LIBERATION, Karla Suarez, 5 novembre 2005

LIBERATION, Karla Suarez, 5 novembre 2005

Et Paris pleure une pluie fine

SAMEDI

Contre la gueule de bois

Hier, c'était mon anniversaire et nous avons fait la fête, aussi me suis-je levée très tard, contente parce qu'elle était très réussie, mais avec cette sensation d'avoir le corps de travers après une longue nuit pleine d'excès. On appelle cela la gueule de bois, je le sais, et comme on n'y peut pas grand-chose, j'ai choisi l'intervention de première urgence qui s'impose dans ces cas-là : une bonne douche, une aspirine, un café bien fort et un grand sourire. Après quoi, j'ai pris ma tasse et je me suis assise devant la télévision pour regarder les informations. Les informations : voilà un bon remède contre la gueule de bois, car au bout de quelques minutes je sentais que j'étais tout à fait réveillée et que j'avais perdu le sourire. En Inde, un train a déraillé, 89 morts au moins, et autant d'autres morts et blessés dans une série d'attentats sur les marchés de New Delhi. Tout cela dans le même pays, en l'espace de quelques heures. Je me demande combien de gens meurent chaque jour pendant que nous dormons , combien ne seront plus là par la faute d'une main assassine, d'un accident ou d'une erreur humaine. Cette nuit, nous passons à l'heure d'hiver et nous avons l'illusion de gagner une heure. Nous disposons de soixante minutes supplémentaires pour qu'arrive quelque chose. Une heure supplémentaire pour engendrer un être humain et pour détruire massivement. Que va-t-il arriver cette nuit ?

DIMANCHE

Symphonie dominicale

Je ne sais pas pourquoi le dimanche a toujours l'air d'être une journée fade, un peu comme un creux, une pause, un répit. Je regarde par la fenêtre et, bien que Paris ait pris soin de nous offrir un climat presque estival au mois d'octobre, la rue est quasiment déserte. Des bruits de voitures au loin, un cri de temps en temps, mais tout est très tranquille. A La Havane, le dimanche avait aussi cette tonalité paisible. Pourtant, toutes sortes de musiques sortaient des fenêtres de mon immeuble, les voisins parlaient et se disputaient, le bruit s'infiltrait partout, mais c'était un bruit détendu. Symphonie dominicale. A Paris, je ne connais pas le son de la voix de mes voisins. Ici, le bruit est parfois assimilé à un gros mot. Je tape à la machine pour composer ma symphonie personnelle. Je dois travailler bien qu'on soit dimanche. A New Delhi, les familles pleurent leurs morts dans les attentats d'hier. Au Nicaragua et au Honduras, les gens s'apprêtent à recevoir l'ouragan Beta, le numéro 23 de la saison. Des choses arrivent, bien qu'on soit dimanche, jour fade, mais pas si fade que ça.

LUNDI

Requiem pour Antonio Soriano

Paris s'est réveillé sous un ciel couvert, et j'ai dans l'idée que la ville n'avait pas le coeur à rire, car ce matin, au cimetière du Père-Lachaise, on a incinéré Antonio Soriano, un grand intellectuel espagnol à qui cette ville avait offert l'hospitalité il y a des années. Soriano a été le fondateur de la fameuse Librairie espagnole de Paris, devenue un point de rencontre d'intellectuels de l'exil espagnol d'abord, et ensuite des lettres hispano-américaines. Tout le monde est passé par ce lieu et cet angle de la rue de Seine a rejoint l'imaginaire d'un Paris dont nous rêvions tous. Il y a un petit moment que la Librairie a été transférée rue Littré, où la famille Soriano entretient le même esprit. Ce matin, au Père-Lachaise, tout le monde était là, il y a eu des lectures et des interventions, et à la fin Paris s'est mis à pleurer une pluie fine, tout simplement parce que l'on regrette le départ des gens qu'on aime. Mais Antonio Soriano restera toujours dans le coeur des rues.

MARDI

Toujours la même histoire

Depuis que sonnent les cloches de la grippe aviaire, j'essaie d'observer sans trop d'inquiétude l'évolution de la situation. Pour qu'il y ait pandémie, il faudrait une mutation du virus qui affecte les oiseaux, pour que le dit virus puisse être transmis à l'homme, mais les experts ne peuvent pas dire s'il y aura mutation ni quand elle se produira. Comme il n'y a pas encore eu de mutation, il n'existe pas encore de vaccin. Et, pourtant, les Etats-Unis et plusieurs pays de l'Union européenne ont déjà acheté des vaccins pour protéger les populations contre la grippe aviaire actuelle. Alors, je me pose une question : si le virus tue et s'il y a risque de pandémie, ne vaudrait-il pas mieux créer un fonds international de vaccins ? La prévention est une obligation pour chaque pays mais, en ce qui concerne le traitement, ne vaudrait-il pas mieux penser qu'un virus concerne la planète entière ? Sinon, seul celui qui aura de l'argent aura le vaccin.

MERCREDI

En voyage

Je suis arrivée à Besançon pour participer au Latin' Festival. La ville : très belle. L'accueil à la librairie Camponovo : une merveille. Le festival : particulièrement intéressant. Il y a de tout, littérature, musique, cinéma, danse, photographie et fêtes. Ces manifestations me remplissent d'énergie, toute celle que transmettent les organisateurs. Merci et bonne chance !

JEUDI

La Havane à vau-l'eau

Aujourd'hui, j'ai vu des photos de l'ouragan Wilma sur La Havane, envoyées par un ami. C'est incroyable. Des gens ont de l'eau jusqu'au-dessus des genoux, certains sont en barque dans les rues du Vedado, la digue du Malec?n a pratiquement disparu et le hall du thé?tre Karl-Marx, où j'ai tant de fois attendu le début d'un concert, est devenu une piscine couverte. Le dernier souvenir que j'ai d'un phénomène de ce genre date du début des années 90, quand la mer a envahi la ville. Les tunnels de La Havane ont été complètement inondés et beaucoup de gens, équipés de palmes et de masque, plongeaient pour récupérer non pas des poissons mais des objets à la dérive, en provenance des réserves des hôtels du front de mer. Je ne peux préciser l'année, mais j'y étais, et je me rappelle un collègue de travail qui a réapparu, comme on revient de guerre, trois jours après le passage du cyclone : comme les eaux avaient enfin baissé, il a pu sortir de son immeuble et raconter l'angoisse du voisin qui vivait dans le garage, parce qu'il avait tout perdu, sa maison en réalité le garage s'étant retrouvée sous les eaux. La mer ne connaît pas la clémence. Je me rappelle aussi, et c'était plutôt drôle, la joie d'un ami qui vivait sur la côte dans une maison de rêve, quoiqu'un peu abîmée, et qui pour la première fois a vu sa piscine enfin remplie d'eau, piscine qui jusqu'alors n'était qu'un trou occupant une grande partie du jardin.

Je ne me rappelle pas le nom de cet ouragan, mais je me rappelle les anecdotes, car il fut inattendu, au moins dans ma vie. Quand j'étais petite, l'annonce d'un cyclone était une fête, car je savais qu'il n'y aurait pas école pendant au moins une journée, je restais à la maison pour aider mes parents à mettre des bandes adhésives sur les vitres et je me penchais au balcon pour regarder les garçons jouer dans la rue pleine d'eau. Ma rue était toujours inondée, d'ailleurs elle est inondée même s'il n'y a pas de cyclone, bien qu'elle soit loin de la mer, mais comme les égouts sont vieux et bouchés, il suffit d'une forte pluie pour transformer la rue en rivière, et pour moi c'était la fête.

Ensuite, les cyclones sont devenus une banalité, des pluies diluviennes, des vents violents, des phénomènes qui se reproduisaient année après année, typiques des tropiques. Et il est vrai que je n'ai pas d'autres souvenirs de ces ouragans terribles mais, en regardant les photos de Wilma, je suis vraiment étonnée, car ce n'est pas elle ou lui la vedette de la saison. De juin à fin novembre, c'est la saison des cyclones dans l'Atlantique, mais avec Wilma, non seulement on a déjà épuisé la liste des noms prévus pour l'année, mais on égale le record de l'activité cyclonique de 1933, côté quantité ; quant à l'intensité, elle est telle qu'en 2005, chaque cyclone espère ravir la vedette aux précédents. Nombreux sont ceux qui ont atteint les catégories 3, 4 et 5 sur l'échelle d'intensité, où 5 est le maximum, et l'un d'eux a même failli atteindre la péninsule ibérique. Il se passe des choses bizarres. Est-ce en rapport avec le changement climatique général de notre planète ? Il faudra poser la question aux spécialistes.

VENDREDI

Et je m'en vais en chantant

"Beaucoup de gens s'imaginent que la musique cubaine se résume à la salsa et au son... " Je viens d'entendre cette phrase dans une chanson de Luis Alberto Barber?a, jeune musicien cubain, et je suis bien obligée d'en rire, parce qu'elle traduit une vérité. Ainsi, je passe mon temps à écouter de la musique cubaine qui n'est pas à proprement parler de la salsa. En voici trois exemples. La chanson que je citais est sur le dernier disque de Habana Abierta, un groupe constitué de plusieurs musiciens, tous compositeurs et interprètes qui ont fait leurs débuts dans La Havane des années 80, dans la ville underground que je fréquentais. Cette génération, partant de ses racines (son, guajira, etc.), introduit des éléments du rock, du reggae, du jazz et même du rap, créant ainsi une fusion totale dans leur musique. Mais il ne s'agit pas d'un phénomène isolé. Prenons la bande sonore de Habana Blues, film du réalisateur espagnol Benito Zambrano, tourné à Cuba avec des acteurs et des musiciens cubains. Sur ce disque, nous passons du hip-hop au heavy-metal, de la cornemuse aux tambours bat?. Et nous trouvons à Paris Ra?l Paz, un autre musicien cubain avec un projet très intéressant, qui était à l'Olympia la semaine dernière. Bravo, Ra?l ! Il s'agit de voies de création différentes, mêlées à notre génie propre. Tels étaient les sons qui m'ont accompagnée tout au long de la semaine, mais comme il ne me reste plus de place, je reprends ma musique sous le bras et je m'en vais ailleurs.

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