La vie est difficile quand on est alcoolique “en pause” et journaliste exilé, pour mauvais esprit, dans le nord de l’Islande. Pourtant, il se passe des choses dans ce grand nulle part bouleversé par la mondialisation et l’arrivée des émigrés. Un petit chien disparaît, une vieille dame téléphone pour dire que la mort accidentelle de sa fille arrange bien les affaires de son gendre. Des adolescents se suicident. Un reportage sur la troupe de théâtre du lycée est publié, et le jeune et talentueux acteur qui tient avec tant de conviction le rôle principal disparaît…
Pour échapper aux chiens écrasés et aux radios-trottoirs, mais surtout pour contredire l’ambitieux rédacteur en chef qui le téléguide depuis la capitale, Einar enquête sur cette microsociété gangrénée par la corruption, la drogue et la “politique des cousins”. Il étudie le théâtre classique et découvre un présent inquiétant peuplé lui aussi, si on y regarde bien, de sorcières.
Un roman noir plein d’humour, de vivacité et de suspense.
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Merci pour ce très beau roman.
Bernard Strainchamps : -
Oui, tout le temps. Il est comme un très bon ami. Je l'aime beaucoup, mais je n'ai aucun contrôle sur lui. Il fait ce qu'il veut, et va son propre chemin.
Arni Thorarinsson : -
Bernard Strainchamps : Einar n'est-il pas un personnage qui joue aussi des tours à son auteur ? -
Non je n'en ai pas ! Et je n'ai pas non plus de carte de crédit. Même pas de chéquier. Je garde l'argent dans ma poche. Je suis très méfiant vis-à-vis des nouveaux gadgets ou des choses que tout le monde doit avoir. D'un autre côté, j'ai un téléphone, une télévision et un ordinateur ! Je dois être faible après tout.
Arni Thorarinsson : -
Bernard Strainchamps : Avez-vous un téléphone portable ? -
Malheureusement je ne pense pas que j'exagère. Mais il est dans la nature des polars de refléter les exceptions plutôt que les règles. Le crime est une exception, pas une règle. Tout le monde ne devient pas criminel, ne traite pas mal les gens, ne devient pas riche en exploitant et en méprisant les gens d'autres races. Mais trop de gens le font. Et les exceptions finissent par être plus fortes que les règles. En fait, la prédominance des exceptions est peut-être la seule règle ! La société islandaise change très vite. Ce n'est plus une société insulaire où chacun connaît ses voisins et fait attention à eux. Elle a tous les problèmes des sociétés plus grandes, juste à une plus petite échelle.
Arni Thorarinsson : -
racisme
Bernard Strainchamps : Vous dressez le tableau d'une société islandaise malade : mondialisation forcenée -
Je pense que c'est inéluctable et inévitable. La seule chose que nous puissions faire est de limiter cette influence. Mais elle est de plus en plus visible. Nous ne pouvons pas sauver notre langue de cette influence, et comme la littérature policière est par nature très réaliste, elle doit refléter cela, comme elle reflète les autres influences que subit notre société. Peut-être pouvons nous lutter en écrivant des livres islandais que les gens aient envie de lire.
Arni Thorarinsson : -
Bernard Strainchamps : Vous avez fait vos études en Angleterre. Vous évoquez l'anglicisation de l'islandais. Comment vivez-vous ce processus ? -
Comme je le disais, jusqu'à il y a dix ans il n'y avait pas de romans policiers dans la littérature islandaise. En fait, « l'establishment » littéraire regardait de haut les romans policiers, ils étaient considérés comme des « pulps » de mauvaise qualité, cochonneries de seconde ou troisième zone. Cela a changé, et à mon avis les raisons en sont nombreuses. Premièrement le public était prêt gr?ce à la popularité croissante des romans policiers étrangers, de la télévision et des films. Deuxièmement, la société islandaise a cessé d'être isolée et « innocente », les gens voyagent, des étrangers visitent le pays, et la technologie, avec Internet, l'a ouverte à toutes les influences d'autres sociétés, influences à la fois positive et négative, criminelle et créative. Troisièmement, quelques fous ont voulu voir si une littérature policière islandaise pouvait vivre sur cette nouvelle terre, et ils ont réussi. Quatrièmement, ils ont eu assez de succès pour que l'expérience continue, ce qui signifie que ce n'est plus une expérience. Au début on était trois ou quatre. Maintenant dix auteurs écrivent des romans policiers en Islande. C'était le bon moment, la société était mûre, les lecteurs et les écrivains étaient prêts. Aujourd'hui le roman policier est sans doute le genre le plus populaire de notre littérature. Même l'establishment c'est calmé ; deux romans policiers ont été sélectionnés pour le Prix de Littérature Islandaise, et l'un d'eux est Le temps de la sorcière.
Arni Thorarinsson : -
Bernard Strainchamps : Le roman policier est-il un genre apprécié des Islandais ? Existe-il beaucoup d'auteurs de roman policier islandais ? -
Non, non, ce n'est pas obligatoire. Le détective qui boit beaucoup est bien sûr un archétype du roman policier. Dans le premier roman, j'ai décidé de faire d'Einar un personnage représentatif de certains extrêmes de la population islandaise. Il y a beaucoup de gens qui boivent beaucoup ici ! Einar boit tellement qu'il est prêt pour une rédemption. Il boit pour fuir la solitude et l'insécurité. C'est un mécanisme de défense. Mais je ne suis pas certain qu'il soit alcoolique. Comme je le disais plus haut, c'est un personnage en cours de transformation. Dans le second et le troisième roman il boit moins. Dans le quatrième il arrête. D'un autre côté, peu de choses sont plus ennuyeuses qu'un héros de roman policier parfait, qui mène une vie heureuse, vide de conflit. Einar ne se voit pas comme un héros. Il sait qu'il n'est pas parfait. Dans un sens, il est assez semblable aux gens sur lesquels il enquête. C'est peut-être pour cela qu'il arrive à rentrer en contact avec eux, et à révéler leurs fautes.
Arni Thorarinsson : -
Alcoolique - même en pause ? est-il une figure obligée de l'enquêteur ? -
Bernard Strainchamps : -
Arni Thorarinsson : Il ne pouvait pas être privé parce qu'il n'y a pas de privés en Islande. Et il ne pouvait pas être un inspecteur ou un flic parce que je ne connais ni leur travail ni leur monde. Mais je sais des choses sur les journalistes, leur travail, leur mode de vie, car j'ai exercé ce métier pendant presque quarante ans. Le choix a donc été naturel. Un journaliste a les mêmes possibilités d'entrer dans la vie des gens qu'un privé ou un flic. C'est son boulot de poser des questions à droite et à gauche, et de chercher de l'information.
Pourquoi avoir opté pour un journaliste et non un flic comme enquêteur ? -
Bernard Strainchamps :
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Le temps de la sorcière est en fait le quatrième volume consacré au journaliste Einar. En 1994, par le plus grand des hasards, j'ai eu l'idée d'essayer de créer une version islandaise du héros hard-boiled classique. A cette époque, personne n'écrivait de romans policiers en Islande, et je ne prenais pas cette idée très au sérieux moi-même. Mais j'ai commencé à imaginer une intrigue juste pour le plaisir. Je n'ai terminé que quelques années plus tard, et il a été publié en 1998 sous le titre de N?ttin hefur ??sund augu (en anglais, The Night Has a Thousand Eyes). A ce moment-là quelques écrivains islandais s'étaient mis au polar et une nouvelle vague d'auteurs de romans policiers islandais était née. Deux ans plus tard j'ai publié Hv?ta kan?nan (en anglais, White Rabbit), puis, en 2001, Bl?tt tungl (en anglais, Blue Moon). Le temps de la sorcière a été publié en Islande en 2005 et dans quelques semaines ce sera le tour du cinquième, Dau?i tr??sins (en anglais, Death Of a Clown).
Dans ces cinq romans le personnage d'Einar a évolué et s'est développé, ce qui a toujours été mon intention, si je continuais à écrire ces histoires. Elles se déroulent dans la tête d'Einar, via une narration à la première personne et au présent. Pour moi il s'agit d'une sorte de roman d'apprentissage, avec un héros hard-boiled qui, sous la carapace, se transforme en soft-boiled. Dans le second roman Einar dit : « Je pense à un privé à l'ancienne. Au début de l'enquête, il est seul, puis il commence à fouiller la vie des autres à la recherche de la vérité sur un crime, et quand l'enquête se termine, il est de nouveau seul. » Un peu plus loin il dit : « Peut-être que les privés à l'ancienne n'enquêtent pas sur la vie des autres. Peut-être enquêtent-ils sur eux-même. ».
De mon point de vue c'est un thème central des histoires d'Einar. Einar est un nom assez commun en Islande, proche du mot « einn » qui veut dire seul ou solitaire. Einar est un solitaire mais ses missions l'amènent à partager les vies et morts d'autres personnes. Il est le descendant des héros hard-boiled mais il est une aberration de cette famille. Il n'arrive pas à être aussi cool qu'il le souhaite. C'est une protection qui ne fonctionne pas quand il en a besoin. Il est trop sensible, trop fragile, et en même temps trop ouvert. Ses enquêtes ne concernent pas seulement des crimes, mais l'amènent également à se découvrir lui-même. Ses préjugés fondent au fur et à mesure de ses enquêtes. Sur les femmes, les races, les homosexuels, tous types de gens, toutes les valeurs habituelles héritées de ses prédécesseurs enquêteurs de fiction, et aussi, et surtout, les illusions que nous avons tous sur les autres, dues essentiellement à notre propre insécurité. Einar est conduit par son sens de la justice, sa curiosité, mais il n'est pas politiquement correct. Il n'arrive pas à trouver un équilibre psychologique, mais il ne cesse d'essayer. Il est conscient de ses propres préjugés. Il se moque de lui-même. Dans un certain sens, il est sa propre parodie, et il le sait.
Arni Thorarinsson : -
Le temps de la sorcière est votre premier roman traduit en français. Pourriez-vous présenter et nous dire sans tarder si vous avez écrit d'autres aventures avec Einar comme personnage principal ? -
Bernard Strainchamps :
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Bernard StrainchampsBIBLIOSURF.COM
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, Chronique du 16 septembre 2007CARNETS DE SEL
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, Chronique de Mikaël DemetsEVENE.FR
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, émission du 19 mars 2008Accents d'EuropeRFI
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, Cédric, Johan et Pascale, émission du 12 octobre 2007"Polarisation"RADIO ZINZINE
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, Patrick Van Langhenhoven, émission du 15 octobre 2007RADIO JEUNE REIMS
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, Frédéric Koster, émission du 21 juillet 2007RADIO PLUS
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« On connaissait Arnaldur Indridason avec La Femme en vert et, plus récemment La Voix, voici maintenant un autre auteur islandais, qui vient compléter la bibliothèque nordique des éditions Métailié. Et d'assez belle manière.
Laurent BonzonTAGEBLATT -
« Ceux qui guettent avidement la sortie de chaque nouveau livre d'Arnaldur Indridason découvriront avec bonheur le très bon polar de son compatriote Arni Thorarinsson. »
Mireille DescombesL’HEBDO -
« […] Arni Thorarisson écrit, dans un style modeste et dépouillé, un roman complexe et passionnant, une introduction brillante à un monde qui nous demeure très étranger. »
Marc HenryLE SOIR -
« Il y a un rythme certain dans ce récit mené de manière à la fois alerte et nonchalante; sans paraître y toucher, Einar évoque le malaise de la peu nombreuse société islandaise, petits pays certes (moins d'un million d'habitants), mais grand par ses auteurs de romans noirs. Au nom d'Indridason, il faudra désormais rajouter celui de Thorarinsson. »
Bernard DaguerreL’OURS POLAR -
« Un roman noir plein d'humour et de vivacité à savourer. »
LA MARSEILLAISE -
« Le Temps de la sorcière le fait enquêter sur une microsociété gangrénée par la corruption, la drogue et la " politique des cousins "… »
Jocelyne FonluptCARREFOUR SAVOIRS -
« Cette découverte islandaise est une pépite efficace et jubilatoire. »Cédric BruLES OBSEDES TEXTUELS -
« […] on peut faire ses premières armes islandaises avec Le temps de la sorcière d'Arni Thorarinsson, où il est question de meurtres, bien sûr, mais aussi de théâtre, de légendes, de racisme dans des paysages insensés. Une bonne alternative aux auteurs anglophones. »
Sylvie MetzelardMARIE France -
« En explorant systématiquement ces défaillances, Arni Thorarinsson dresse un portrait sévère, d'une cruauté presque surprenante, d'une société dont les individus semblent avoir perdu tout repère et avoir de plus en plus de mal à communiquer entre eux. »
Gérard MeudalLE MONDE -
« Sur le modèle du brillant Arnaldur Indridason, l'auteur torpille avec férocité le modèle islandais. Il s'en distingue par une allégresse et un sens du pittoresque aussi vivifiants qu'un printemps arctique. »
Delphine MoreauLE FIGARO MAGAZINE -
« Un roman noir plein d’humour, de vivacité et de suspense »Elisabeth Poulet
Au moment précis où sa tête heurta les roches de l’éboulis, j’étais en train de reposer la télécommande tout en réfléchissant à cet amour que les gens éprouvent pour leurs animaux de compagnie.
Le rapprochement est évidemment hors de propos. Pourtant, c’est exactement comme cela que c’est arrivé ; exactement comme cela, au moment même où je me demandais si l’amour qu’on porte à ces animaux ne provient pas du pouvoir que possède celui qui aime sur l’objet de son amour. Et inversement : si celui qui aime son animal domestique ne se place pas du même coup sous l’emprise de cet animal. Franchement, qu’est-ce qui ne passe pas dans la tête des gens ?
Même heure, deux lieux. Existe-t-il un lien ?
1.
SAMEDI
– Une excursion-surprise ?
Le bavardage d’Asbjörn se noie dans le brouhaha environnant et je suis forcé de lui demander de répéter au téléphone. Cette saleté de cellulaire flambant neuf qu’il m’a imposé. Je déteste ce machin qui permet aux autres de me joindre n’importe où et n’importe quand. Ce gadget qui me permet de joindre les autres n’importe où et n’importe quand. Qu’est-ce qu’on y gagne ? La connexion permanente. Le contact ininterrompu avec le monde qui nous entoure. Qu’est-ce qu’on y perd ? La tranquillité. Et la faculté de se déconnecter du monde qui nous entoure.
– Hein ? hurle Asbjörn en guise de réponse.
– Tu disais quoi ?
– Je disais qu’il y avait eu un accident dans une excur…
Il n’achève pas sa phrase.
– Un accident ?
Silence.
– Un accident, où ça ?
Aucune réponse. La communication a été coupée. Je repose le téléphone sur mes genoux et gare la voiture sur l’accotement. Un jour, j’ai lu que les téléphones cellulaires facilitaient la tâche des criminels parce qu’ils étaient joignables à tout moment. En même temps, ils ont compliqué celle des auteurs de romans policiers parce que le héros comme la victime étaient eux aussi toujours accessibles : le suspense et le danger de mort impliqués par l’impossibilité de joindre ou d’être joint appartenaient désormais presque au passé. Mais la possibilité d’être contacté de façon permanente ne recèlerait-elle pas plus de suspense et de danger mortel que l’impossibilité de l’être ?
– Quel est le problème ? demande Joa. Elle me lance un regard en coin depuis le siège du passager où elle est assise, imposante, dans son épais anorak imperméable.
J’allume une cigarette.
– C’était Asbjörn qui me parlait d’un accident pas loin d’ici. Ensuite, on a été coupés.
Joa inspecte les alentours.
– Einar, nous sommes complètement cernés par de hautes montagnes.
Je baisse la vitre et je souffle la fumée dans l’air humide, à l’extérieur. Aussitôt, il se met à pleuvoir. Quelqu’un serait-il en train de protester ? Y a-t-il quelqu’un là-haut qui voudrait par hasard éteindre ma cigarette ?
– Fichue technique, je marmonne.
– Elle n’est pas encore arrivée jusqu’ici, observe Joa. Ici, dans le Nord, les montagnes empêchent de capter le réseau.
Elle se méprend sur mes paroles. Je voulais parler des cohortes de pompiers célestes. La police antitabac du Tout-Puissant.
– Alors là, ça m’étonnerait, je dis en regardant les environs. À mon avis, la vallée de Hjaltadalur n’est pas assez encaissée pour que les montagnes fassent écran au réseau. Quant à ces sommets, ils ne sont pas si hauts que ça. J’essaie de prendre un ton théâtral et alambiqué : leur forme rappelle celle de mamelons récemment remplis de silicone qui auraient été posés sur le corps du pays.
– Ça se pourrait ! s’esclaffe Joa, d’un rire un peu emprunté. Puis, elle jette un coup d’œil autour d’elle et ajoute : tu as tout à fait raison, même si tu ne donnes pas dans l’originalité poétique. D’ailleurs, elle est plutôt jolie, cette paire de seins.
Il se trouve que Dame Nature a voulu que Joa et moi partagions le même goût pour la beauté féminine.
– Peut-être que le pays refuse ces irritations électriques permanentes, j’observe en soupirant. Et je le comprends sacrément !
J’attrape cette saleté de cellulaire et j’appelle Asbjörn.
Il est de mauvais poil.
– Pourquoi tu m’as raccroché au nez ?
– Je t’ai pas raccroché au nez. Tu as dû appuyer sur la mauvaise touche.
– J’ai appuyé sur aucun bouton.
– Bien sûr que si.
– C’est toi qui as appuyé sur le mauvais bouton. T’y connais rien.
Je lance un clin d’œil à Joa.
– Ok, d’accord. Pas envie de me chamailler avec toi. Tu me parlais d’un accident ?
– Oui, une bonne femme tombée dans la rivière glaciaire, la Vestari-Jökulsá. Elle s’est peut-être noyée. Au fait, vous avez terminé avec les interviews des lycéens ?
– Ouais, ouais.
– Et vous êtes où ?
– Dans la vallée de Hjaltadalur. On vient de quitter Holar.
– Alors, vous n’êtes pas loin des lieux de l’accident. Une ambulance vient de partir d’ici avec un flic, elle est peut-être déjà arrivée à Varmahlid. D’après ce que j’ai compris, le groupe est reparti là-bas en jeep à la rencontre de l’ambulance.
– C’est quoi cette histoire d’excursion-surprise ?
– Eh bien, c’est un groupe qui vient d’une entreprise basée à Akureyri et qui s’est offert un voyage-surprise.
– Ah ouais, le genre de truc censé améliorer le moral de merde ? Une beuverie collective sous prétexte de cohésion du groupe.
– Ça, j’en sais rien. Toi et ton humour à deux balles. On a de bonnes chances d’être les premiers sur le coup avec photos et interviews. T’as plus qu’à la boucler et à foncer.
Je reste dubitatif.
– J’ai l’impression, mon cher Asbjörn, que notre petite agence d’Akureyri aurait grandement besoin d’un de ces voyages-surprise. Histoire de remonter le moral des troupes, d’améliorer l’esprit d’équipe, de développer la combativité, l’affection, la considération mutuelle…
Il ne répond rien.
– Hein ? Et pour nous surprendre un peu ? Tout ça sous ton énergique et vigoureuse direction.
Il ne répond toujours rien. Il a raccroché. Ou alors appuyé sur la mauvaise touche.
D’un air absent, je fredonne En revenant de Holar à cheval alors que je dépasse une pancarte qui souhaite aux voyageurs la Bienvenue à Holar. Le temps s’éclaircit légèrement. Sous le ciel gris, les champs sont jaunes et sales. Au beau milieu de nulle part s’élève une croix, seule et abandonnée. Les chevaux se sont rassemblés et se tiennent immobiles, serrés les uns contre les autres, pleins de sagesse et d’humilité. Dans le rétroviseur, j’aperçois le clocher de l’église de Holar qui fait penser à un crayon à papier aiguisé, situé à l’écart de l’ancienne nef qui rappelle une gomme. C’est dans ce bâtiment que les lycéens d’Akureyri, dans leur optimisme, avaient pensé jouer la première représentation de leur adaptation de Loftur le Sorcier. Les gamins m’ont expliqué que ce projet n’a pas abouti. Pas mal, pourtant, comme idée, étant donné que l’action de cette vieille pièce de théâtre islandaise est censée se produire à Holar et dans son église. Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais, puisque je ne l’ai jamais lue ni vue jouer sur les planches ? Du reste, je n’ai rien d’une autorité ecclésiastique et ne perçois probablement pas avec assez d’acuité le caractère problématique de la représentation dans la maison de Dieu d’une pièce traitant d’un homme qui a pactisé avec le diable en personne. En guise de consolation, on leur a donné accès au gymnase de l’école, qui se trouve sur le charmant ensemble scolaire où se côtoient la pittoresque bâtisse de la vieille école avec son toit rouge, toutes sortes de constructions récentes et même une ferme de tourbe peinte en noir. L’histoire de l’architecture islandaise dans un mouchoir de poche. Sans parler du goût très sûr des Islandais dans ce domaine.
Peut-être serais-je plus en paix avec moi-même si j’avais appris à m’occuper des chevaux à l’école de Holar ? Cela m’aurait-il apporté l’équilibre, l’humilité et la sagesse qui caractérisent ces chevaux qui défilent à vive allure telles des statues velues sur le bord de la route alors que nous entrons dans la province de Skagafjördur ?
– Pourquoi tu n’as pas essayé ? demande tout à coup Joa.
Je suis abasourdi.
– D’apprendre à m’occuper des chevaux ?
– Non, gros bêta ! De faire enfin la paix avec ce pauvre Asbjörn. Je veux dire, vous allez devoir travailler en étroite collaboration dans le Nord. Pourquoi ne pas essayer ?
– Je crois que j’en ai simplement pas envie. Si je fais des concessions à Asbjörn, je ne serai plus moi-même. Il est comme il est, et moi, je suis comme je suis.
Je sens qu’elle me regarde d’un air surpris. Si ce n’est accusateur.
– Ça te ferait peut-être pas de mal de mettre un peu d’eau dans ton vin, marmonne-t-elle ensuite.
– C’est juste que ce satané bonhomme est emmerdant comme la pluie, je rectifie. Et toi, tu le trouves peut-être sympa ?
Elle garde le silence un moment.
– Il est comme il est.
– Exact, par conséquent, nous sommes d’accord.
– Non, on n’est pas d’accord du tout. Tu es toi-même un emmerdeur de première, une vraie pain in the ass. En plus, il est plutôt déprimé en ce moment. Il vient de perdre son poste de rédacteur en chef…
– Oui, encore heureux, il arrive parfois ce qui doit arriver, je coupe.
– … et on l’envoie ici, dans le Nord, s’enterrer avec toi dans ce trou. Avec toi, entre tous !
– C’est indubitablement une punition un peu sévère. Pour nous deux.
Je me remets à penser aux chevaux.
– Mais bon, nous leur avons tendu la cravache pour nous battre, je conclus.
Joa secoue la tête.
– On dirait deux petits garçons. Vous êtes comme deux gamins qu’on envoie au coin pour s’être chamaillés. Et vous continuez à vous y disputer même si vous en avez oublié la cause depuis longtemps.
Elle a raison, comme la plupart du temps. Comment diable vais-je réussir à purger ma peine une fois qu’elle sera repartie à Reykjavik ?
Pendant que nous traversons le pont qui enjambe la Heradsvötn, nous voyons un attroupement devant le restaurant de Varmahlid, de l’autre côté de la rivière. Quatre grosses jeeps stationnent avec d’autres voitures sur le parking alors qu’une ambulance et une voiture de police sont garées sur le trottoir.
– Alors là ! je dis. Ça m’étonnerait que tous ces gens habitent ici.
– Évidemment que non ! Ce sont des voyageurs qui vont profiter des joies de la campagne pour les fêtes de Pâques, répond Joa. Et il y a aussi, à mon avis, les gens qui rentrent de cette excursion-surprise.
– Ceux qui portent des cirés.
Ils sont pour la plupart boudinés dans leurs combinaisons étanches de couleur bleue et deux ou trois d’entre eux ont gardé leur gilet de sauvetage par-dessus. Quelques-uns sont coiffés de casques de protection rouges. Le groupe est visiblement revenu à la civilisation en toute hâte sans prendre le temps de se changer.
Quand nous nous approchons, nous voyons clairement que ces gens sont totalement bouleversés. La majorité d’entre eux est rassemblée en trois rangées serrées autour de l’ambulance ; ils pleurent ou se consolent mutuellement. À l’intérieur de l’ambulance, je distingue deux blouses bleues ainsi qu’un homme et une femme vêtus de combinaisons blanches.
Nous nous garons et Joa attrape son appareil photo sur la banquette arrière.
– Elle est juste passée par-dessus bord tout à coup. Sans aucun signe avant-coureur. Je n’arrive pas à comprendre comment.
C’est un homme grand et viril. Il a la peau burinée, des cheveux épais, une barbe rousse très fournie et grisonnante qui couvre son visage taillé à la serpette. Le propriétaire de la SARL Excursions-surprise Sigurpall Einarsson semble n’être qu’énergie et force dans son imposante combinaison étanche. Cependant, il a les lèvres qui tremblent.
– Jamais il ne m’est arrivé une chose pareille. Jamais. Alors que tout allait pour le mieux. Que l’ambiance du groupe était excellente.
– C’était vous le guide ? je demande après l’avoir coincé contre l’ambulance.
Il hoche lentement sa tête ébouriffée avant de la secouer avec la même lenteur, comme si sa position dans le réel lui échappait totalement. Pourtant, en cet instant, personne d’autre n’est susceptible de me donner des informations. Il faut que je me fasse une idée plus précise du déroulement des événements.
– Dans quelles conditions l’accident s’est-il produit ? De quel genre d’excursion s’agissait-il ?
Il marque quelques instants de silence.
– C’était une excursion-surprise comme j’en ai fait des dizaines, si ce n’est des centaines, ces cinq dernières années. Une excursion tout à fait pareille aux autres. On était en train de descendre la rivière glaciaire en rafting lorsque cette femme est passée par-dessus bord. Comme ça, sans crier gare.
– Ce n’est pas un peu tôt pour faire du rafting ? C’est un sport qui se pratique plutôt en été, non ? je demande.
– Oui, en général on commence au mois de mai. Mais il faisait tellement beau, le temps était tellement calme et doux que deux ou trois semaines de plus ou de moins, ça ne faisait aucune différence. Les conditions ne pouvaient pas être meilleures qu’aujourd’hui. Ça n’a rien à voir avec ça. On m’a demandé d’organiser une excursion pour cette entreprise et je m’y suis pris comme d’habitude. Dynamique de groupe, pique-nique, rafting, parapente et ce genre d’activités. Quant à la rivière glaciaire occidentale, elle est faite sur mesure pour les débutants dans ce type d’excursions.
– Un pique-nique, vous dites ? Avec des boissons alcoolisées ?
Sigurpall renifle.
– Ils ont eu droit à un chocolat chaud.
J’attends qu’il poursuive mais, ne voyant rien venir, je lui demande :
– Les participants étaient ivres ?
Sigurpall sursaute. La méfiance s’est installée dans ses yeux noirs.
– Dites donc, vous êtes qui ?
– Je me suis présenté tout à l’heure. Je m’appelle Einar et je travaille au Journal du soir. Nous venons d’ouvrir une agence à Akureyri.
– Pourquoi vous ne vous contentez pas de toutes les saletés qu’il y a à Reykjavik ? Y’a pas assez de merde pour vous là-bas, ou quoi ? marmonne-t-il.
Tout ça ne me dit rien qui vaille.
– Notre journal considère qu’il est nécessaire de développer l’information concernant les grands changements qui s’opèrent actuellement en province, je récite en répétant la ligne éditoriale dictée quelques jours plus tôt par Hannes, le directeur de la publication. En outre, nous souhaitons mieux informer les gens qui y résident.
– Et vous allez faire les gros titres avec ça ? il demande. Sa voix s’est mise à trembler tout autant que ses lèvres.
– Absolument pas, je dis en essayant de garder mon calme alors que l’homme est apparemment sur le point de perdre le sien. Tout ce qui m’intéresse, c’est d’obtenir des renseignements exacts sur cet accident. Comme par exemple, savoir de quelle entreprise viennent ces gens.
Je regarde le groupe affligé. Je ne distingue pas la moindre trace d’alcool chez qui que ce soit. Joa s’occupe de prendre les photos discrètement.
– Ils travaillent à la fabrique de confiseries Nammi d’Akureyri, répond Sigurpall de plus en plus sur ses gardes.
– Il y avait combien de participants ?
– Seulement une trentaine. Certains étaient accompagnés de leur conjoint.
– Ce n’est pas plutôt inhabituel pour une excursion destinée à favoriser la dynamique de groupe sur le lieu de travail ?
– Si, en effet. Mais ce voyage était aussi conçu comme une sorte de fête annuelle de l’entreprise. Ils avaient l’intention de terminer la journée par un repas à Akureyri ce soir. Puis, il ajoute : je ne sais pas ce que ce dîner va devenir.
– Oui, mais il n’y a pas eu mort d’homme, non ? Ce n’est pas si grave que ça.
Sigurpall s’est mis à trembler de la tête aux pieds.
– Comment s’appelle la femme qui est tombée dans la rivière ?
– C’est la femme du directeur. Je ne me souviens plus de son nom.
– Et lui ?
– Il s’appelle Asgeir Eyvindarson. Il est là, dans l’ambulance. Inconscient, comme son épouse.
– Ah bon ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ? je demande.
– Il s’est jeté à l’eau après elle, répond Sigurpall. Puis, il semble être pris d’une subite logorrhée due à la tension nerveuse : j’étais dans le bateau qui se trouvait devant et j’ai vu trop tard ce qui s’était passé. Il s’est jeté à l’eau mais n’a pas réussi à la rattraper. Elle était partie loin en aval dans la rivière et il a été emporté avec elle. Il s’est passé plusieurs minutes avant qu’on arrive à les repêcher.
– Combien, à votre avis ?
– Je n’en sais rien. Peut-être cinq, peut-être plus. Peut-être moins. Tout s’est passé si vite.
– Et ils ne portaient pas de gilet de sauvetage ?
Il me lance un regard accusateur.
– Bien sûr que si.
Ensuite, il baisse les yeux, donne un coup de pied dans un caillou en l’envoyant de toutes ses forces dans la rivière Heradsvötn et se dirige, accablé, vers la cafétéria. Joa se tient dans l’embrasure de la porte et se régale avec une glace. Il y a quand même des gens qui sont sacrément cool, je pense, bien que je n’aie aucune envie de rire.
J’essaie d’engager la conversation avec deux policiers assis dans leur véhicule. Ils ne me disent pas grand-chose et n’ajoutent aucune information à celles que j’ai déjà.
– Nous devons y aller. Vous n’avez qu’à appeler le commissariat plus tard dans la journée. Ou bien l’hôpital.
Brusquement, une voix masculine laisse échapper un hurlement de douleur dans l’ambulance. Je ne parviens pas à discerner si cette souffrance est de nature physique ou psychologique. La voiture de police s’engage sur la route qui mène au pont, suivie de l’ambulance. Je les regarde traverser la rivière. Au même moment, les sirènes retentissent et ce bruit terrifiant auquel nul ne peut s’habituer s’éparpille sur les campagnes tranquilles et humides de la province de Skagafjördur.
Cette excursion-surprise se serait-elle transformée en voyage fatal ?