringles. "C'est seulement pour un soir, pour que nous puissions finir de tout ranger avant l'arrivée de Tía Lola", leur explique leur mère pour justifier ce menu bizarre. Elle rentre tard le soir de son travail, elle a peu de temps pour défaire les cartons et cuisiner. Jusque-là, ils ont surtout dîné en ville, dans un restaurant. Rudy, le propriétaire chaleureux aux joues rouges, leur a proposé un marché. "Bienvenue au Wagon spécial, il appelle ça. Trois repas pour le prix d'un et vous m'apprenez un peu l'espagnol."
Mais même Miguel en a assez des pizzas et des hot dogs-frites.
"Merci pour ce délicieux dîner, Mami ", dit Juanita, comme si c'était sa mère qui avait préparé le repas, avant de tout mettre dans des boîtes de conserve marquées Goya et SpaghettiOs et d'en réchauffer le contenu au micro-ondes. Elle voit toujours le bon côté des choses.
"Je peux avoir quelques chips, Miguel? demande-t-elle à son frère.
- C'est mon paquet, lui rappelle Miguel.
- Mais tu peux partager, suggère sa mère. Fais comme si nous étions au restaurant chinois et que nous partagions tous les plats.
- Nous ne sommes pas chinois, rétorque Miguel. Nous sommes latinos."
À sa nouvelle école, il a dit la même chose à ses camarades de classe. Avant, à New York, il y avait beaucoup d'enfants qui lui ressemblaient. Il y avait même des gens qui pensaient que lui et son meilleur ami, José, étaient frères. Mais ici, dans le Vermont, ses cheveux noirs et sa peau brune ne passent pas inaperçus. Il se sent tellement différent des autres. "Tu es indien?" l'a interrogé un enfant, impressionné. Un autre lui a demandé si sa couleur s'en allait, comme le bronzage. En trois semaines, il ne s'est pas fait un seul ami.
"Je n'ai pas dit de faire semblant d'être chinois, seulement de faire semblant d'être au restaurant chinois..." Et brusquement, elle paraît être au bord des larmes.
Miguel tend son paquet de chips à Juanita - il est prêt à tout pour ne pas voir encore sa mère pleurer. Elle regarde le bol, comme si elle avait oublié qu'il était là, sous la nourriture, pendant tout ce temps. De ce bol bleu, le père et la mère de Miguel se donnaient des cuillerées de gâteau à manger le jour de leur mariage. Il y a une photo de cet épisode dans l'album blanc rangé dans le carton marqué "Albums/Grenier", qu'ils pourront défaire un peu plus tard, selon leur mère, dans un futur lointain peut-être.
Juanita, elle aussi, doit avoir remarqué que Mami a l'air triste. Elle se met à poser des questions sur Tía Lola, car sa mère est toujours contente de parler de sa tante préférée et de l'île où elle est née.
"Quel âge elle a, Mami?
- Qui?
-Tía Lola, Mami, Tía Lola que viene mañana", dit Juanita en espagnol. Cela fait aussi plaisir à sa mère, quand elle emploie des mots espagnols, íia pour tante, mañana pour demain. Tía Lola qui arrive demain.
"Elle est vraiment vieille?
- En fait, personne ne connaît l'âge de Tía Lola. Elle ne le dit pas ", lui répond sa mère. Elle sourit à nouveau. Ses yeux ont une expression lointaine. "Elle est si jeune de cœur que cela n'a pas d'importance. Ce sera amusant de l'avoir avec nous.
- Est-ce qu'elle est mariée?" demande Juanita. Mami leur a raconté qu'ils avaient des tonnes de cousins dans l'île, mais y en a-t-il qui sont les enfants de Lola?
"Je crains que Tía Lola ne se soit jamais mariée, soupire Mami. Mais, les enfants, faites-moi une faveur. Ne lui posez pas de questions à ce sujet, d'accord?
- Pourquoi? insiste Juanita.
- C'est une question délicate ", explique sa mère.
Juanita prend alors l'air de celle qui ne comprend pas son problème de mathématiques.
"Mais pourquoi elle ne s'est pas mariée?"
Miguel répond avant que sa mère ait eu le temps d'ouvrir la bouche. Il ignore comment l'idée lui est venue, mais elle lui échappe soudain avant qu'il puisse l'arrêter.
"Elle ne s'est pas mariée, comme ça elle n'aura jamais besoin de divorcer."
Mami ravale ses larmes. Elle se lève rapidement et quitte la pièce.
Miguel étudie les haricots dessinés sur la boîte de conserve que sa mère a sortie pour le dîner. Un petit haricot porte un chapeau mexicain.
"Tu as fait pleurer Mami!" pleurniche Juanita, et elle part à la suite de sa mère hors de la pièce.
Miguel se retrouve seul dans une cuisine pleine de courants d'air, avec toute la vaisselle sale à laver et la table à essuyer. Tout en faisant la vaisselle, il regarde par la fenêtre le monde gelé à l'extérieur. Haut dans le ciel, la lune est juste comme une petite tranche argentée. On dirait que quelqu'un en a avalé la majeure partie et n'a laissé que ce mince rayon de lumière pour Miguel.
Pour la première fois depuis qu'il a appris la nouvelle, il est content que sa tante arrive le lendemain. Cela peut être bien d'avoir une quatrième personne - qui lui parle - dans la maison, même si elle s'appelle Tía Lola.
Le lendemain à l'aéroport, la mère de Miguel ne trouve pas d'endroit où se garer.
"Les enfants, entrez pour que nous ne manquions pas votre tante. Je vous rejoins dès que je trouve une place.
- Je vais t'aider, propose Miguel.
- Miguel, amor, comment peux-tu m'aider? Tu n'as pas le permis. Les policiers vont t'arrêter s'ils t'attrapent à conduire ", le taquine sa mère.
Tendu comme il l'est par la visite de sa tante, sa nouvelle école et leur installation dans le Vermont, il pense qu'il ne verrait pas d'inconvénient à passer un an tout seul en prison.
"Por favor, chéri, veux-tu bien aller à l'intérieur avec ta sœur chercher Tía Lola?" Sa mère prend une voix suave comme une poignée de biscuits au chocolat du paquet qui est dans le placard. Impossible de résister.
"Los quiero mucho !", crie-t-elle aux deux enfants quand ils descendent de voiture. Je vous aime fort!
La foule pullule autour d'eux dans ce terminal, petit mais grouillant de vie. Juanita glisse sa main dans celle de Miguel. Elle a l'air effrayé, comme si toute cette assurance
espagnol qu'elle a montrée à sa mère s'était envolée en avion pour l'Amérique du Sud.
"Tu penses qu'on la reconnaîtra? demande-t-elle.
- On va attendre jusqu'à ce qu'on voie sortir de l'avion quelqu'un qui aura l'air de nous chercher", dit Miguel. Il voudrait vraiment que sa mère se dépêche de trouver une place de parking.