C'est par une ethnologie de proximité, une sorte de voyage intérieur dans la "tribu des éleveurs d'âme", les prêtres diocésains, que Pascal Dibie éclaire bien des "mystères".
De la journée exemplaire d'un curé de campagne, des gestes appris et autorisés du prêtre de son lever à son coucher, de la question du don à l'origine du christianisme, de "l'invention" de la messe, du vestiaire liturgique, de l'hostie, de l'ostensoir ou du tabernacle, des techniques de discernement de la vocation ou de la disparition annoncée des curés, l'ethnologue à travers un regard résolument rationaliste observe et décrit avec minutie et attention cette culture chrétienne qui nous a constitués et partout en France nous environne encore.
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« En allant voir «la tribu des éleveurs d'âme», les prêtres diocésains, l'ethnologue P. Dibie observe et fait comprendre la forme que la culture catholique a prise dans la France des derniers siècles. »LIBERATION
PRÉFACE
Dans le rituel de la messe catholique, une préface ne s'écrit pas. Elle se chante. Et il en est de spéciales pour chacune des grandes fêtes. Ce sont des préfaces propres qui chantent la louange de ce Dieu et Père qui nous procure la joie de célébrer la fête du jour. A la fin de l'ouvrage que vous venez d'ouvrir, l'auteur se demandera si le vocabulaire peut sauver les prêtres. Une longue pratique de la linguistique m'a appris que le vocabulaire peut tout transformer. En liturgie, la préface "propre" s'oppose, non pas comme on pourrait s'y attendre, à une sale préface mais à la préface commune. Bien des mutations s'opèrent par des changements de mots, de noms et, surtout en notre temps, par des modifications de sigle ou d'abréviation. C'est actuellement le cas, comme vous le verrez, pour les ADAP ou pour le mot "célébrant". Mais ce phénomène est récent. Il date du jour où les langues vivantes ont été promues au rang de langues liturgiques. En 1949, lorsque je suis entré au grand séminaire, nos manuels latins nous enseignaient la liturgie avec un vocabulaire inamovible puisqu'il était emprunté à une langue morte. Rien ne bougeait. Mgr Duchesne, liturge érudit, décrivait en termes immuables une liturgie immuable. Pascal Dibie le cite car sa contribution à la connaissance du rituel catholique est utile. Ni Pascal Dibie ni moi n'étions nés quand Mgr Duchesne (1843-1922) est mort. J'appartiens pourtant, comme lui, à cette même tribu sacrée qui vous est ici décrite par le menu. Le prêtre qui m'a enseigné les rudiments du latin portait encore la soutane, le camail et la douillette mais aussi le rabat avec deux rangs de perles blanches tout autour. La Tribu sacrée décrit ce temps passé, ce temps de la langue morte et de l'immobilisme où déjà pointaient de nouvelles pousses qui annonçaient le prochain passage aux langues vivantes et à des formes liturgiques différentes plutôt que neuves. Des prêtres, aujourd'hui en fonction, m'ont dit avoir ressenti un malaise à la lecture de ce livre. Je les comprends car ce passé, encore proche pour les plus anciens d'entre nous, est mort. C'est nous qui l'avons tué mais nous voudrions que son cadavre cesse de bouger. Or il remue encore des choses en nous. Il bougerait peut-être moins si nous osions le regarder. Car c'est de là que nous venons. Nous avons été modelés par ce passé que nous voudrions répudier. Les jeunes prêtres, en soutane aujourd'hui, incarnent ce que nous avons refoulé. Inventorier cet héritage nous oblige à consentir à un retour du refoulé. Nous reconnaître issus de cet humus peut nous conduire vers les profondeurs où nous risquons de rencontrer l'essentiel de ce qui fait de nous des hommes : le désir, l'imaginaire et l'espérance que demain il fera beau. L'héritage de nos aînés contient des richesses oubliées depuis longtemps. La nouvelle liturgie, moins nouvelle que nous ne le croyons, fait couler jusqu'à nous la sève de la prière des chrétiens des premiers siècles. Hippolyte de Rome ou Ignace d'Antioche s'y sentiraient sans doute à l'aise. Les pratiquants occasionnels, ignorant les dernières évolutions, ont parfois plus de mal à s'y retrouver. Ils ignorent que "messe" se dit "eucharistie" et que l'on ne donne plus "les derniers sacrements" mais "l'onction des malades". Jadis, après la consécration, on chantait O salutaris hostia ; nous pouvons maintenant choisir entre plusieurs "anamnèses". Le "canon" rebaptisé "prière eucharistique" comporte deux "épiclèses" et une "doxologie" finale. Ces mots, sans doute courants au temps d'Hippolyte, sont de nos jours des termes "techniques" au pouvoir sauveur limité. C'est que le rituel catholique s'insère dans un ensemble social différent de celui de 1950. Naguère, un catholique était un "tala", quelqu'un qui "va-t-à la messe". Aujourd'hui, beaucoup de ceux qui se disent catholiques y vont rarement. Les gestes ostensibles ou ostentatoires se raréfient heureusement car jadis, comme parfois aujourd'hui, ils étaient religieux et politiques : un "Rad-Soc" passait rarement le seuil d'une église, de crainte sans doute de passer pour un ami de Maurras. Les temps ont changé, les mots aussi et quand ils demeurent, leur signification a mué. La question posée par Pascal Dibie attend toujours une réponse : qu'est-ce qui pourrait maintenant sauver la Tribu sacrée ? Il me semble que beaucoup de ceux qui ont en charge le présent et l'avenir de cette tribu sont, comme bien d'autres, incapables d'entendre les questions dont ils craignent les réponses. Pascal Dibie propose un cliché instantané de la liturgie romaine de l'après-concile au moment où elle est encore en train de sortir de la liturgie romaine de l'avant-concile. Il la photographie à l'heure où elle vient de s'engager dans un virage qui va la conduire plus loin mais nul ne sait encore où. Le regard ethnologique ici proposé est un regard daté. Dix ans après la première édition de cet ouvrage, la couleur de l'encre de certaines pages a déjà un peu pâli. Cela nous permet de percevoir le courant du fleuve dans lequel nous baignons. Il est bien connu, depuis Héraclite, qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Le regard ethnologique ici proposé prend donc date. Voulez-vous que nous fixions un rendez-vous ? Je vous propose le jour de Pâques 2009, dans cinq ans. Le paysage catholique sera modifié mais il y aura toujours quelqu'un pour inscrire sur le cierge pascal un alpha et un oméga ainsi que le millésime en disant "Le Christ, hier, aujourd'hui, demain et pour les siècles des siècles." Y aura-t-il encore des hommes et des femmes pour répondre : "Amen ?" D'après l'évangile de Luc en 18,8, la question est posée par Jésus lui-même : "Le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?" Mais qui peut y répondre ? Et ceux qui se sentiront interpellés par le message issu de Jésus de Nazareth réussiront-ils à exprimer l'indicible par des gestes rituels signifiants pour leurs contemporains ?
Maurice Gruau,
ancien curé de Chichery,
juillet 2004