Publication : 02/10/2008
Pages : 368
Grand Format
ISBN : 978-2-86424-666-4

Le Dresseur d'insectes

Arni THORARINSSON

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20 €
Titre original : Dauði trúðsins
Langue originale : Islandais
Traduit par : Eric Boury

Au début du mois de juin, sous la pression de Trausti Löve, son directeur de rédaction, avide d’informations à sensation, Einar, le correspondant du Journal du Soir à Akureyri, publie un article sur une vieille bâtisse abandonnée dont la rumeur affirme qu’elle est hantée. Une femme qui se présente sous le nom de Victoria et se prétend médium contacte Einar.
Alors que la grande fête du Week-end des Commerçants va commencer, Einar accueille à l’aéroport sa fille et son petit ami. Il remarque sur la piste la présence d’un jet privé qui appartient à une compagnie de cinéma américaine qui prévoit de tourner dans la “maison hantée” un film intitulé Hot Ice qui traitera de brûlantes passions en terre d’Islande.
Le lendemain de la fête tout le monde a beaucoup bu, plusieurs agressions ont été commises, plusieurs viols aussi. Einar reçoit à nouveau un appel de Victoria qui, d’une voix alcoolisée, lui demande de se rendre au plus vite et avec des policiers dans la vieille maison. Avec le commissaire Olafur Gisli, il découvre le corps d’une jeune fille étranglée serrant dans sa main le message : Attention à toi, mon chou. L’identité de la jeune fille reste plusieurs jours inconnue de la police ; personne n’a signalé sa disparition.
Victoria l’appelle pour lui dire qu’elle entre en cure à Virkid, un centre de désintoxication alcoolique. Le lendemain matin, il apprend que Victoria a été assassinée au centre. Il décide de s’y faire admettre afin d’éclaircir l’affaire. Ancien alcoolique, il sait y faire illusion.
Il parvient à découvrir l’identité des deux victimes, puis à dénouer l’intrigue grâce à l’enthousiasme de sa fille pour le cinéma.
Plus qu’un thriller, Thorarinsson écrit ici un roman sur le passage rapide de l’Islande paysanne à la mondialisation et la destructuration sociale qui l’accompagne avec son cortège de violences et de drogue.
L’auteur prend le temps de nous présenter ses personnages et leurs motivations et de nous embarquer dans le monde qu’il construit avec beaucoup d’ironie et de tendresse avec une bande-son très rock d’où est tiré le titre du livre.

  • Un mélange diablement réussi de suspense, de questionnements sur la société et de bonne humeur.(Page des libraires)

    Karine Clugery
    Les Mots voyageurs (Quimperlé)

Ma mère dans l’enclos à brebis. Je vous ai demandé si vous connaissiez ce conte populaire islandais. Je l’ai lu pour la première fois quand je n’étais encore qu’une môme ignorante et innocente. À cette époque, je ne l’ai pas bien compris. Je l’ai souvent relu depuis, au point de m’en souvenir par cœur. Le voici :

Il était une fois une servante. Ayant été engrossée, elle avait donné naissance à un enfant qu’elle avait abandonné dans la nature, pratique commune en Islande à l’époque où l’adultère était un crime passible de sévères punitions, de lourdes amendes voire de la peine de mort. Après l’événement, il advint qu’un jour devait avoir lieu l’une de ces fêtes auxquelles on donnait le nom de vikivaki et qui étaient très répandues dans le pays. Cette servante fut conviée au bal, mais n’étant pas aisée au point de posséder des vêtements à la hauteur des distrac­tions qu’étaient autrefois les vikivakar et n’aimant que le clin­quant, elle était furieuse à l’idée de devoir rester chez elle et de se voir privée de la fête. Quelque temps plus tard, alors que les réjouissances battaient leur plein, la servante trayait les brebis dans l’enclos en compagnie d’une autre femme : la première se plaignait auprès de la seconde de n’avoir rien à se mettre sur le dos pour se rendre à la fête. Au moment même où elle prononça le mot, les deux femmes entendirent une voix caverneuse déclamer ces vers de l’autre côté de l’enceinte de l’enclos :

Oh, ma mère dans l’enclos à brebis,
Ne te lamente pas ainsi
Mes guenilles je te prêterai
Pour que tu puisses danser, danser.

Celle des deux femmes qui avait abandonné son enfant reconnut là son rejeton, du reste, elle fut tellement bouleversée en entendant ces vers qu’elle perdit la raison pour le restant de ses jours.

Notez bien qu’il n’est fait nulle part mention de celui qui l’avait sautée ou de celui avec qui elle avait baisé.
Pas un mot à propos du père. Pas un mot quant à sa responsabilité. Peut-être avait-elle été violée. Peut-être que non.
En tout cas, peu de choix s’offraient à elle.
N’est-ce pas, en réalité, simplement des remords de cette femme dont il est question dans ce conte ?
Ce fantôme n’étant que la matérialisation de son sentiment de culpabilité ? Ne s’agissait-il que de revenants qui hantaient son âme ? Ou bien était-ce réellement le fantôme de son enfant ?
Comprenez ça comme vous voudrez.
L’abandon qu’avait commis cette femme, c’était son avortement à elle.
Vous ne croyez pas que vous vous sentiriez hanté, vous aussi, si vous aviez subi un avortement ?
Mais qu’auriez-vous fait s’ils vous étaient montés dessus à trois ?
Au moment où elle a ouvert les yeux, ils étaient en train de danser avec elle.
Elle a cru qu’il ne s’agissait que d’une simple danse. Alors elle a refermé les yeux.
Au moment où elle les a rouverts, elle en avait un entre les cuisses, un autre dans l’anus et le troisième dans la bouche.
Et vous, qu’auriez-vous fait ?



1


UNE NUIT AU DEBUT DE JUIN




Le silence.
On affirme du silence qu’il cache bien des choses. À moins qu’on ne le dise à propos du brouillard ou de l’obscurité ?
Je ne m’en souviens pas.
Ici et maintenant, il fait grand jour*.
Quand on s’efforce de se taire, de prêter l’oreille et qu’on n’entend rien, on se met machinalement à penser au silence lui-même.
Le silence est une cachette qui couvre d’un voile le non-dit.
Le silence est une discussion, une dispute menée par d’autres moyens, comme disait Che Guevara, si je me souviens bien, rompant ainsi son silence avant de sceller la paix.
À trois heures du matin, en cette nuit de milieu de semaine à Akureyri, règne un silence absolu que rien ne vient troubler.
Pas un klaxon, pas le moindre bruit, pas même un pépiement d’oiseau ne nous parvient de l’extérieur, mais j’entends peu à peu ma respiration mêlée à celle de Joa.
Le silence n’a jamais posé le moindre problème entre elle et moi ; nous ne nous en sommes jamais servi à des fins de dispute. Nous avons toujours pu parler ou bien nous taire ensemble, en fonction des exigences du moment.
À cet instant, le silence est un mur qui nous sépare.
Il est brusquement rompu et le mur disparaît.
–C’était quoi, ça ? lançons-nous, d’une seule voix.
Je me lève péniblement, engourdi d’être resté assis trois heures les jambes allongées sur le vieux parquet, pour m’approcher en chaussettes et à pas de loup de la fenêtre qui donne sur la rue Hafnarstraeti. Rien ni personne. Immeubles et maisons semblent dormir d’un sommeil de plomb, il n’y a pas un chat sur les trottoirs, qu’on regarde à droite en direction de l’hôtel ou bien à gauche, aussi loin que portent les yeux, en remontant la rue qui mène jusqu’à l’ancien théâtre. J’essaie de voir s’il y a quelqu’un devant la porte d’entrée juste en contrebas, mais le petit porche couvert de tôle ondulée m’en empêche.
Le ciel laisse présager une journée d’été calme et ensoleillée dans la capitale du Nord.
–Je ne vois personne, je marmonne.
–Les fantômes sont à l’intérieur, Einar, répond Joa assise par terre avec son appareil photo sur les genoux. Enfin, si tant est qu’ils soient quelque part.
–En dehors de toi, je ne vois personne non plus ici.
Elle bâille.
–Pour ma part, je me sens comme un fantôme enfermé dans un cercueil et qui a bien envie d’en sortir.
–Mais d’où venait ce bruit, tout à l’heure ?
–Les vieilles maisons en bois sont pleines de bruits bizarres. Nous ne devons pas nous laisser impressionner par de simples craquements.
–On aurait dit que quelqu’un s’impatientait derrière une porte quelque part dans la maison. Et qu’il avait saisi la poignée. Je vais aller voir.
Je m’allume une cigarette avant de me lancer dans la périlleuse expédition qui me mènera du premier étage au rez-de-chaussée.
–Tu vas m’abandonner toute seule ici ? demande Joa, d’un air endormi. À la merci des forces des ténèbres.
Le bois des marches usées craque sous mes pas alors que je descends lentement l’escalier en me tenant à la rampe peinte de laque marron. L’entrée est aussi déserte et vide que le reste de la maison. Je ne vois personne de l’autre côté de la porte vitrée. Je m’approche pour jeter un œil au dehors. Si quelqu’un a effective­ment posé sa main sur la poignée, il y a belle lurette qu’il a disparu.
Je m’attarde à la fenêtre dans la cuisine peinte en blanc et patinée par le temps, lourdement aménagée à l’ancienne, pleine de placards et de tiroirs. La surface du fjord qui baigne Akureyri et qu’on appelle ici le Pollur est calme et dénuée de toute ride par ce beau temps. Pas une voiture sur le boulevard Drottningarbraut, pas un nuage dans le ciel, pas un oiseau. J’ai l’impression d’être l’unique trace de vie au sein de cet univers au moment où j’entre dans la salle à manger avant de flâner à l’intérieur d’une autre pièce, plus spacieuse, qui a probablement porté autrefois le nom de salle de réception, et séparée de la salle à manger par une double porte coulissante. Les lieux ne sont pas précisément en état d’abandon ; ils n’attendent que d’être nettoyés et polis dans la perspective d’une nouvelle existence. À moins que, chose nette­ment plus probable, tous les détails rappelant la vie passée de cette maison soient évacués et jetés aux ordures pour sacrifier à la mode actuelle des émissions télévisées d’aménagement intérieur. À moins que, et c’est encore le plus probable, la maison soit rasée une fois qu’elle aura rempli son rôle au service du septième art. On la remplacera sûrement par l’un de ces nouveaux blocs de béton qu’on flanquera entre deux maisons, sabotant du même coup l’aspect général de la rue. Je crois savoir que des discussions quant à son inscription aux monuments historiques ont eu lieu au sein de la clique municipale, mais, vu la tournure que prennent les choses, celles-ci s’achèveront probablement par la victoire du money-fric qui fait tourner la Terre.
Je retourne à la cuisine, j’ouvre le robinet d’eau froide. Au bout de quelques pets sonores et sifflants à l’intérieur des tuyaux, le filet d’eau jaillit. Tout en éteignant mon mégot, je me fais la réflexion qu’ils ont donc branché l’eau pour toute cette bande d’artistes.
Une énorme mouche défunte repose sur le dos, sur le rebord de la fenêtre. Elle lève ses yeux à facettes éteints vers le Tout-Puissant.
Était-elle là tout à l’heure ?
Je me mets à réfléchir aux conséquences que fantômes et revenants, imaginaires ou inventés, peuvent avoir sur le cours de l’immobilier. La curiosité et l’engouement pour le surnaturel sont-ils susceptibles d’augmenter la valeur d’objets inanimés comme les maisons ? Peut-être d’ailleurs ne sont-ils pas si inanimés que ça, mais qu’au contraire, ils grouillent d’une certaine forme de vie. Est-on pour autant capable d’en prendre la mesure ou de l’évaluer en termes financiers ?
Qui sait ? Les tours de magie de la finance moderne, qui, en une minute dix-sept secondes, vous transforment un millionnaire en multimilliardaire devant l’écran de son ordinateur, montrent que nous savons fichtrement bien que le surnaturel est d’origine on ne peut plus humaine.
Je remonte l’escalier jusqu’à l’étage du dessus. J’ai l’impression d’entendre de la musique en sourdine. Mon cœur saute une mesure.

Into this house were born
Into this world were thrown
Like a dog without a bone
An actor out on loan
Riders on the storm…

Les revenants se seraient-ils piqués de nous interpréter les Doors au karaoké ?
À la porte de la plus grande des cinq pièces qui se trouvent à l’étage, je regarde Joa assise à même le sol. Son casque sur les oreilles, elle écoute Jim Morrison :

There’s a killer on the road…

Je m’approche et je hurle :
–Bouh !!
Joa lève les yeux avec un calme olympien tout en retirant son casque.
–Je viens de me rappeler que j’avais cette chanson sur mon iPod. Le texte m’est brusquement revenu en mémoire, cette histoire de maison et d’acteur.
–Ah oui, la maison et l’acteur, dis-je en m’asseyant auprès d’elle. Sans oublier l’assassin.
–Ils vont tourner tout le film ici ? demande-t-elle en balayant la pièce du regard.
–Autant que je sache, une partie. Quelques scènes d’intérieur. Ils trouvent que la maison s’y prête, elle est à la fois déserte, spartiate, ancienne et restée en l’état.
–Et ils en ont entendu parler à cause de tes articles délirants sur les revenants ?
–C’est ce qui se dit. Ils la savaient inoccupée et ils ont trouvé que ce serait bien si le film avait un côté un peu mystérieux.
–Je ne vois rien de mystérieux ici. Ce n’est qu’une vieille baraque à deux étages avec une cave. C’est le Journal du soir qui a inventé tout le reste.
Je grimace.
–Non, mais dis donc, ma petite Joa. Je n’ai rien inventé du tout. Des voisins et des passants ont remarqué tout un remue-ménage autour de cette maison à la fin de l’hiver et au printemps dernier. Les bruits étranges, les lumières qui s’allument en pleine nuit à l’intérieur d’une maison inhabitée et fermée à double tour ne sortent pas de mon imagination. Tout cela a été signalé à la police.
–Mais…
–Oui, oui, je continue en souriant, avant qu’elle ait l’occasion de poursuivre. Je sais bien que ce sont là des informations sans intérêt. Mais tu connais notre rédacteur en chef.

Ce truc-là m’a échappé au téléphone. Le rédacteur en chef se plaignait de la maigreur du butin que je récoltais dans le Nord. Je venais pourtant tout juste de publier une impressionnante série d’articles concernant une importante affaire criminelle sous le titre Le Temps de la sorcière.
–Tes reproches sont injustes, ai-je objecté. Tu voudrais peut-être que j’écume les campagnes en volant et en chapardant ou, pourquoi pas, que je liquide les gens à droite à gauche dans les rues de la ville pour pouvoir t’envoyer des articles ? C’est simple, il ne se passe rien de plus.
–Eh bien, m’a répondu Trausti Löve, s’il ne se passe rien de plus, tu vas devoir te préparer à fermer la boutique, mon petit vieux. Il faut que tu te rendes compte que la situation est très sérieuse. Le journal n’a pas les moyens d’entretenir à Akureyri une antenne qui lui coûte les yeux de la tête si le correspondant ne trouve rien qui soit digne d’être publié.
–Enfin, je t’ai envoyé les réponses à la Question du jour toutes les semaines. Sans oublier mon interview du directeur de théâtre après son succès. Sans oublier mes articles à propos des débats sur l’aménagement du centre-ville. Sans oublier celui sur le cambrio­lage du kiosque de glaces Brynja.
–Arrête de tergiverser ! martela-t-il. Je n’oublie rien. Je n’oublie jamais le plus petit détail. Malheureusement ! Parce que si je pouvais oublier toutes les inepties qui sortent de ta bouche, je m’estimerais sacrément heureux ! Nous n’avons pas les moyens de payer des imbéciles.
C’est alors que ce truc de maison hantée m’a échappé.
–Aurais-tu brusquement perdu tout bon sens ? hurla Trausti dans le combiné.
J’espérais qu’il s’apprêtait à me sermonner pour oser mention­ner de telles âneries. Mais, au contraire…
–Où est donc passé ton foutu flair ? Ton odorat se serait-il évaporé au moment où tu as arrêté de picoler ?
–Eh bien…
–Eh bien, eh bien, eh bien. Tu mentionnes en passant une histoire de fantômes typiquement islandaise des plus croustillantes comme si elle n’avait pas le moindre intérêt.
–Justement, je crois qu’elle n’en a aucun. Notre rédacteur en chef croit-il aux revenants ?
–Que je croie aux fantômes ou non n’a rien à voir là-dedans. La majorité des Islandais y croit. D’après le sondage Gallup, environ 56 % de nos compatriotes croient à la vie après la mort et…
–… et cette enquête a été menée pour la Société des cime­tières de Reykjavik. Il s’agit simplement d’une étude de marché destinée aux fossoyeurs, fleuristes et autres pasteurs !
–Bon, en tout cas, je compte bien recevoir dès demain un article qui figurera en une avec le titre suivant : LES MAISONS D’AKUREYRI EN PROIE AUX FANTOMES. alors, plus un mot là-dessus, mon petit gars.



Il y eut pourtant bien d’autres mots. Les articles furent au nombre de trois. Le premier, illustré d’une photo de la vieille maison de la rue Hafnarstraeti, mentionnait que la police avait été informée que les lieux étaient hantés, information confirmée par le commissaire Olafur Gisli Kristjansson, lequel avait ajouté que les investigations menées par la justice islandaise s’arrêtant au monde des vivants, elles ne concernaient ni les défunts ni leurs sépultures. Le deuxième papier rapportait les propos de quelques témoins qui avaient prétendument vu des lumières s’allumer et entendu de drôles de bruits. Il contenait également une déclaration de la porte-parole de la police antifantômes de la Société de spiritisme d’Akureyri. Cette dernière affirmait qu’autant qu’elle sache, la maison n’avait pas été le théâtre d’une mort violente dans le passé, mais reconnaissait qu’elle était un peu jeune pour être au courant. Quant au troisième article, il rapportait qu’une compagnie de cinéma américaine avait loué les lieux pour y tourner un film à la fin de l’été.
–C’était évidemment la seule information sérieuse dans tout ce truc-là, dis-je à Joa. Mais les gens chargés de préparer la venue des Amerloques restent muets comme des tombes. J’ai essayé de leur extirper des renseignements précis quant au film, mais ça n’a pas été très concluant. Ils se contentent de dire qu’on en saura plus à la fin du mois.
–Donc, on ne sait encore rien des stars qui vont jouer dans le film ?
–Impossible à dire.
Joa n’a pas l’air aussi enchantée que les jeunes et les journalistes, qui bavent d’impatience de découvrir ces nouveaux amis de l’Islande sortis tout droit de l’usine à célébrité.
Elle secoue la tête.
–Un porno soft hollywoodien tourné à Akureyri ?
–Eh, pourquoi pas ? En tout cas, ça n’a jamais été fait. Un truc frais, un truc nouveau. Un machin suffisamment délirant pour faire exploser le box-office ?
Joa continue de hocher la tête. J’ai bien l’impression qu’elle lutte de toutes ses forces afin de se maintenir éveillée.
–Frais et nouveau, ça non, débile et crétin, plutôt ! Ça fait des années que je vais au cinéma, chaque fois on ne nous propose que des trucs débiles, crétins et américains.
–C’est sûrement ce que la plupart des gens veulent. L’offre et la demande, ma chère Joa, la loi de l’offre et de la demande.
–Tout ça, c’est de la soupe pour cerveaux formatés.
–Probablement.
–La seule chose positive pour moi dans ce genre de produits, c’est qu’au moins, on filme du visible. C’est quand même moins honteux de suivre des personnes en chair et en os, même si elles ont plutôt l’air de morts vivants, qu’elles se sont fait coudre de nouveaux visages, mettre des poitrines plus grosses, retirer le double menton, transplanter le foie et même transfuser tout le sang, que de traînasser ici à attendre les fantômes.
Elle se lève et s’étire.
–Qui donc a eu la lumineuse idée d’aller à la chasse aux revenants au beau milieu d’une nuit claire en plein été ? Et de leur demander de prendre la pose devant l’objectif ? Pardonne-moi, mais je n’ai pas suivi toute cette histoire, ça ne m’intéressait pas.
–Il y a une femme qui nous a appelés, elle avait lu les articles dans le journal. Elle nous a dit qu’elle était médium et qu’elle pouvait nous aider à entrer en contact avec les morts qui occupent cette maison.
–Et tu lui as parlé ?
–Oui, c’est moi qui ai décroché, d’ailleurs c’était moi qu’elle voulait joindre.
–Et alors ?
–Quand je lui ai demandé si elle était partante pour une interview, elle a fait machine arrière et a refusé de me communi­quer son identité. Elle a proposé qu’un journaliste et un photographe essaient de passer une nuit dans la maison, puis elle a raccroché. Le directeur de notre agence d’Akureyri était évidemment aux anges ! Asbjörn s’imaginait déjà des articles à faire exploser les ventes dans les sjoppur* ici, là et partout.
–C’est bizarre, reprend Joa. Je veux dire, ce coup de fil.
–Eh bien, peut-être pas tant que ça, j’ai l’impression qu’elle était elle-même à moitié fantomatique, déjà ivre morte.
–Ha, ha, ha ! s’esclaffe Joa. Tu en as de bien bonnes, Einar, mais de temps en temps seulement.
Je fais la révérence.
–Merci, merci, merci.
–Enfin, on est quand même là, non ?
–C’est vrai, on est là. Tu crois qu’Asbjörn a eu cette idée idiote simplement parce que la personne qui l’a suggérée était ivre morte ?
–Franchement, non. D’ailleurs, il a dû t’écouter plus d’une fois alors que tu avais un coup dans le nez.
–Euh, hum… tout à fait. Il a exigé que nous tentions l’expé­rience. Et comme je protestais et tergiversais, il s’est arrangé pour se mettre le directeur de la publication dans la poche.
–Et Hannes a trouvé l’idée intelligente ? demande Joa, plutôt étonnée.
–C’est tout bon, mon cher monsieur, qu’il a dit. Peu importe ce que nous pensons des fantômes, c’est du tout cuit. Quant à Trausti, il était évidemment tout excité par son appétit d’informa­tions illimité et vain. Je n’ai trouvé aucune échappatoire.
–Du tout cuit ? Tu parles ! Il ne s’est rien passé. Que dalle !
–Non, non, évidemment que non. Tu as déjà été témoin d’événements surnaturels, toi ?
Joa s’accorde un moment de réflexion.
–Non, je ne crois pas. Mais quand ma mère est morte, mon père et moi étions à son chevet à l’hôpital, et je me souviens que quand elle a rendu son dernier soupir, une sorte de souffle a parcouru sa chambre et la luminosité a changé. Surnaturel ou naturel, va savoir!
–Eh bien, peut-être était-ce simplement une altération des courants d’énergie vitale.
–Un nouveau concept ? !
–Je ne sais pas. Un jour, quand j’étais petit, je jouais dans le salon de mes grands-parents. Alors, j’ai vu une espèce de diablotin recroquevillé accroupi sur le piano.
–Nom de Dieu, quel affreux fantôme, pour autant que c’en ait été un.
–L’imagination. Évidemment, j’ai déjà lu des livres sur ce genre de petits diables et j’en ai vu à la télé. Mais cela n’est que le fruit de l’imagination de gens qui s’ennuient dans leur solitude ou qui vivent dans leur propre monde. Dans le temps, les histoires de revenants étaient tout bêtement une sorte d’exutoire spirituel pour un peuple isolé et muselé qui avait besoin d’un peu de rêve. À moins qu’elles n’aient été, au mieux, que des taquineries ou de sales tours joués par quelques plaisantins qui s’amusaient de voir la peur des autres. Tu as déjà lu nos contes populaires ?
–Un peu, répond Joa.
–Excellente littérature. Et je ne m’étonne pas que les Islandais se soient divertis avec ce genre d’affabulations à l’époque où les gens étaient plus ou moins enfermés des mois durant les uns avec les autres, obligés de rester inactifs pendant la longue nuit de l’hiver. En revanche, je doute fort qu’ils aient leur place dans les médias d’aujourd’hui.
–Tu t’en tireras en inventant quelques sornettes.
–Je serai bien obligé. Prends des photos des pièces, ici à l’étage et aussi au rez-de-chaussée, et j’arriverai bien à écrire quelque chose autour de ça.
Je me dis que je pourrai assaisonner le plat en me servant de vieux articles sur les revenants et en piochant dans les contes populaires puisque je n’ai rien d’autre à me mettre sous la dent.
Joa se met à arpenter les lieux, armée de son appareil, et prend quelques clichés ici et là.
La lumière nocturne se transforme en un jour radieux.
–Comment tu as obtenu l’autorisation de passer la nuit ici ? me demande-t-elle depuis l’intérieur de l’une des chambres à coucher. Qui est-ce qui t’a donné la clé ?
–Asbjörn a contacté l’agence immobilière qui loue la maison au gang du septième art. On ne leur a pas encore remis les clés. Par conséquent, ça n’a posé aucun problème.
–Viens voir, commande Joa.
Je suis le bruit du déclencheur de l’appareil photo jusqu’à une salle de bain exiguë.
–C’est l’unique meuble qui n’ait pas été enlevé dans toute la maison, poursuit-elle en montrant du doigt une magnifique baignoire en émail montée sur quatre pieds d’acier et appuyée contre un mur.
Je hoche la tête. En effet, même les toilettes ont disparu.


Le soleil brille sur Vadlaheidi au moment où Joa et moi sortons dans la douceur matinale, complètement bredouilles, n’ayant rien récolté d’autre que la peur d’avoir peur. Elle se met à fredonner :

If there’s somethin’ strange, in your neighborhood
Who ya gonna call ?

Elle brandit son poing en l’air.

Ghostbusters !
If there’s somethin’ weird an’ it don’t look good
Who ya gonna call ?

Je brandis mon poing en l’air avec elle :

Ghostbusters !

Nous entrons dans ma bagnole et chantons sur la route jusqu’à chez moi :

I ain’t afraid of no ghost
I ain’t afraid of no ghost.

Arni Thorarinsson est né en 1950 à Reykjavík, Islande. Après un diplôme de littérature comparée et de philosophie à l’université d'East Anglia en Angleterre, il se passionne très jeune pour le cinéma, la musique et l'écriture, et parvient à combiner ses trois passions en devenant journaliste. Avant de se mettre à l'écriture, il commence par faire de la critique de cinéma et de livres, des entretiens et du journalisme d'enquête. Il dirige les suppléments du week-end des deux principaux journaux islandais, et il est l'un des fondateurs et des rédacteurs en chef du premier hebdomadaire d'investigation du pays.

Il travaille régulièrement pour la radio et la télévision, écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision, et il a déjà publié douze romans.

Ses livres sont traduits dans plus de vingt langues. Un de ses romans (Le Temps de la sorcière), une des enquêtes du journaliste Einar, a été nommé pour l'Icelandic Literature Prize et adapté en mini-série à la télévision par le premier réalisateur islandais nommé aux Oscars, Fridrik Thor Fridriksson.

Bibliographie