Publication : 10/03/2023
Pages : 240
Grand Format
ISBN : 979-10-226-1248-7
Couverture HD
Numerique
EAN : 9791022612999

Je suis le châtiment

Giancarlo DE CATALDO

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Titre original : Io sono il castigo
Langue originale : Italien
Traduit par : Anne Echenoz

C’est un type étrange, le procureur Manrico Spinori della Rocca, un aristocrate de vieille souche, un peu coureur et fils d’une mère ludopathe qui a perdu toute la fortune de la famille au jeu. Mais si on consulte les statistiques, on ne peut que constater qu’il est très fort dans sa partie. Et il travaille avec les meilleurs, une équipe de femmes. De plus, il ne perd jamais son sang-froid, et il en faut quand on enquête sur la mort de Mèche d’or, un vieux beau, chanteur populaire, juré de la Nouvelle Star romaine et producteur de chanteuses débutantes. Les suspects ne manquent pas : une famille affreuse et rapace, un chauffeur silencieux et des jeunes filles naïves. De surprise en surprise, on suit Manrico à travers Rome et le répertoire de l’opéra, détenteur de toutes les solutions aux passions humaines. Car le procureur est sûr qu’il n’est pas d’expérience humaine, crime compris, qui n’ait pas déjà été racontée dans un opéra lyrique. Il suffit de trouver lequel et de remettre le mélodrame de la réalité au centre de la scène. Un délice de virtuosité et d’ironie.
Giancarlo De Cataldo s’amuse avec nous pour notre plus grand plaisir.

  • "Giancarlo De Cataldo en chef d’orchestre d’un lamento aux allures de polar. Une mélodie irrésistible."
    Damien Aubel
    Transfuge
  • "Du polar savoureux, constamment soutenu par une ironie imperceptible."
    François Forestier
    L'Obs
  • « Un régal. »
    Pauline Sommelet
    Point de vue

Prologue

Un homme en redingote, une plume à la main, écrit à la hâte des lignes sur une feuille. Derrière lui, une très belle femme en robe du soir. Ils sont dans un vaste salon, avec une cheminée et une table dressée. Tandis que l’homme écrit, la femme s’approche de la table, saisit un verre et le porte à ses lèvres. Soudain elle remarque le couteau aiguisé qui scintille à côté d’une assiette en céramique et, s’étant assurée que l’homme ne puisse pas la voir, s’empare lestement de l’arme. L’homme pose sa plume, appose un cachet sur la feuille, la replie et s’approche de la femme pour l’embrasser.

Nous y sommes.

Ce mercredi de novembre, le public qui s’était pressé à la matinée du Théâtre Costanzi de Rome retint son souffle. Le moment culminant approchait. L’orchestre tout entier se préparait à l’explosion bouleversante qui accompagnerait le châtiment du bourreau. Et tout le monde frémissait dans l’attente du coup de lame qui devait punir de mort cruelle l’horrible Scarpia et du cri libérateur de la femme : voilà le baiser de Tosca ! Aux premiers rangs, dans un des secteurs réservés aux abonnés, était assis un homme grand, aux cheveux gris, au visage d’une beauté classique et sans âge, aux traits fins. L’assurance, la discrétion, la désinvolture émanaient de sa posture et de son élégant complet en laine et soie.

C’était un grand passionné d’opéra. Il ne se souvenait même plus à combien de représentations de Tosca il avait assisté. Mais chaque fois il se surprenait à éprouver les mêmes émotions inégalables. Et à Rome, pour ceux qui comme lui y étaient nés et avaient choisi d’y vivre, le chef-d’œuvre de Puccini prenait une signification unique. Il n’y avait pas d’histoire plus romantique que celle de Tosca. Le peintre Cavaradossi, amant de la célèbre cantatrice Floria Tosca, cache Angelotti, consul bonapartiste évadé de la sombre prison du château Saint-Ange après la restauration cléricale. Le baron Scarpia, gouverneur perfide, pousse la jalouse Tosca à la trahison. Cavaradossi est condamné à mort. Tosca accepte de s’offrir en échange de la liberté de son amoureux mais au lieu de cela exécute Scarpia et lui vole le sauf-conduit. Mais le destin des amants est tragique. Scarpia a dupé Tosca, l’exécution de Cavaradossi, qui devait être simulée, est au contraire bien réelle et le peintre meurt. Désespérée, Tosca se suicide en se jetant des remparts du château Saint-Ange. Tosca et Rome, binôme indissoluble : au Théâtre Costanzi on le jouait encore avec les scènes et les costumes dessinés par Adolf Hohenstein pour la première du 14 janvier 1900.

Mais ici, pour l’instant, Scarpia râle aux pieds de Tosca, le couteau vengeur trempé de son sang maudit. Et après le coup de poignard, éternel avertissement aux tyrans et tortionnaires de toutes les espèces, les mots de Tosca devant le mort, comme une constatation sarcastique mais inéluctable : et devant lui tout Rome tremblait ! Ce qui revient à dire : voilà à quoi se réduit tout le pouvoir, à une carcasse. Et il fallait une femme pour t’arrêter, une femme amoureuse. Puis Tosca a un sursaut de pitié : elle place des bougies des deux côtés du corps, pose un crucifix entre les bras croisés. La musique se fait douloureuse, grave, tissée de la solennité mystérieuse de la mort.

Le deuxième acte s’acheva dans le silence. Enfin les applaudissements éclatèrent. L’homme aux cheveux gris se leva et se dirigea vers le foyer pour un verre de vin. À ce moment-là son portable vibra. Il lut le message, soupira et, en secouant la tête, sortit du bâtiment pour s’acheminer vers la première station de taxis. Son nom était Manrico Spinori, Rick pour les intimes, procureur adjoint de la République à Rome. Ce mercredi-là il était de garde et venait d’être convoqué dans un tout autre théâtre.

 

 

 

1

Le cadavre était de sexe masculin, blanc, dans les soixante-dix ans, probablement un peu plus. Des vêtements un peu extravagants ou peut-être seulement démodés : veste couleur crème dans le style Carnaby Street des années 60, pantalons pattes d’éléphant, bottes blanches, le tout assorti à une petite queue de cheval d’un gris étudié. L’ensemble faisait penser à un dandy paré pour une fête costumée ou à la tenue de scène d’un artiste. Et dans ce cas, quel genre d’artiste ? Acteur de seconde zone, jongleur, musicien ? Le visage, d’ailleurs même pas excessivement altéré par le masque de la mort, prenait un teint de cire dans le faisceau du lourd projecteur que deux agents de la Scientifique dirigeaient sur les points indiqués de temps à autre par le professeur Gatteschi, le médecin légiste.

D’autres techniciens en combinaison blanche anticontamination, équipés de lampes torches tactiques parfaites pour violer la farouche obscurité du soir hivernal, ainsi que le chef de la patrouille intervenue en premier sur le site, tournaient en fouillant les recoins du “lieu de la découverte du corps”. Deux éléments de la Municipale, débarqués d’un “qg mobile”, le fourgon d’intervention d’urgence des policiers municipaux, examinaient la carcasse, entourée de morceaux de tôle et d’éclats de verre, d’une voiture de grosse cylindrée que l’impact avec les vieux murs avait réduite à une triste épave. De temps en temps un fragment qui serait peut-être utile, ou ne servirait peut-être à rien, finissait dans une enveloppe en plastique vierge. Un opérateur enregistrait une vidéo. La zone avait été opportunément “gelée”, comme on dit dans le jargon : quelques agents débutants tenaient à distance un groupe de curieux qui, indifférents au crachin insistant, s’efforçaient par tous les moyens possibles de capturer quelques photogrammes du spectacle. Tandis qu’Orru, Vitale et Cianchetti, son équipe d’investigation, parcouraient les alentours en quête d’autres témoins ou de caméras de surveillance, Manrico commençait à se faire une idée de la situation. Ils se trouvaient le long de la partie descendante de la via delle Fornaci, une vieille rue qui partait du Janicule pour déboucher sur Saint-Pierre : et en effet, zébré par la petite pluie illuminée par de rares réverbères, le dôme brillait à l’arrière-plan, comme s’il voulait ironiquement consoler les restes du mort. Le véhicule s’était engagé dans Fornaci en respectant le sens de la marche, donc en provenance de la colline. Le conducteur avait dû perdre le contrôle, c’était évident même pour le profane qu’il était. La cause serait établie plus tard, naturellement. Il s’approcha de Gatteschi, et le médecin légiste soupira.

– Bah, c’est très clair. On ne devrait pas avoir de problèmes pour indiquer la cause du décès. Le type – et il indiqua le cadavre, défait et en même temps digne, comme s’il était plus surpris qu’angoissé par la mort – est décédé sur le coup. Je suppose qu’il a de multiples fractures, je dirais sur quatre-vingts pour cent de la surface corporelle. En tout cas je veux jeter un dernier coup d’œil, pour en avoir le cœur net.

Manrico s’approcha des deux hommes de la Municipale. Le plus haut gradé, un lieutenant aux yeux globuleux, lui expliqua que les premiers constats commenceraient dès que la zone serait évacuée. Son collègue, un plus ancien dans le grade, décréta qu’il s’agissait de toute évidence d’un délit routier.

– C’est pas lui qui conduisait, dotto’. Ça se comprend aux circonstances.

– Du reste il y a même un témoin, lui fit remarquer Manrico.

– Bien sûr, bien sûr, intervint le premier lieutenant, mais le collègue voulait dire qu’il ne conduisait pas et qu’il n’avait pas sa ceinture, ça se comprend à la façon dont il a été éjecté de l’habitacle.

– Et donc ?

– Et donc, torts partagés. Non, je dis ça pour l’indemnisation.

– Après faut voir si le conducteur avait bu.

– Ça, c’est sûr. Je te l’ai dit, Vini’, délit routier.

– Et alors, pour l’indemnisation, c’est foutu.

Et cette fois-ci le deuxième lieutenant s’adressa directement au procureur :

– Parce que, dotto’, à la fin tout se ramène à ça : aux sous !

Un raisonnement lourd et pourtant typique. D’ailleurs, que depuis toujours er priffe e ’r pelo, ce qui revient à dire l’or et la passion, gouvernent le monde, Belli l’avait déjà établi à son époque. Dans le cas présent, Manrico lui-même – par ce mécanisme de déformation professionnelle qui s’enclenche chez quiconque exerce la même activité depuis longtemps – se détourna du facteur humain pour se concentrer sur le facteur purement technique : il imaginait la bataille des expertises, la guerre pour les indemnisations, le sans-gêne des assurances et autres joyeusetés. Mais même la déformation professionnelle a ses limites : et en ce qui le concernait, il n’en était pas arrivé au cynisme du vétéran. Ainsi, lorsque les deux officiers commencèrent à vanter les merveilles du véhicule impliqué, une automobile d’époque, un truc de collectionneur, un truc d’acteur américain – regarde-moi ce bolide, t’as vu, il en avait du fric, le défunt ! – il leur tourna le dos en esquissant un salut et s’éclipsa.

La rue avait été évidemment fermée, barrée par la patrouille du commissariat Monteverde, arrivée la première sur les lieux. Prostré sur le siège passager d’une Smart blanche gisait pour ainsi dire le géomètre Rossi, le témoin oculaire, un homme d’âge moyen. Enveloppé dans une couverture, il tremblait de peur et de froid. Il descendait la via delle Fornaci, il était avant un tournant, les branches des hauts pins lui masquaient la vue, il avait perçu un fracas, puis un hurlement. Le géomètre avait cependant assisté à la phase finale de l’accident. Il avait vu le passager éjecté de l’habitacle et avait réussi à freiner à temps pour éviter de l’écraser. La terreur se lisait encore dans ses yeux. L’autre, le chauffeur, avait réussi à se libérer tout seul et à sortir du côté conducteur. La portière était froissée mais, incroyable coup de chance, l’impact contre le mur l’avait dégondée, offrant au malheureux une sortie de secours.

– Il est sorti sur ses jambes. Oh, il faisait peur à voir, mon Dieu, tout blanc, avec du sang partout. Il chancelait. Et d’ailleurs il est tombé tout de suite après. J’ai appelé les urgences et ils sont arrivés très vite, pour une fois. Je peux y aller maintenant, dotto’ ?

– Seulement si vous vous sentez de conduire dans votre état.

– Laissez-moi rentrer chez moi et je vous assure que ça ira.

Manrico acquiesça et donna l’ordre aux “opérationnels” – le terme technique qui définit les agents en charge de l’enquête – de le laisser partir. Le géomètre remonta prestement dans sa Smart et repartit à toute allure. On le convoquerait le lendemain pour prendre sa déposition.

Manrico retourna jeter un œil au cadavre. Gatteschi s’était éloigné de quelques pas pour s’allumer une cigarette. Avant même qu’il ne puisse s’en rendre compte, soudainement le visage livide de la victime alluma un voyant dans l’esprit du magistrat. Quelque part, à un moment de sa vie, cet homme et lui s’étaient rencontrés. Ou, en tout cas, il l’avait vu. Mais quand ? Où ? Cette sensation s’estompa rapidement. Deux brancardiers qui avaient l’air de s’ennuyer se matérialisèrent et demandèrent en bâillant s’ils pouvaient charger le mort pour l’emmener à la morgue. Manrico leur indiqua le fonctionnaire de la Scientifique qui les dirigea vers le médecin légiste. Gatteschi échangea un regard avec son assistante, une petite blonde aux manières obséquieuses, et acquiesça en enlevant ses gants. Les brancardiers s’éloignèrent pour aller chercher la civière.

– Tu ordonnes l’autopsie ? demanda le prof.

– Tu sais ce que j’en pense. Si ce n’est pas strictement nécessaire… mais nous entendrons la famille.

– Tiens-moi au courant dès que tu peux.

Ils se serrèrent la main. L’assistante cérémonieuse s’en tint à un hochement de tête et suivit son chef à un pas de distance. Manrico et Gatteschi se connaissaient et s’estimaient depuis vingt ans. Le professeur était un des rares à ne pas le considérer comme un excentrique. Peut-être parce qu’il était lui aussi un type particulier. On l’appelait “le rude”, il détestait être contredit et parfois son sense of humour pouvait paraître provocant. Mais c’était un grand professionnel. Quelqu’un de confiance. Les brancardiers revinrent, accompagnés du fonctionnaire de la Scientifique. Avec lui se trouvait un autre technicien en combinaison blanche antiseptique qui se mit à fouiller les poches du mort avec précaution. Chaque fois qu’il extrayait un objet, il en prononçait le nom à voix haute et le passait au fonctionnaire qui veillait à l’insérer dans une enveloppe à part. Étui à cigarettes probablement en argent. Bout de tissu de couleur marron pour le nettoyage des lunettes. Portefeuille avec divers documents, parmi lesquels une carte d’identité au nom de Diotallevi Stefano résidant via Ovidio.

Il n’avait plus grand-chose d’autre à faire là. Il s’approcha de la voiture de fonction – petit privilège, si on peut dire, du substitut du procureur de garde – et demanda au chauffeur de l’emmener à l’hôpital Santo Spirito où le conducteur avait été admis.

 

2

Sur le parking des urgences, adossée à une ambulance, l’inspectrice Cianchetti, qui l’avait précédé, fumait une cigarette roulée et avait une discussion animée au téléphone. Manrico se tint à distance pour ne pas paraître indiscret. Un mois auparavant, le dévoué Scognamiglio, son plus loyal et fidèle collaborateur, le grand adjudant à l’ancienne avec qui il avait partagé ces vingt dernières années des enquêtes sur les plus divers citoyens au-dessus de tout soupçon, Scognamiglio, l’assistant, l’ami, le confident, le frère, avait à l’improviste quitté cette vallée de larmes. Il avait découvert qu’il était malade et n’en avait parlé à personne. Manrico avait trouvé émouvante une telle discrétion, même si elle était peut-être excessive. Il n’y a rien de déshonorant dans la maladie. Et s’il avait su, s’il avait imaginé que son ami était sur le point de le quitter, il lui aurait certainement accordé plus d’attention. Mais c’est ainsi.

Depuis quelques jours, on lui avait attribué Cian­chetti. Difficile de remplacer un type comme Scognamiglio, d’accord, mais les débuts de l’inspectrice n’avaient pas été exaltants. Pour le moment, elle était un objet mystérieux. Qui, présentement, se disputait au téléphone avec… un mari ? Un fiancé ? Sûrement pas un camarade, étant donné ses idées. Deborah Cianchetti mesurait environ un mètre quatre-vingts, arborait des tatouages ethniques sur des biceps considérables – et ailleurs aussi, suspectait Manrico –, pratiquait la boxe et avait remporté la médaille d’argent aux derniers championnats inter forces de tir au pistolet libre. Indifférente à la saison hivernale, elle portait un perfecto noir sur un tee-shirt blanc et un jean très moulant. Ses cheveux noirs étaient coupés au carré et elle était belle à faire peur. Belle et rebelle. À l’époque où il fréquentait les collectifs, une fille comme elle, Manrico l’aurait sans détour taxée de “fasciste”. Et elle, de son côté, l’aurait traité de coco. Et peut-être qu’il aurait eu plus de plaisir à la draguer.

Voilà, la conversation téléphonique avait pris fin. Mal, à en juger par l’air indigné de la policière. Ils s’adressèrent un salut tout sauf enthousiaste. Manrico la suivit dans les urgences. Ils traversèrent une salle d’attente remplie d’une demi-douzaine de malheureux accablés sur des sièges en bois – certains se plaignaient, d’autres ronflaient, l’air ne sentait pas vraiment la rose ou l’herbe fraîchement coupée –, et rejoignirent enfin une sorte de réserve où un petit homme avec un bras bandé, à moitié allongé sur un brancard, les attendait. Âgé sans doute d’une soixantaine d’années, il avait l’air égaré, une barbe naissante, des cheveux gris clairsemés. Il rappela à Manrico un Renato Rascel mal en point. Puis il pensa : mais qui se souvient encore de Renato Rascel ? Le substitut et la policière se présentèrent et demandèrent s’il était prêt à répondre à quelques questions. Gilberto Mangili acquiesça. Sa voix était éraillée, pas vraiment agréable.

– Racontez-nous comment ça s’est passé, l’incita Rick.

Mangili renifla.

– Rien. On descendait Fornaci quand j’ai perdu le contrôle. La voiture partait de tous les côtés. Et on ne roulait pas à grande vitesse, le dottor Brans était prudent… La route était glissante, à cause de la pluie, mais perdre le contrôle comme ça, ça ne m’était jamais arrivé… je n’arrivais pas à freiner, et…

– Vous aviez bu, Mangili ?

Tout à coup Deborah Cianchetti avait pris un ton agressif. Le petit homme se souleva avec difficulté. Il jeta un regard doux à la fliquette, on aurait dit qu’il était chargé de déception. Rick intervint en s’exclamant.

– Brans ? Mario Brans ?

– Oui, c’était bien lui, confirma Mangili qui semblait sur le point d’éclater en sanglots tandis que Cianchetti le regardait avec commisération.

Mario Brans était le nom de scène de Stefano Diotallevi qu’on transportait en ce moment même à la morgue. Ah, bon sang, c’était ça le relais qu’il n’avait pas réussi à intercepter, le clic que ses synapses avaient activé avant de l’éteindre presque aussitôt. Mais bien sûr, bien sûr. Mario Brans. Mèche d’Or. L’idole populaire des années 60 et 70. Des souvenirs confus revenaient. Camillo, qui à l’époque n’était pas encore le vieux Camillo mais simplement le mari de Lorenzina, la tantine mythique et adorée, Camillo qui enduit de brillantine sa chevelure clairsemée et tente d’arracher à sa voix caverneuse les aigus de Brans. Un ténor, et dans certains passages même un contre-ténor, à la limite du castrat. Mais sexuellement tout sauf ambigu, bien au contraire, si sa mémoire était bonne. Il se souvenait d’articles dans la presse à scandale qui lui prêtaient des amours et des aventures, des trahisons et des réconciliations, l’éternelle passion italienne pour les histoires de cocus… comment s’appelait sa fiancée historique, déjà ? Tina Molino, Morino, Morini, quelque chose comme ça… puis on avait dit que Brans avait opéré une sorte de virage mystique. Mais à ce moment-là Manrico s’était désintéressé de cette histoire. Quand il était jeune il avait détesté les chanteurs dans le genre de Brans, des crooners insipides, voire de véritables dindons gloussants.

– Alors, monsieur Mangili, vous aviez bu ? insistait Cianchetti.

– Je ne bois pas et je ne fume pas non plus, mademoiselle.

– Inspecteur Cianchetti, s’il vous plaît ! Mangili, avez-vous recours à des substances ?

– Pardon, mais qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Est-ce que vous prenez de la drogue ?

– Mon Dieu, non ! Je n’ai recours à aucune substance ! Je me suis rendu compte que j’étais en train de perdre le contrôle de la voiture et j’ai essayé de freiner, et c’est devenu pire, parce que les freins n’ont pas fonctionné, et la voiture a fait un tête-à-queue, et nous avons fini contre le mur, et… et ensuite je ne me souviens plus de rien. J’ai perdu connaissance… en tout cas je crois. Je me souviens seulement que je suis tombé. J’ai dû fermer les yeux. Quand je les ai rouverts j’étais ici…

– Et l’automobiliste qui vous a porté secours ? Vous vous en souvenez ? Et les urgences? Quand on vous a chargé dans l’ambulance ? Vous vous souvenez de ces détails ?

Non, ça n’allait pas. Cianchetti était… excessive. Voilà. Excessive en tout. Bon sang mais elle ne comprenait pas que le malheureux venait de voir la mort en face ?

– Quelles étaient exactement vos fonctions, monsieur Mangili ? intervint Rick en lui coupant la parole.

– Je travaille pour M. Brans depuis douze… non, depuis quatorze ans. Je lui sers de chauffeur, de coursier, un peu de tout, en somme… et maintenant…

– Quel genre d’homme était Brans ?

Un sourire affleura sur les lèvres du blessé.

– Quelqu’un de bien. Un monsieur.

Cianchetti repartit sur les questions techniques. Soudain Rick sentit une profonde fatigue lui tomber dessus. Il vieillissait. Il avait même eu du mal à reconnaître Mario Brans, une icône de son époque. Et Cianchetti qui insistait.

– Parlez-nous des heures qui ont précédé l’accident.

– Je suis allé chercher le dottore vers dix-huit heures, dix-huit heures trente chez lui à Prati, et de là nous sommes allés aux studios de la via Poerio, où ils enregistrent Nouvelle Star, le télécrochet.

– Vous avez eu l’impression de percevoir quelque chose d’étrange, dans le moteur, par exemple ?

– Non. Jusqu’à l’accident, tout semblait normal. Tout était comme d’habitude.

– Dites-moi, s’immisça Manrico, je n’y connais pas grand-chose mais… la voiture accidentée, qu’est-ce que c’est ?

Le petit homme esquissa un sourire triste.

– C’est une Iso Rivolta modèle Fidia de 1973. On n’en trouve pas beaucoup.

– Et elle lui a coûté combien ? dit Cianchetti, estomaquée.

– Cher, répondit Mangili.

Un docteur apparut, accompagné d’une infirmière. Le médecin toisa sévèrement Rick et la policière. Le blessé était en observation, il avait le droit de se reposer. Cianchetti était en train de poser une dernière question quand Mangili éclata brusquement en sanglots. L’inspectrice s’arrêta net. Le médecin sortit en secouant la tête. L’infirmière ordonna à tout le monde de quitter la pièce. Rick était fasciné par ces pleurs qui ressemblaient presque à un hululement. La douleur se manifeste de tant de façons, si différentes les unes des autres. Il ne s’y ferait jamais.

Dehors, alors qu’ils se mettaient d’accord pour le lendemain, Cianchetti lui dit que Vitale avait déniché les caméras de surveillance d’un hôtel tout proche. Mais, ajouta la policière, le tableau d’ensemble faisait peu de doute.

– Quelle impression vous a-t-il fait ? demanda le procureur.

– Je ne pourrais pas dire.

– Pour vérifier s’il boit ou s’il se drogue, on a besoin des analyses.

– J’ai déjà parlé avec le médecin-chef. Il nous dira demain.

– Lui dit qu’il était clean.

– C’est ce qu’ils disent tous.

– Parfois c’est vrai, Cianchetti.

– D’autres fois c’est faux, dottore.

– J’ordonnerai une autopsie. Si ce qu’affirme Mangili est vrai, qu’à un moment donné la voiture était hors de contrôle, on ne peut pas exclure un problème technique. Demain matin…

Cianchetti reçut un autre appel.

– Diego ? Mais je t’ai dit de pas m’emmerder quand je travaille… et oui, j’y suis encore, ça va, ça s’appelle le tra-vail, abruti !

Cette fois il lui avait été impossible de ne pas écouter. Diego. Parfait comme nom d’amant. Amant, décida-t-il. Clandestin ? Vu l’heure, peu probable. Peut-être seulement insistant. Ou avec quelque chose à se faire pardonner.

– Allons-y, Cianchetti. Je crois que ça suffit pour aujourd’hui. On se voit demain à neuf heures dans mon bureau. Je vous dépose ? Avec la voiture de fonction ?

– Merci, j’ai ma moto. Et puis je n’ai pas encore fini, dottore. Quelqu’un doit prévenir la famille.

Cianchetti marmonna une sorte de salut et passa devant lui, laissant derrière elle de vagues effluves de cuir et de sueur. Manrico n’avait rien contre certaines odeurs, même pénétrantes. Sans compter que depuis qu’il avait arrêté de fumer il les percevait plus intensément et qu’il lui arrivait parfois de les trouver excitantes. Parce que c’étaient des odeurs vivantes. Mais. Mais tout cela n’avait rien à voir avec Cianchetti. Elle n’avait rien allumé en lui. Il ne la désirait pas. En partie parce qu’elle avait la moitié de son âge – il imaginait le ridicule d’une scène avec boudoir et lingerie, la différence des corps ; se regarder de l’extérieur est une excellente thérapie contre le satyriasis –, en partie parce que, au-delà de leur faire l’amour, il aimait parler avec les femmes. Et il était clair que n’importe quelle conversation avec Cianchetti se serait aussitôt terminée en voies de fait. C’est pourquoi, si le mur qu’elle avait immédiatement érigé entre eux tombait un jour, il avait décidé qu’il la considérerait comme sa fille. Bien entendu : une de ces filles que l’on dresse à coups de baffe.

 

Giancarlo DE CATALDO, magistrat à la cour de Rome, est l'un des écrivains de roman noir les plus importants d'Italie, devenu aussi une grande signature de la presse et un homme de télévision apprécié. Il est l'auteur, entre autres, de Romanzo criminale, La Saison des massacres et le co-auteur de Suburra.