Publication : 06/09/2012
Pages : 250
Grand Format
ISBN : 978 2 86424 882 8
Couverture HD

L'art de la résurrection

Hernan RIVERA LETELIER

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20 €
Titre original : El arte de la resurreccion
Langue originale : Espagnol
Traduit par : Bertille Hausberg

Domingo Zarate Vega a commencé par remarquer des formes apocalyptiques dans les nuages, puis par prédire de petites catastrophes. Après la mort de sa mère il s’est établi comme ermite dans la vallée d’Elqui, près du désert d’Atacama. Là il a découvert qu’il était rien moins que la réincarnation du Christ.
Lorsqu'en 1942 il apprend que dans la mine voisine de La Providencia vit une prostituée dévote de la Vierge du Carmen, nommée Magdalena, il part à sa recherche, pour en faire sa disciple et sa femme et prêcher avec elle l’imminente Fin du Monde.Il parcourt le désert hostile et ses sermons le font connaître dans les mines comme le Christ d’Elqui.
Fidèle à sa vocation de chantre du désert et de l’épopée du salpêtre, Hernán Rivera Letelier écrit ici un texte plein d’humanité, d’espoir et d’humour.
Ce roman a reçu le Prix Alfaguara 2010.

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    CHILI ET CARNETS
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    Nicolas Gary
    ACTUALITTE
  • « Des espaces aussi infinis que désolés, une bonne dose de ferveur mystique où se mélangent, pour la plus grande jubilation du lecteur, superstitions, croyances, et sens du merveilleux. »
    Geneviève Senger
    LES AFFICHES MONITEUR
  • « Ce vrai-faux Christ, si drôlement humain, donne envie de dévorer la terre et le monde. La générosité, l’amour des hommes, plutôt que les interdits et les rites éculés : « l’Art de la résurrection » propose une autre façon, plus belle, de voir le ciel. »
    Philippe Chevilley
    LES ECHOS
  • « Un récit plein d’humanité et d’humour. »
    Esther Sanchez
    QUE TAL PARIS ?
  • « Chantre du désert et de l’épopée du salpêtre, il a reçu le prix Alfaguara pour ce dernier roman, farci de métaphores, drole, léger et farceur. »
    Stéphanie Buttard
    LE QUOTIDIEN
  • « Un fable burlesque et tendre sur la puissance de la foi et l’impuissance de l’amour »
    Florent Georgesco
    LE MONDE DES LIVRES
  • « Un Christ cinglé. » Lire l'article entier ici.
    Maurice Lemoine
    LE MONDE DIPLOMATIQUE

1

La petite place de pierre semblait flotter dans la réverbération d’un midi ardent quand le Christ d’Elqui, à genoux sur le sol, le visage levé vers le ciel – les mèches de ses cheveux noirs bleuissant sous le soleil de l’Atacama –, se sentit tomber en extase. Il n’en fallait pas moins?: il venait de ressusciter un mort.
Depuis des années qu’il prêchait ses axiomes, ses conseils et ses sages pensées pour le bien de l’humanité – tout en annon­çant au passage?: “le jour du Jugement dernier est proche, repentez-vous, pécheurs, avant qu’il ne soit trop tard” – c’était la première fois qu’il vivait un événement d’une ampleur aussi sublime. Et cela avait eu lieu sous le climat aride du désert d’Atacama, plus précisément sur la place d’une compagnie salpêtrière, le lieu le moins approprié pour un miracle. Et, par-dessus le marché, le mort s’appelait Lázaro.
Il est vrai que pendant toutes ses pérégrinations sur les chemins et les sentiers de la patrie il avait soulagé un grand nombre de personnes de leurs maux et de leurs douleurs et même tiré de son lit putride plus d’un moribond abandonné par la médecine. Sollicité à son passage par une multitude de malades en tout genre – sans compter la faune d’aveugles et de paralytiques, d’estropiés et de mutilés qu’on lui amenait en civière ou qui se traînaient jusqu’à lui dans l’espoir d’un miracle – il leur donnait l’onction et les bénissait sans distinc­tion de credo, de religion ou de classe sociale. Et si, grâce à une imposition des mains ou à un de ses remèdes maison à base d’herbes médicinales – il en donnait aussi – le Père éternel voulait bien rendre la santé à l’un de ces pauvres malheureux, alléluia, mes frères! Et, dans le cas contraire, alléluia aussi! De quel droit pouvait-il approuver ou désapprouver la sainte volonté du Très Haut??
Mais ressusciter un mort était une autre affaire. C’était du grand art. Jusqu’à présent, quand un proche venait lui demander en sanglotant?: “Ayez la bonté de vous rendre à mon domicile pour voir si vous pouvez faire quelque chose pour mon petit, décédé pendant son sommeil, señor don Cristo”, ou “pourriez-vous porter les saintes huiles à ma mère qui vient de mourir, rongée par la tuberculose, la pauvrette”. (Ils lais­saient parfois entendre qu’ils lui offriraient une précieuse relique de famille puisqu’il n’acceptait pas de dons en argent.) Dans ces occasions comme dans tant d’autres, le Christ d’Elqui répétait une phrase aussi usée qu’un ticket d’alimentation?: “Je suis désolé, mon cher frère, ma chère sœur, vraiment désolé, mais l’art suprême de la résurrection est une exclusivité du Divin Maître.”
Et c’est ce qu’il avait dit aux mineurs couverts de terre qui étaient arrivés en portant le cadavre d’un compagnon de travail au moment où, en état de grâce, il dissertait sur le pou­voir diabolique de certaines inventions créées par l’homme sur l’esprit des catholiques pratiquants ou de toute personne croyant en Dieu et en la Sainte Vierge. Les porions avaient fait irruption au milieu des auditeurs, portant le corps du défunt, mort de toute évidence d’une crise cardiaque comme ils l’avaient expliqué en l’étendant avec précaution à ses pieds, sur le sol brûlant.
Affligés, agités, parlant tous à la fois, ils lui avaient expliqué qu’après avoir mangé la platée de haricots blancs du jeudi, alors qu’ils allaient à l’auberge boire un coup “pour faire passer la terre”, la tragédie avait eu lieu?: leur camarade s’était soudain pris la poitrine à deux mains avant de s’écrouler comme frappé par la foudre, sans même avoir le temps de dire “santé!”
-aintenant il est là, don. Essayez de faire mieux que ce feignant d’infirmier qui n’a que du permanganate et du spara­drap sur ses étagères, dit l’un d’entre eux.
Au milieu de la curiosité générale, le Christ d’Elqui ne se troubla pas, au contraire. Drapé dans le taffetas violet de sa cape sur le point de flamber sous le soleil, il fixa le mort d’un regard absent, translucide, comme on regarde un mirage de soif au milieu du désert. Il semblait en proie à un dilemme d’une extrême gravité pour son esprit. Après un instant qui parut éternel, dans un geste d’une théâtralité enfantine, il quitta le mort du regard, se couvrit les yeux des deux mains et ouvrit la bouche pour dire avec une peine infinie dans la voix?:
-ésolé, mes frères, je ne peux rien faire, l’art suprême de la résurrection est une exclusivité du Divin Maître.
Mais les mineurs n’étaient pas venus entendre un refus enveloppé dans un papier cadeau de jolies phrases. Ils l’entou­rèrent, touchant presque les fils barbelés de sa barbe, et lui demandèrent, lui ordonnèrent, le supplièrent au nom du Bon Dieu?:
-entez au moins quelque chose, señor don Cristo. Ça ne vous coûte rien. Il vous suffit de poser vos saintes mains sur le corps de notre ami – c’est ce qu’ils l’avaient vu faire ces jours derniers avec les malades du campement – et de dire un ou deux Je vous salue Marie ou Notre Père. Ou ce qui vous chante. Vous savez mieux que nous quoi dire au vieillard de là-haut pour le convaincre.
Qui sait, peut-être tomberait-il au moment où le Bon Dieu serait bien luné et prendrait en pitié leur camarade, un homme travailleur et courageux comme personne qui laissait dans cette vallée de larmes une veuve encore jeune et une ribambelle d’enfants.
-maginez un peu, don, sept gosses nés à espaces réguliers et encore mineurs.
-e pauvre Lázaro ici présent était votre pays, don, car on a appris par les journaux que c’est comme vous, il est né dans la province de Coquimbo, dit un autre en s’agenouillant près du défunt pour lui croiser les mains sur la poitrine.
Le Christ d’Elqui leva les yeux vers l’ouest du ciel. Pendant un moment, il sembla fasciné par un vol de vautours qui pla­naient lentement en cercles funèbres au-dessus du tas de scories derrière lequel s’étendait le cimetière poussiéreux de la compa­gnie. Ensuite, tout en tirant sur sa barbe séparée au milieu, comme s’il pesait et soupesait ses paroles, il dit d’un ton contrit?:
-ous connaissons tous l’endroit où nous sommes nés, mes frères, mais pas celui où nos os seront enterrés.
Un des mineurs, le plus balèze de tous, qui arborait une grosse excroissance de chair près de ses moustaches en guidon de vélo et avait tout l’air d’être le chef de groupe – on l’appelait respectueusement Gutiérrez le Renard –, ôta cérémonieusement son couvre-chef de travail et, au courant semble-t-il de l’amour maladif du prédicateur pour le souvenir de sa défunte mère, insista d’un ton affligé en le fixant de ses petits yeux de renard de fable?:
-e pauvre Lázaro que vous voyez là, Maître, n’était pas seulement un bon chrétien, un mari exemplaire et un père affectueux mais aussi un de ces fils qui aiment leur mère plus que tout au monde. Il était son seul soutien et l’avait fait venir du Sud pour vivre avec lui. Ce furent les mots clés. L’homme qui honorait son père et surtout sa mère, “reine et souveraine du foyer”, comme il le prêchait et l’écrivait dans ses brochures, était digne de voir prolonger ses jours sur terre. De plus, il s’appelait Lázaro. N’était-ce pas là un signe divin?? Il s’approcha alors du corps étendu sur le sol et, debout, le contempla un moment. Le mort portait une chemise de travail, aigre de sueur, un pantalon de coutil tout rapiécé et des godillots à double semelle. La peau de son visage, tannée par le soleil et le vent, avait l’air d’avoir été découpée dans la géographie desséchée du désert. Il devait avoir dans les quarante-cinq ans. De petite taille, la peau brune et les cheveux raides, le type même du pampino comme il en avait vu et rencontré dans tant de campe­ments salpêtriers, des endroits qu’il ne connaissait que trop car non seulement il les avait parcourus pour y prê­cher la bonne nouvelle, mais encore enfant, bien avant que le Père éternel n’emporte au ciel sa petite maman bien-aimée, il y avait travaillé un an ou deux. En s’agenouillant près du cadavre, le Christ d’Elqui se rendit compte que l’homme n’était pas mort avant d’entrer dans l’auberge, comme le disaient ses amis, mais à la sortie. Les relents d’alcool étaient manifestes. Dieu sait combien de bouteilles de vinasse ou de cette eau-de-vie assassine fabriquée avec de l’alcool industriel par certains cafetiers malhonnêtes, ces mineurs pouilleux lui avaient fait écluser. Mais, diantre, les pampinos étaient comme ça. Ces hommes courageux et durs à la peine, aux reins puissants et au cœur grand comme une maison méritaient largement ces brefs moments de bonheur dispensés par le plaisir précaire de l’ivresse. Le Très Haut savait parfaitement que l’alcool – et quand il n’y en avait pas, l’eau de Cologne anglaise – les aidait à mieux sup­porter le cafard et la terrible solitude de ces régions infer­nales, et rendait plus supportable l’exploitation sans pitié dont ils étaient victimes à cause de la rapine insatiable de leurs patrons étrangers.
Le Christ d’Elqui séjournait depuis plusieurs jours à Los Dones. Ses habitants s’étaient comportés en bons samaritains, surtout les femmes?: elles l’invitaient tous les jours à manger ou à boire le thé, lui et ses deux apôtres, deux chômeurs tombés en dévotion dans le port de Taltal. Ces deux va-nu-pieds qui n’avaient pas encore appris à faire le signe de la croix – alors qu’ils l’accompagnaient depuis plus d’un mois – man­geaient comme des ogres, fumaient comme des condamnés à mort et, en cachette, croyant qu’il ne les voyait pas, se beur­raient la gueule de concert.
Pour sa part, il devait être la lumière du monde et, par conséquent, il ne buvait pas et ne fumait pas. Un verre de vin au déjeuner était suffisant, il le disait avec insistance dans ses sermons. Et il mangeait très peu?: “La gourmandise n’a jamais figuré au nombre de mes péchés, car j’en ai moi aussi, mes bien chers frères.” Il lui arrivait même parfois de passer des journées entières sans prendre la moindre nourriture pour la simple raison qu’il avait oublié de le faire. Et sa frugalité s’étendait à d’autres domaines. C’est ainsi que pour ne pas déranger les gens qui l’hébergeaient, il préférait parfois dormir sur un des bancs de bois brut, le meuble le plus utilisé par les ouvriers, ou se coucher par terre comme les chiens, dans la tiédeur du poêle en brique. Et il essayait toujours de rétribuer les familles qui l’hébergeaient en administrant des baumes à leurs malades, en laissant des mots de consolation et de ses brochures contenant des maximes et des saines pensées pour le bien de l’humanité. Et, bien entendu, ses recettes à base d’herbes médicinales pour guérir toutes sortes de maux.
Sous le regard attentif de ceux qui espéraient assister en première ligne à un miracle, le Christ d’Elqui, toujours agenouillé sur le sol, s’épongea le front, se drapa dans sa cape en taffetas et releva les manches de sa tunique. Puis, en un coup de théâtre étudié, il posa une main sur le corps du défunt, leva l’autre vers le ciel en brandissant un crucifix de bois et, face au soleil, les yeux fermés, se mit à clamer d’une voix retentissante?: - Dieu, Père éternel, Père céleste, manifestez votre pouvoir si telle est votre sainte volonté et, au nom de votre miséricorde infinie, rendez la vie à Lázaro, votre fils, prolongez ses jours sur la terre car, selon le témoignage de ses camarades ici présents, c’était un brave homme et un bon chrétien, il avait suivi scrupuleusement les divins commandements?: gagner son pain à la sueur de son front, aimer sa femme et ses enfants et, surtout, divin Père, honorer et protéger sa sainte mère.
On était à la mi-décembre, le jour semblait vide d’air et un soleil blanc crépitait sur les toits de zinc. Pourtant, l’expectative des curieux était plus forte que la canicule et personne ne voulait quitter sa place. Ils se trouvaient sur un côté de la place, en face du magasin d’alimentation. Pendant que le Christ d’Elqui priait – parfois dans un idiome étrange car il avait reçu le don des langues – un silence surnaturel semblait s’être abattu sur le monde. Personne n’enten­dait le ronflement des moteurs, le grincement des pou­lies, le bruit des pistons de l’atelier tout proche?; personne n’entendait les accents révolutionnaires du corrido mexicain jaillissant du juke-box de l’auberge du coin. À cet instant, le Christ d’Elqui priant face au soleil, en pleine communion avec son Père, était le centre de l’univers.
Soudain, les spectateurs du premier rang – en majorité des maîtresses de maison avec leur sac à provisions taillés dans des sacs de farine – sursautèrent de surprise. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux?: le mort avait bougé un doigt. C’est du moins ce que beaucoup avaient cru voir et ils crièrent avec euphorie?:
-l a bougé un doigt! Miracle! Miracle!
Le Christ d’Elqui sentit son cœur bondir. Sans cesser de prier, il regarda du coin de l’œil les mains du défunt jointes sur sa poitrine et ce fut comme si on saisissait sa longue tignasse nazaréenne pour le soulever en l’air. C’était vrai! Le mort bougeait les mains! Ce dont il avait rêvé pendant toutes ces années où il avait prêché l’Évangile en l’honneur de sa mère adorée était arrivé!
Il avait ressuscité un mort!
Alléluia! Béni soit le Roi des Rois!
Cependant, quand l’homme ouvrit les yeux et, avec une lenteur infinie, se redressa comme hébété tandis que les femmes, pleurant et se frappant la poitrine, répétaient à grands cris miracle! miracle!, il lui suffit de constater l’éclat des pupilles du ressuscité pour se rendre compte que ce regard n’était pas précisément celui d’un homme revenu des ténèbres sulfureuses de la mort. Il prit conscience de la mystification une seconde avant que le fameux Lázaro, incapable de se retenir plus longtemps, se lève d’un bond, éclate de rire et tombe dans les bras de ses copains.
Les témoins de l’hérésie, d’abord indignés par la plaisanterie sacrilège de ces brutes de mineurs, capables de se moquer de leurs propres mères, échangèrent ensuite des coups de coude discrets avant de se mettre carrément à rire. Certaines femmes qui avaient versé des larmes de ferveur hystérique finirent même par se joindre aux autres en un mélange grotesque d’éclats de rire, de sanglots et de mouchages aqueux. L’explo­sion d’hilarité fut telle que ses ondes se propagèrent jusqu’aux apôtres eux-mêmes qui, pour essayer de sauver la face, tournaient la tête et se cachaient la bouche pour ne pas laisser échapper l’impardonnable cascade de rire qui les étouffait et les secouait intérieurement.
Le Christ d’Elqui, brandissant encore son crucifix, resta immobile pendant des secondes interminables. Il semblait changé en pierre. Puis, ouvrant et fermant les yeux comme pour chasser à coups de paupières la réalité impie du moment, il finit par réagir comme n’importe quel être humain blessé dans son orgueil. Le visage congestionné de rage, il invectiva ces pharisiens maudits qui se moquent de la sainte doctrine de Dieu, dénoua la corde de chanvre qui lui servait de ceinture et se rua sur eux. Les mineurs, sans cesser de rire, se sauvèrent en courant entre les poubelles et les étendages d’une ruelle toute proche pour aller sûrement continuer à boire dans un autre troquet.
Ses apôtres prirent peur. Ils n’avaient jamais vu le Maître se comporter de la sorte. Il semblait possédé par le démon. Ensuite, pendant que les gens rentraient chez eux, le prédica­teur s’assit sur l’un des bancs de pierre pour reprendre son souffle. Ses yeux noirs étincelaient de fureur. Son esprit était plein d’amertume. Sa tunique et sa cape de taffetas le morti­fiaient comme un cilice. C’étaient des instants d’épreuve où il succombait à la tentation d’envoyer tout promener. Adossé au banc, le regard perdu en un point invisible de l’air, il se mit à se curer le nez en faisant alterner l’index et l’auriculaire, une tâche qu’il accomplissait dans ses pires moments d’angoisse spirituelle, de manière inconsciente et méticuleuse, avec sur le visage une expression de béatitude.
Après ces quelques minutes où il avait bu “le calice amer de la moquerie” – c’est ainsi qu’il appelait ce genre de bouffonnerie dont il était constamment victime – le Christ d’Elqui, sans cesser de se curer le nez, parut se réveiller soudain comme si un ange l’avait sifflé.
Assis sur son banc, il regarda autour de lui comme pour s’assurer de l’endroit où il se trouvait, essuya ses doigts pleins de morve sur sa tunique et, se levant d’un bond, se mit à marcher vers l’auberge du coin dont les fenêtres laissaient échapper la musique (parfaitement audible maintenant) d’un corrido mexicain racontant les exploits de Siete Leguas, le cheval préféré de Pancho Villa.
Debout au milieu de la rue, il appela ses apôtres?:
-llons boire un coup.
Surpris, ils le suivirent. Dans ses sermons et ses discours moraux, il recommandait toujours d’éviter les boissons alcoo­lisées. Il les rassura?: il ne s’agissait pas de se soûler mais seulement de calmer sa colère et ce maudit mal aux dents qui était revenu. Avant de franchir les portes battantes, il se tourna vers ses apôtres comme pour se réconforter, leva un index sévère et déclara?:
-’oubliez pas, mes bien chers frères, que le clou qui dépasse est toujours exposé à recevoir un coup de marteau.

Hernán Rivera Letelier est né en 1950 à Talca, il a toujours vécu dans le désert d'Atacama. Longtemps mineur dans des compagnies salpêtrières, à la fermeture de la mine "Pedro de ValdiviaI », il émigre à Antofagasta, il a 20 ans et suit des cours du soir pour apprendre à lire et à écrire, puis fait des études secondaires. Son premier roman, La Reine Isabel chantait des chansons d'amour (1994) a reçu le Prix de Littérature du Conseil National du Livre, récompense qu'il a obtenu aussi en 1996 pour Le Soulier rouge de Rosita Quintana, confirmant ainsi  son talent et sa voix exceptionnelle au sein de la littérature chilienne des années 1990.